Réponse à l'article de Pierre Lance "Sauvons la langue française"
Cher
Monsieur,
C'est avec un vif intérêt que j'ai lu votre article "Sauvons la
langue française". Je vous approuve totalement quand vous préconisez que
"nous nous élevions avec vigueur contre un certain impérialisme culturel
anglo-saxon". De même, je ne peux que vous suivre lorsque vous dites que "le
monde a besoin d'une langue internationale". J'en sais quelque chose, ayant
travaillé dans le monde entier, pendant une quinzaine d'années, pour deux
organisations internationales: l'ONU et l'OMS.
Mais votre article témoigne
malheureusement d'une méconnaissance du monde de l'espéranto. Si vous en
aviez une expérience vécue - c'est mon cas, j'ai parlé espéranto sur tous
les continents, dans des pays aussi divers que la Bulgarie et le Portugal, la
Nouvelle-Zélande et le Japon, le Brésil et l'Ouzbékistan - vous ne diriez
pas de lui qu'"une langue doit être "vivante" comme s'il ne l'était
pas. C'est
sans doute une des langues les plus vivantes qui soit à l'heure actuelle.
Langue jeune, il a la vigueur et la souplesse de la jeunesse, et favorise la
créativité langagière comme aucune langue nationale (il y avait un terme pour
"software" en espéranto avant que le Comité de la langue française
n'invente
"logiciel").
Quant à la motivation, qui, à vous en croire, fait défaut pour
que l'espéranto soit adopté comme langue internationale, c'est affaire de
prise de conscience et de politique. Lorsque les Etats ont décidé d'éradiquer
la variole, il a suffi de cette décision, et de la coordination des activités
par l'OMS, pour atteindre l'objectif en une douzaine d'années. L'éradication
du handicap linguistique, qui met tant de gens dans des situations
d'infériorité dont le monde espérantophone fait parfaitement l'économie, n'en
demanderait pas tant, surtout si l'on considère qu'en moyenne, à âge égal et
à nombre égal d'heures hebdomadaires, six mois d'espéranto confèrent un
niveau de maîtrise linguistique qui exige six ans dans le cas de l'anglais.
Si les Etats acceptaient d'étudier la question de la communication
linguistique internationale, et de prendre la décision qui présente le
maximum d'avantages et le minimum d'inconvénients pour tous les peuples,
après avoir étudié la chose avec objectivité, comme je l'ai fait pour mon
étude "Communication linguistique - Etude comparative faite sur le
terrain", il n'y aurait aucune difficulté à ce que l'espéranto devienne le moyen
normal de communcation entre personnes de langues maternelles différentes. Ce
qui manque, c'est uniquement la volonté politique, l'honnêteté intellectuelle
et le courage de faire un pied-de-nez aux puissances anglophones, devant
lesquelles le monde entier rampe avec un manque de dignité qui trahit le
patrimoine culturel de la plupart des peuples, et de l'Europe en
particulier.
Puisque vous préconisez l'anglais comme langue internationale,
je suppose que vous lisez cette langue, c'est pourquoi je me permets de
reproduire en post-scriptum un extrait d'un texte que j'ai été invité à
rédiger pour la deuxième édition du Handbook of Sociolinguistics, préparée
sous la direction du Prof. Ulrich Ammon, et qui va paraître dans quelques
mois. Il me semble que je pose là une question qui mérite d'être soulevée,
mais que les ministères, médias et institutions internationales, y compris
l'Union Européenne, évitent avec une belle unanimité.
J'espère ne pas vous
avoir importuné avec cette missive dont la longueur est peut-être excessive,
mais la défense de toutes les langues me tient particulièrement à coeur. Et
si j'aime l'anglais, que je pratique presque quotidiennement, je n'aime pas
sa prétention au monopole, ni l'attitude que les Québecois appellent joliment
l' à-plat-ventrisme devant cette langue.
Bien cordialement, Claude Piron,
auteur de l'étude "Le défi des langues - Du gâchis au bon sens" (Paris:
L'Harmattan, 2e éd. 1998
P.S. Extrait de Claude Piron "Choosing an
official language" in Ammon, Ulrich, réd., Handbook of Sociolinguistics, 2d
ed. (Berlin, New York: Mouton de Gruyter, 2004 ou 2005) "Choosing an official
language" appears to be taboo. In most fields, before a decision is taken,
options are defined and researched; costs are estimated; advantages and
disadvantages are compared; political, economic and other consequences are
pondered; mechanisms are foreseen to evaluate the impact of the new policy
after a definite time. Not so with linguistic communication. Here, the debate
is reduced to a minimum, no comparison is made, hardly any research is
undertaken, and some of the options are a priori discarded. Even in
organizations that emphasize democracy the question of equality among
participants is never raised. (...) Yet the prevalent unfairness has been
acknowledged by the European Parliament: "There is no doubt that one finds
oneself politically most forceful when using one's own language. Using
the mother tongue is to enjoy an advantage over those who (...) are burdened
with a language which is not their own" (European Parliament, "Rapport sur le
droit à l'utilisation de sa propre langue", Strasbourg.: 1994).
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