A propos "d’idées reçues"..., lettre à Sciences et Avenir
Le 2 janvier 2001
Monsieur le Directeur,
Votre dossier sur La langue d’Homo
erectus s’ouvre par des réflexions fort pertinentes de Marina Yaguello sur
les idées reçues en matière de langage. C’est un domaine passionnant, que j’ai
étudié de près (voir par exemple mon article "Idées reçues : l’exemple du
chinois et de l’espéranto" in Marinette Matthey, réd., Les langues et leur image, Neuchâtel : Institut romand de
recherche et de documentation pédagogiques, 1997).Mais, après cet excellent
départ, pourquoi vous êtes-vous laissés aller à présenter comme des informations
fiables, à la page 71 (encadré"Des langues artificielles"), un
ramassis d’idées reçues ?
Le mot Science dans votre titre
suggère que vous respectez les faits. Or, le tableau que vous brossez déforme
gravement la réalité. Il y aurait eu une succession de projets linguistiques à
mettre à peu près sur le même plan, dont aucun n’a atteint son but ;
l’espéranto, rejeton du volapük, aurait un lexique d’une affligeante pauvreté
(900 mots empruntés à l’allemand, à l’italien et à l’espagnol) ; et le processus
se serait achevé par la naissance de l’interlingua, mis au point par des
linguistes et cautionné par Martinet. C’est un tableau sans relief, où tout se
vaut et où tout procède de tout. C’est comme si vous publiiez un article sur
l’astronomie qui ne distinguerait pas entre une galaxie, une étoile et un
astéroïde.
A vous lire, comment
pourrait-on imaginer que sur 10.000 personnes qui possèdent
l’une des langues citées, 9.999 utilisent l’espéranto
? Que depuis 1986 il ne se passe plus un seul jour sans que ce dernier
soit, quelque part dans le monde, la langue d’un congrès,
d’une conférence, d’une rencontre internationale (liste non
exhaustive : http://www.eventoj.hu/kalendar.htm)
? Que c’est la seule des langues mentionnées qui soit parlée
quotidiennement à la radio (Pékin, Varsovie...) ?
Que l’adhésion à une association mondiale d’espérantophones
donne des contacts sans problème de communication dans des
localités asiatiques, africaines, sud-américaines
ou d’Europe orientale où l’anglais n’est d’aucun secours
? Que la population espérantophone compte au moins sept Prix
Nobel ? Qu’après enquête approfondie le PEN-Club international
a admis en son sein, le 10 septembre 1993, une section d’écrivains
s’exprimant en espéranto ? Ces faits ne sont qu’un mince
échantillon d’une réalité multiforme, mais
quelques-uns auraient dû être cités pour refléter
correctement la situation. Les omettre, c’est aplatir une réalité
pleine de relief, et, du coup, tromper son monde.
Déjà la
citation de Zamenhof, p. 70, comporte une inexactitude : l’original
dit, non pas " langue artificielle ", mais " langue
composée avec art ", ce qui, vous le reconnaîtrez,
a une tout autre résonance. L’espéranto n’est pas
un rejeton du volapük : ces deux langues n’ont rien de commun.
L’espagnol n’a absolument rien contribué ni à son
lexique ni à sa grammaire, et l’italien guère plus
d’une vingtaine de racines. Du point de vue de l’aisance dans l’expression,
l’interlingua est nettement inférieur à l’espéranto
qui, n’ayant rien d’occidental dans ses structures, se révèle
beaucoup plus facile à assimiler pour les personnes dont
la langue n’est pas indo-européenne. André Martinet
a quitté l’IALA en claquant la porte (lorsque nous nous sommes
retrouvés ensemble à l’UNESCO le 16 décembre
1986 lors d’une séance sur la langue de Zamenhof, il m’a
dit qu’il jugeait celle-ci bien supérieure à l’interlingua).
Ramener le vocabulaire de l’espéranto à 900 mots est
encore moins exact que de dire " la France compte 100.000 habitants
" : fondé sur une combinatoire sans restriction, le
lexique de l’espéranto est, en fait, infini. Il contient
de ce fait d’innombrables vocables qui n’ont d’équivalent
ni en français ni en anglais, par exemple nefrancigebla,
’impossible à exprimer en français’, fotindi
’valoir la photo’, kisema, ’qui embrasse pour un oui ou pour
un non’, samrasano, ’personne de la même race’, amikumi
’avoir du plaisir à passer du temps entre amis’, etc.
L’analyse linguistique de messages électroniques et d’enregistrements
de conversations montre que de tels mots font bel et bien partie
de la langue courante. Et l’espéranto a parfaitement réussi,
puisqu’il a atteint le but défini au départ : conférer
à des hétéroglottes un moyen pratique de communication
"que cette langue soit ou non adoptée dans le
monde entier, qu’elle ait ou non beaucoup d’usagers". (D-r
Esperanto, Język międzynarodowy, Varsovie : Kelter, 1887,
p.7).
Bref, vous avez réussi a incorporer en un texte très
bref une proportion ahurissante de données inexactes. Votre résumé n’a rien de
scientifique : la recherche des faits, l’analyse critique de la fiabilité des
sources, le souci de comparer les éléments pour aboutir à une compréhension des
phénomènes n’ont joué aucun rôle dans sa rédaction. Il ne témoigne pas davantage
d’une conception sérieuse du journalisme : mal documenté (à l’ère de
l’Internet !), il contrevient au principe selon lequel une information n’est
tenue pour vraie que si elle est dûment confirmée, ainsi qu’aux règles
déontologiques de la profession.
Qu’allez-vous faire ? Vous avez publié des données
fausses en les présentant comme vraies. Vous vous êtes également rendu coupable
d’une omission discriminatoire : p. 97, vous donnez l’adresse de sites Internet
pour l’interlingua, l’ido et le volapük, mais pas pour l’espéranto. Cette
omission transmet elle aussi un message au lecteur, un message fallacieux ; or,
les messages non explicités sont ceux qui s’ancrent le mieux dans l’esprit.
Étant donné votre large diffusion (elle dépasse votre tirage, puisqu’on vous
trouve dans bon nombre de bibliothèques), l’effet de désinformation ne peut
qu’être considérable. Un simple rectificatif dans une livraison ultérieure ne
suffira pas. Un numéro hors-série est lu par bien des personnes qui ne sont pas
des habitués. Comment allez-vous vous y prendre pour toucher tous ces lecteurs
inconnus, pour éliminer des cerveaux l’image inexacte que vous y avez
implantée ?
Écrivain espérantophone,
je me sens gravement insulté de vous voir, en public, réduire
à 900 mots le lexique de mes romans, de ma poésie,
de mes chansons. Un des atouts enthousiasmants de l’espéranto,
quand on l’aborde en littérateur, est précisément
la possibilité de créer facilement, en sachant qu’on
sera compris des lecteurs, des mots tendres, rigolos, émouvants,
expressifs qui n’ont pas d’équivalents aussi percutants ailleurs.
(Voir mon article "Espéranto
: le point de vue d’un écrivain", Le langage
et l’homme, 1987, 22, 3, pp. 266-271). Que vous ne me
citiez pas nommément ne diminue en rien votre obligation
de réparer le tort causé à la vérité
aussi bien qu’aux autres écrivains qui ont choisi l’espéranto
pour s’adresser à des lecteurs du monde entier. (Personnellement,
j’apprécie beaucoup de recevoir des réactions de pays
aussi divers que la Mongolie et le Brésil, la Pologne et
la Tanzanie, l’Islande et l’Ouzbékistan, que je ne toucherais
jamais si j’écrivais en français). En attribuant fallacieusement
à la langue une attristante pauvreté lexicale, vous
amenez vos lecteurs à la croire, par inférence, inapte
à l’expression littéraire. Cela revient à calomnier
les auteurs qui en ont fait leur matériau de prédilection.
Et lorsqu’on a calomnié, il faut faire amende honorable,
et rectifier.
Par ailleurs, nous vivons à un moment important de
l’histoire. L’élargissement de l’Union Européenne la place devant un dilemme qui
donne des cauchemars aux eurocrates :
- ou elle adopte la solution démocratique, mettant sur le même pied
toutes les langues des États membres, et elle s’enlise dans un marais
financier ; - ou elle
limite le nombre de langues qu’elle utilise, de sorte que certains deviennent
plus égaux que d’autres, ce qui revient à dire adieu à l’idéal démocratique.
Dans ces conditions, une troisième voie --
l’espéranto, langue n’appartenant à aucun État, mais riche et précise, et
facilement accessible à tous - offre une solution intéressante. Ce n’est
certainement pas par hasard que j’ai été sollicité pour écrire le chapitre "Choisir une langue officielle" dans la deuxième édition de Sociolinguistics, qui paraîtra cette année chez Mouton de
Gruyter, sous la rédaction du professeur Ulrich Ammon. La plupart des données
sur lesquelles je me fonde dans ce chapitre figurent dans mon rapport de
recherche "Linguistic Communication : A Comparative Field Study" (www.geocities.com/c_piron). Vous
verrez, si vous lisez ce texte, à quel point les faits sont éloquents : leur
étude rigoureuse, scientifique, fait ressortir l’absurdité qu’il y aurait à
écarter a priori l’option espéranto. Voilà un cas où science
et avenir font particulièrement bon ménage.
Mais une solution raisonnable n’a de chances que si
l’opinion publique connaît les vrais enjeux. Les politiciens ont rarement le
temps de se documenter, ils s’en remettent aux idées qui circulent. En diffusant
de l’espéranto une image totalement infondée, vous confirmez dans ses préjugés
(dans les idées reçues) toute une partie de l’opinion -
notamment la jeunesse qui s’intéresse aux sciences - en l’influençant dans le
sens du rejet. C’est malhonnête, puisque le lecteur, ignorant que vous le
trompez, est de bonne foi quand il prend l’espéranto pour une fantaisie sans
avenir. Comment pourrait-il se douter que les données que vous présentez
déforment le tableau, l’empêchant de définir sa position sur une base réaliste ?
Même si votre publication n’est pas la seule à contribuer à la désinformation
collective, vous n’échappez pas à votre responsabilité. C’est à celui qui publie
de vérifier les faits, surtout dans un domaine généralement méconnu. Une revue
de vulgarisation scientifique n’a pas de sens si elle se borne à rabâcher
l’opinion courante : sa fonction dans la société est d’attirer l’attention sur
ce qui est mal compris, de faire connaître ce qui est ignoré, de corriger les
idées reçues.
Je vous laisse le soin de méditer ces questions.
Pour ma part, je vais consulter mes collègues de l’Association mondiale des
écrivains espérantophones et ceux de la section "espéranto" du PEN-Club
international pour déterminer quelles sont les voies juridiques qui s’ouvrent à
nous afin de contraindre les diffuseurs de préjugés à réparer les dégâts qu’ils
causent à la réputation de l’espéranto, et, par ce biais, à celle des personnes
qui lui sont notoirement associées.
Je compte sur votre honnêteté intellectuelle et
votre sens des responsabilités -- ainsi que sur l’intérêt que vous portez sans
nul doute à la réputation de votre revue -- et vous prie d’agréer, Monsieur le
Directeur, avec mes meilleurs vúux pour l’entrée dans le nouveau millénaire,
l’expression de mes sentiments malgré tout les plus cordiaux. Sans rancune, mais
avec espoir,
Claude Piron,
auteur de Le défi
des langues - Du gâchis au bon sens (L’Harmattan,
2ème édition 1998)
et de Espéranto
: l’image et la réalité (Université
de Paris-8, 1987)
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