Communication linguistique: Étude comparative faite sur le terrain
1. Introduction
2. Les cinq options
3. Critères appliqués
a)
Durée de l’apprentissage préalable
b)
Investissements préalables des États
c)
Investissements préalables de l’institution
d)
Inégalité et discrimination
e)
Coût linguistique d’une séance
f)
Coût de la production des documents
g)
Délai pour l’obtention d’un document dans les diverses langues
h)
Déperditions et distorsions de l’information
i)
Fréquence et importance du handicap linguistique lors des
débats
j)
Le handicap linguistique à la lecture
k)
Contraintes et désagréments
l)
Augmentation probable des inconvénients au cours des vingt
prochaines années
m)
Problèmes terminologiques
4. Note sur les réunions en espéranto
5. Bilan des quatre formules
6. Conclusion
1. Introduction
Notre monde se rétrécit. Les échanges
internationaux, tant commerciaux que culturels, se développent à un rythme
impressionnant et les voyages dans des pays lointains deviennent une expérience
banale pour bien des personnes qui n’y auraient jamais songé il y a quelques
dizaines d’années à peine. Par ailleurs, il se produit constamment d’importants
déplacements de populations : les réfugiés et les candidats à l’asile politique
sont de plus en plus nombreux, de même que les immigrants cherchant
désespérément un niveau de vie qu’ils n’ont aucune chance de trouver dans leur
pays d’origine. Tous ces facteurs ont pour effet d’exacerber les problèmes
linguistiques.
Malheureusement, on ne les prend guère au
sérieux, de même qu’on évite d’accorder l’attention qu’il faudrait aux résultats
souvent déplorables de l’enseignement scolaire des langues. Exception faite des
populations de langue germanique, un pour cent seulement des jeunes Européens,
au niveau du baccalauréat, sont capables de s’exprimer à peu près correctement
en anglais après avoir eu quatre heures hebdomadaires de cours pendant six ans.
Le pourcentage correspondant est d’un pour mille en Asie. Mais ces faits ne
semblent pas stimuler la pensée créative. Ils sont acceptés avec une regrettable
résignation.
Dans les organisations internationales, bon
nombre de délégations revendiquent un développement des services linguistiques,
comme on peut s’en rendre compte dans les couloirs de l’ONU. Les pressions
exercées pour faire accorder le statut de langue officielle au japonais, au
hindi et à d’autres langues se font sentir avec une intensité croissante. En
Europe, les problèmes de langues tournent de plus en plus au casse-tête. Ils
représentent, comme disait Bernard Cassen dans Le monde diplomatique, une bombe
à retardement. Bien des pays d’Europe centrale et orientale espèrent adhérer à
bref délai à l’Union européenne et les hommes politiques ont réagi favorablement
à leur demande, mais on s’est bien gardé d’aborder les aspects linguistiques de
cet élargissement, comme si l’expression «gouverner, c’est prévoir» avait
perdu toute validité.
Pourtant, le jour n’est pas loin où les
complications, inégalités et coûts causés par la communication linguistique, de
même que par l’inefficacité de l’enseignement des langues, franchiront le seuil
de ce que la société peut supporter. Le présent document, fondé sur l’étude des
faits, vise à venir en aide à ceux qui seront appelés à définir une stratégie
visant à surmonter les difficultés qui ne manqueront pas de se présenter d’ici
peu.
Il n’y a aucune raison de ne pas appliquer au
domaine de la communication linguistique internationale les principes de la
recherche opérationnelle. L’objectif est clair : adopter le système de
communication le plus équitable, offrant le meilleur rapport qualité/prix (ou
efficacité/coût) et psychologiquement le plus satisfaisant pour le plus grand
nombre. Pour atteindre cet objectif, plusieurs moyens sont en concurrence. On
peut observer comment ils se présentent dans la pratique selon une série de
critères préalablement définis, puis les soumettre à une analyse quantitative
propre à mettre en relief leurs avantages et inconvénients respectifs. En effet,
les situations où des personnes de langues différentes sont acculées à
communiquer sont nombreuses à notre époque. Les occasions ne manquent donc pas
d’observer comment elles s’y prennent pour surmonter la barrière des langues. Et
il n’y a aucune difficulté à procéder à une étude comparative des divers moyens
mis en oeuvre.
2. Les cinq options
Seuls les systèmes assurant une communication
précise et nuancée, de bon niveau intellectuel, seront pris en considération
dans la présente étude. Il existe en effet d’innombrables situations où des
personnes de langues différentes s’expliquent tant bien que mal par des gestes,
des expressions du visage, des rudiments d’anglais ou le recours à une langue
locale déformée et plus ou moins mal prononcée, mais ce n’est pas ici le lieu de
les envisager. Il serait impossible, dans un bref article, de tenir compte de
tous les besoins linguistiques existant sur notre planète. Nous nous limiterons
donc aux cas où la compréhension mutuelle doit impérativement être nette,
précise, exacte et détaillée, comme par exemple au Parlement européen ou à
l’Assemblée générale des Nations Unies. Les besoins linguistiques pris en compte
dans cette recherche sont ceux des représentants des États, des
europarlementaires, des experts, conseillers et collaborateurs d’organisations
internationales, gouvernementales et non gouvernementales, ainsi que des
scientifiques, spécialistes et autres professionnels qui se réunissent en
congrès ou sont appelés à échanger des idées et des données à un niveau élevé de
complexité.
Le chercheur qui fait le tour des situations où
se déroule une communication internationale de ce niveau ne tarde pas à
remarquer que seules cinq méthodes sont actuellement en usage. Ce sont, par
ordre de grandeur à l’échelle mondiale :
1) le système appliqué par l’ONU, la plupart des
organisations interétatiques et de très nombreuses organisations
non-gouvernementales et autres associations internationales : nombre limité de
langues, avec interprétation simultanée des échanges oraux et traduction des
documents ;
2) le système appliqué par de nombreuses
multinationales : tous les participants utilisent une même langue nationale,
généralement l’anglais ;
3) le système de l’Union européenne : la langue
de chaque État Membre est acceptée, avec interprétation simultanée des
interventions et traduction des documents ;
4) le système des organisations utilisant une
langue interethnique qui n’a jamais été la langue d’un peuple donné (swahili,
espéranto) ; pour des raisons de commodité, seul le fonctionnement linguistique
des associations espérantophones sera pris en considération
ci-après.
5) le système dit «suisse» ou «scandinave» :
chacun utilise sa langue maternelle et il n’y a pas besoin de traduire ou
d’interpréter parce que tous les participants comprennent toutes les langues
utilisées. Cette méthode, en usage aux réunions des lignes aériennes
scandinaves, est assez souvent adoptée en Suisse dans les milieux intellectuels.
Jusque dans les années 50, c’était le seul système utilisé au Parlement
helvétique, où chacun était censé comprendre l’allemand, le français et
l’italien.
Ce dernier système ne sera pas pris en
considération, parce qu’il n’est applicable que dans certains environnements
culturels. Il ne répond pas aux besoins en communication observables à l’échelle
mondiale ou même sur un territoire restreint comme celui de l’Union européenne.
Il n’est envisageable que si le nombre de langues est limité à trois ou quatre,
si la distance entre les cultures n’est pas trop grande et si le système
éducatif accorde un temps considérable à l’enseignement des
langues.
3. Critères appliqués
L’essentiel de cet article sera consacré aux
critères qui permettent de déterminer comment chacun des quatre systèmes retenus
se situe par rapport à ses rivaux. Les critères énumérés ci-après devraient
donner une bonne idée générale de la situation.
a) Durée de l’apprentissage
préalable
Le système linguistique de l’Union européenne
est le seul qui n’impose pas d’apprentissage linguistique préalable aux
participants, du moins si l’on se limite aux réunions bénéficiant de
l’interprétation et de la traduction. Dans les trois autres formules, un
apprentissage linguistique est nécessaire pour au moins une partie des
participants. Dans le système «multinationales» ce sera le cas pour tous ceux
dont la langue maternelle n’est pas l’anglais et dans le système «ONU» pour la
plupart des participants, puisque langue de travail et langue maternelle ne
coïncident que pour une minorité. Dans le système «espéranto», chacun devra
avoir appris la langue de communication. Certes, il existe des enfants qui ont
l’espéranto pour langue maternelle, mais ils sont si peu nombreux qu’ils
représentent une quantité négligeable en pratique.
Dans les couloirs de l’Union Européenne, on
parle de plus en plus des problèmes auxquels il faudra faire face lorsque des
personnes de langue slovène, tchèque, maltaise, hongroise, slovaque, polonaise,
serbo-croate, estonienne, etc., participeront à la vie des institutions. L’une
des options fréquemment citées est la réduction du nombre de langue de travail.
Si cette formule était adoptée, l’Union Européenne perdrait son avantage pour le
critère examiné : participants aux réunions et rédacteurs de documents seraient
dans la même situation qu’à l’ONU, ils ne pourraient exercer leurs fonctions
sans un apprentissage linguistique antérieur.
Contrairement à une idée
très répandue, la maîtrise d’une langue étrangère
demande un énorme investissement en temps et en énergie
nerveuse. Pour quelqu’un appelé à participer à
des négociations délicates ou à s’exprimer
à la tribune d’un Parlement ou d’une Assemblée générale,
il ne suffit pas de se faire comprendre, il faut une qualité
d’expression qui permette de convaincre, d’argumenter, de répondre
du tac au tac, de toucher ceux à qui l’on s’adresse tout
en évitant le risque de ridicule. M. Cornelio Sammaruga,
président du Comité International de la Croix-Rouge,
s’est rendu momentanément ridicule lorsque, parlant des délégués
du CICR disséminés de par le monde, il a prononcé
: «Nos délégués sont des zéros"
(1) (au lieu, bien sûr, de héros).
Habitant en zone francophone et travaillant surtout en français
depuis de longues années, il a une maîtrise de cette
langue qui dépasse de très loin celle du diplomate
moyen. Le fait qu’un homme de cette classe n’arrive pas à
éviter certains faux pas linguistiques souligne l’énormité
de la tâche que représente l’acquisition d’une langue
étrangère au niveau souhaitable dans les relations
internationales. De même, lorsque, à l’ONU, un représentant
s’exprimant en français a fait un long discours en répétant
constamment l’expression la politique du Cuba, il a beaucoup amusé
les délégations de langue française. Il maîtrisait
pourtant notre langue de façon remarquable ; c’était
sa seule faute, mais conjuguée à son accent, elle
était cocasse. Or, en politique, on ne peut guère
se permettre d’être risible. Dans des situations comme celles-là,
on ne se rappelle pas ce que la personne a dit, mais sa façon
de le dire. Le fait qu’au bout de 2000 heures d’étude d’une
langue, suivies de quatre fois autant d’heures de pratique, il ne
soit pas exclu de tomber dans des pièges de ce genre en dit
long sur ce que représente l’obligation de s’exprimer en
public dans une langue étrangère. Notre langue maternelle
est inscrite dans notre système nerveux comme les habitudes
motrices de la main droite d’un droitier. S’exprimer dans une langue
étrangère est l’équivalent d’être contraint,
lorsqu’on est droitier, de tout faire avec la main gauche.
On ne maîtrise pas une langue
nationale étrangère au niveau requis dans les milieux
internationaux à moins de 10.000 heures d’étude et
de pratique. (2) L’espéranto représente
un cas à part pour ce qui est de la rapidité d’acquisition
: un niveau de maîtrise y est atteint, en moyenne, en 150
à 220 heures (voir les explications données ci-dessous
à propos du critère 1). b) Investissements préalables
des États
Le premier critère, que nous venons de voir,
concerne les personnes qui sont appelées à s’exprimer ou à soumettre des
documents dans les institutions internationales. Mais l’apprentissage
linguistique préalable qui est exigé d’elles serait impossible sans un
investissement de l’État. L’enseignement des langues exige, dans le monde
entier, un investissement énorme aussi bien en temps et qu’en argent. Si
l’organisation de cet enseignement est indispensable pour assurer une
représentation efficace d’un État ou d’un parti à l’échelon international, elle
constitue un facteur à prendre en considération. Le système «Union Européenne»
et, dans l’état actuel des choses, le système «espéranto» représentent à cet
égard une économie considérable pour les États. Mais si, demain, on oblige les
europarlementaires finlandais ou grecs à s’exprimer en anglais ou en français,
leurs pays devront investir dans l’enseignement des langues des montants
nettement plus importants qu’aujourd’hui. Ils devront en effet garantir un
niveau linguistique élevé dans une partie suffisamment vaste de la population
pour éviter toute infériorité grave de leurs représentants, ou des élus de leurs
divers partis, par rapport à leurs homologues des pays «linguistiquement
puissants».
c) Investissements préalables
de l’institution
Deux des systèmes linguistiques étudiés
contraignent à des investissements spécifiques dont les deux autres systèmes
sont dispensés. Les multinationales qui n’utilisent qu’une seule langue font
l’économie d’une multitude de frais engendrés par les prestations linguistiques
(tout au moins en ce qui concerne leur fonctionnement interne ; les relations
avec le public et la publicité sortent du cadre de la présente étude). Il en est
de même des associations espérantophones.
Le recours à la traduction et à l’interprétation
entraîne automatiquement une augmentation considérable de personnel,
proportionnelle au nombre de langues utilisées. Cet accroissement nécessite un
certain nombre d’investissements. On peut résumer comme suit les secteurs où des
mises de fonds sont nécessaires dès avant l’entrée en vigueur de ce régime
linguistique (ou, en cas d’augmentation du nombre de langues, du nouveau régime
linguistique) :
- recrutement et formation du personnel
linguistique ;
- adaptation des salles à l’usage
simultané de plusieurs langues (si le système actuel de l’Union Européenne est
maintenu lors de l’adhésion de nouveaux pays, il faudra ajouter à chaque salle
une demi-douzaine au moins de cabines d’interprétation supplémentaires ; le
nombre de connexions à prévoir entre ces cabines d’une part, les micros et
écouteurs des participants d’autre part, devront couvrir toutes les combinaisons
de langues possibles) ;
- organisation d’un service de
dactylographie pour chaque langue, avec tout ce que cela implique : recrutement
du personnel, achat d’ordinateurs et de logiciels de traitement de texte adaptés
à chaque langue, photocopieuses, imprimantes, fournitures
diverses ;
- services de soutien aux traducteurs :
bibliothèques (avec un stock de dictionnaires techniques et de livres
fondamentaux dans chaque langue), services de références, services de
terminologie, établissement de dossiers informatiques, accès à de nombreuses
banques de données, etc. ;
- dotation en bureaux pour les services
de dactylographie et de traduction, avec tous les frais y afférents (mobilier,
chauffage, téléphone, électricité, ascenseurs, service d’acheminement des
documents soit par messagers soit par système pneumatique, etc.), locaux pour le
classement des documents dans toutes les langues utilisées, cantine ou
cafétéria ;
- part des dépenses administratives
imputable à l’existence des services linguistiques : gardes et huissiers
supplémentaires, agents supplémentaires au service du personnel, à la
comptabilité, aux services social et médico-infirmier, au service des
conférences, et, s’il y a lieu (comme dans les institutions du réseau des
Nations Unies), au service des voyages.
d) Inégalité et
discrimination
Certains systèmes linguistiques sont
discriminatoires, d’autres pas. Si la seule langue utilisée est l’anglais, comme
dans le système «multinationales», les personnes dont c’est la langue
maternelle bénéficient d’un avantage linguistique par rapport à leurs collègues,
qui sont défavorisés du simple fait de leur naissance.
Le système le plus discriminatoire est celui de
l’ONU et des institutions ou associations qui appliquent un régime linguistique
analogue. A l’ONU, un délégué belge de langue française peut utiliser sa langue.
Son collègue flamand n’a pas ce droit. Un Syrien, un Argentin, un Chinois
peuvent s’exprimer avec toute l’éloquence et toute la force de conviction que
permet la langue maternelle, mais ce droit est refusé à l’Afghan, au Brésilien,
au Japonais. Pour les pays dont la langue n’a aucun statut, l’admission d’une
nouvelle langue accroît l’inégalité, puisqu’elle augmente le nombre de leurs
adversaires potentiels mieux armés qu’eux pour faire prévaloir leurs vues. Or,
cette perte relative d’influence est financée par les États victimes de
l’injustice. L’adjonction d’une nouvelle langue de travail s’accompagne en effet
d’une augmentation générale du budget au financement de laquelle ils participent
dans la même proportion qu’auparavant. L’idée de pondérer les contributions au
financement de l’institution en fonction de l’augmentation ou de la diminution
de puissance due au régime linguistique n’a apparemment jamais été
émise.
Dans l’Union européenne, le système actuel peut
être considéré comme assurant l’égalité entre les peuples. Quelques réserves
doivent toutefois être formulées.
D’une part, au niveau du secrétariat, on
n’utilise guère de langues comme le néerlandais, le grec, le portugais ou le
finnois. Certaines langues sont donc «plus égales que d’autres», soit
lorsqu’il s’agit d’obtenir un poste de fonctionnaire européen, soit lorsqu’un
citoyen ou un parlementaire doit se mettre en rapport avec
l’administration.
D’autres part, comme il n’y a guère
d’interprètes capables d’assurer l’interprétation
pour certaines combinaisons de langues telles que portugais-grec,
danois-portugais, néerlandais-finnois, etc., on recourt pour
ces langues au système du relais ou de la langue-pivot :
l’interprète portugais se branche sur la cabine anglaise
et redonne dans sa langue, non le discours original, qu’il ne comprend
pas, mais son interprétation en anglais. Or, d’après
une étude effectuée par l’ONU sur ses propres services
linguistiques, aux réunions scientifiques, la perte d’information
due au "relais" est d’au moins 50%». (3)
Les représentants des divers pays ne sont donc
pas sur un pied d’égalité, puisqu’un Portugais, un Finlandais, un Danois, un
Grec, demain peut-être un Hongrois ou un Slovène, ont moins de chances d’être
correctement et complètement compris que les participants aux débats utilisant
une langue plus courante. Toute interprétation comporte une perte et une
déformation d’une partie de l’information, s’il y a double interprétation, ces
défauts sont multipliés par deux.
Troisième réserve : le service
des marques déposées, dont le siège est à Madrid, n’utilise pas toutes les
langues des États membres de l’Union.
Le problème de l’inégalité, actuellement
d’importance mineure à l’Union Européenne, y prendra l’ampleur qu’on observe à
l’ONU s’il est un jour décidé de limiter le nombre de langues.
La formule «espéranto» évite toute
discrimination : chacun utilise une langue qu’il a dû apprendre en un temps
limité et sensiblement égal quelle que soit la langue maternelle. Comme personne
n’utilise la langue de son pays ou de sa région linguistique, personne ne
bénéficie d’une supériorité d’expression du simple fait de son appartenance à un
peuple donné Cet avantage avait déjà été souligné à la SDN :
«Au Secrétariat de
la Société des Nations, nous avons eu sous les yeux
l’exemple de la Conférence internationale des autorités
scolaires, dont les débats se sont déroulés
en espéranto. (...). Ce qui impressionne surtout, c’est le
caractère d’égalité que donne à une
réunion semblable l’emploi d’une langue commune qui met tout
le monde sur le même pied et qui permet au délégué
de Pékin ou de La Haye de s’exprimer avec autant de force
que ses collègues de Paris ou de Londres». (4)
L’observation des réunions et congrès
internationaux montre qu’il existe une corrélation entre le droit d’utiliser sa
langue maternelle et la fréquence de la prise de parole. Celui qui n’a pas le
droit d’utiliser sa propre langue intervient moins souvent dans un débat. Il n’y
a que deux moyens de mettre les personnes de différents pays sur un pied
d’égalité :
a) que tout le monde puisse utiliser
sa langue maternelle,
b) que personne ne puisse
utiliser sa langue maternelle.
Il existe donc, en théorie, à côté de la formule
«Union européenne» et de la formule «espéranto» une troisième option évitant
la discrimination : l’adoption de quelques langues seulement, mais assortie de
l’interdiction pour tout orateur ou rédacteur de s’exprimer dans sa langue
maternelle. Dans ce système, si l’Union limitait les langues de travail à
l’anglais, au français et à l’allemand, les personnes de langue anglaise,
française et allemande seraient tenues de s’exprimer dans une autre langue que
la leur, pour ne pas bénéficier d’un privilège par rapport à leurs collègues
«moins égaux». Cette formule, qui rétablirait l’égalité, a peu de chances
d’être retenue, les positions de force étant ce qu’elles sont.
e) Coût linguistique d’une
séance
Le principal coût imputable à la communication
linguistique pendant une séance est celui de l’interprétation. Il s’agit
essentiellement de la rémunération des interprètes et du technicien. Il va sans
dire que plus le nombre de langues utilisées est considérable, plus ces coûts
sont importants. Le système «Union Européenne» est de très loin celui où le
coût linguistique d’une séance est le plus élevé. À vrai dire, l’écart entre
l’Union Européenne et les autres entités internationales est énorme à cet égard.
Les systèmes «multinationales» et «espéranto» n’entraînent aucune dépense à
ce titre.
f) Coût de la production
des documents
Plus les langues de travail sont nombreuses,
plus la production des documents devient onéreuse. Ces coûts comprennent
essentiellement les traitements des traducteurs, réviseurs, terminologues,
bibliothécaires, référenciers (là où il y en a, comme à l’ONU) et dactylos d’une
part, les fournitures et autres dépenses renouvelables d’autre part (papier,
amortissement des ordinateurs, électricité, téléphone et fax, entretien des
locaux, acheminement des documents, etc.).
Un fait généralement méconnu en dehors des
services de traduction est que le traducteur doit fréquemment faire un travail
de détective. Très souvent, un mot condense plusieurs éléments d’information,
mais les divers axes qui se rejoignent ainsi diffèrent d’une langue à l’autre.
Les mots his secretary en anglais, ne donnent aucun renseignement sur le sexe de
la personne dont il s’agit, mais révèlent qu’il ou elle travaille pour un homme.
En français, c’est l’inverse : son secrétaire ou sa secrétaire nous indique quel
est le sexe de l’employé(e), mais ne nous dit rien sur celui du patron. Or, il
est impossible de traduire correctement de telles expressions sans avoir cette
précision. Les prénoms peuvent aider, mais pas toujours, surtout s’il s’agit
d’une culture lointaine. Tan Buting, secrétaire, est-il un homme ou une femme ?
On ne peut traduire ces mots sans faire une recherche. Dans de nombreux pays, se
tromper dans l’attribution du sexe est ressenti comme une offense grave. Et puis
le prénom n’est pas toujours disponible. De même, il est impossible de traduire
dans la plupart des langues l’expression to develop an industry sans se
documenter sur la situation économique de la région considérée, l’expression
anglaise pouvant avoir deux sens : «créer une industrie» ou «développer une
industrie existante». Le traducteur doit faire des recherches pour savoir ce
qu’il en est, ce qui explique l’importance de l’ordinateur, du téléphone, du fax
et d’une bonne bibliothèque pour son travail.
Soit dit en passant, la nécessité, pour le
traducteur, de trouver la réponse à des questions non-linguistiques est l’une
des raisons pour lesquelles la traduction informatique est largement illusoire.
Quatre-vingt-dix pour cent du temps d’un traducteur sont absorbés par des
recherches sans rapport avec les langues. Ce qu’un ordinateur peut faire, en
traduction, peut être fait par un traducteur humain en très peu de temps, cela
représente à peu près dix pour cent de sa journée de travail. Mais les
recherches qu’exige une traduction correcte demandent une ingénuité et une
débrouillardise qui dépassent les possibilités du meilleur réseau d’intelligence
artificielle.
Les documents à traduire sont d’ordres très
divers. Il y a la correspondance. Dans les systèmes multilingues, bon nombre de
lettres arrivent dans une langue que ne comprend pas le destinataire ou le
fonctionnaire chargé de la réponse. Les autres documents à traduire
sont :
a) les documents fondamentaux, comme, dans
l’Union européenne, le Traité de Maastricht ; cette catégorie inclut tous les
textes juridiques et réglementaires régissant la vie des
institutions ;
b) les procès verbaux et comptes rendus de
séances, ainsi que les projets de résolution proposés et les résolutions
adoptées par les organes décisionnaires ;
c) les rapports périodiques (par exemple, dans le
système des Nations Unies et dans les institutions européennes, les rapports sur
la situation économique, sociale, culturelle, éducative et
sanitaire) ;
d) les études et rapports de recherche qu’un
organe de niveau élevé a chargé le secrétariat de préparer ;
e) les rapports sur l’état d’avancement des
projets entrepris ;
f) les contrats ;
g) les documents de travail élaborés pour des
comités ou groupes de travail restreints.
Le coût des documents
est fonction du rendement des traducteurs. Malheureusement, il est
pratiquement impossible de se faire une idée exacte du rendement
moyen, les statistiques étant généralement
aménagées pour dissimuler la faible production des
services. Par exemple, un document de 50 pages renvoyé à
une section de traduction pour insertion de dix corrections d’un
mot sera inscrit dans la fiche d’entrée avec son nombre total
de pages : le travail sera effectué en quelques minutes,
mais le service inscrira 50 pages dans ses statistiques. Ces petits
aménagements sont sans doute inévitables, car à
aucun niveau une institution n’a intérêt à ce
que le monde extérieur sache ce que coûte réellement
le multilinguisme. La secrétaire qui gonfle ainsi les chiffres
est assurée de l’impunité. Un traducteur consciencieux
ne peut guère traduire correctement, par jour, plus de cinq
ou six pages A4 à double interligne. A l’ONU, le service
de traduction le plus rapide, l’anglais, a un rendement moyen, par
traducteur, de 2331 mots par jour (6,6 pages de 32 lignes, ou 4
pages de 52 lignes), la section chinoise, la moins rapide, a un
rendement moyen de 843 mots (il s’agit toujours des mots du texte
original), la médiane correspondant à la section française
: 1517 mots (2,65 pages à simple interligne ou 4,3 pages
standard). (5) Le chiffre de 7000 mots par
traducteur et par jour, cité dans la presse pour le Conseil
des Ministres de l’Union Européenne, (6)
est invraisemblable pour quiconque connaît de l’intérieur
les services de traduction. Ce chiffre n’est possible que moyennant
une qualité si lamentable que, s’il était juste, le
texte serait en fait inutilisable et l’argent dépensé
en pure perte. Il est vrai que cela peut se produire : la première
version du Traité de Maastricht, un document d’une longueur
appréciable (253 pages) et d’une grande importance, puisqu’il
définissait l’organisation de l’Union européenne et
que tous les citoyens des pays membres étaient appelés
à dire par un vote s’ils l’approuvaient ou le rejetaient,
a dû être retiré en catastrophe des librairies
et bibliothèques parce que le contenu différait d’une
langue à l’autre. Il a fallu reprendre le travail à
zéro et faire réimprimer le texte. (7)
Le coût de ce double travail n’a jamais été
révélé au public.
La traduction coûte
cher. Dans le réseau d’institutions des Nations Unies, la
traduction en sept langues de travail revenait déjà
en 1978 (sans les «coûts généraux»
: espace-bureaux, électricité, papier, etc.) à
1698 dollars des États-Unis les 1000 mots, (8)
soit plus d’un dollar et demi le mot. Ce chiffre, certainement inférieur
au coût actuel, paraît bien plus réaliste que
celui de 0,36 dollar le mot donné dans la presse pour l’Union
Européenne. (9) Selon la source d’où
est tiré ce dernier chiffre, l’Union Européenne traduirait
3.150.000 mots par jour : la traduction y reviendrait donc à
1.134.000 dollars par jour.
g) Délai pour l’obtention
d’un document dans les diverses langues
Dans une institution plurilingue les documents
doivent être traduits, et cela prend du temps. Ce facteur entre lui aussi en
ligne de compte dans l’analyse des diverses formules.
A l’ONU et dans les institutions
qui lui sont rattachées, la production en six langues d’un
original de 25 pages A4 à simple interligne (14.000 mots)
demande 63,9 journées de travail pour la traduction et 22,9
pour la révision. (10) Si l’on ajoute le
temps nécessaire à la dactylographie pour l’établissement
du document définitif, on atteint un délai de 98,8
journées de travail. Certes, cela ne signifie pas que le
document ne sera disponible qu’après une centaine de jours
; les traducteurs des diverses langues travaillent parallèlement,
et les textes urgents sont répartis entre plusieurs traducteurs,
comme on le ferait d’ailleurs pour un texte nettement plus long
que celui qui est pris ici pour exemple. La dactylographie s’effectue
elle aussi parallèlement dans les différentes versions.
Il est toutefois utile de prendre conscience de l’importance de
l’effort humain investi pour un résultat de qualité
médiocre : une centaine de journées de travail pour
communiquer, souvent de façon imparfaite, le contenu de 25
pages seulement, ce n’est pas rien. Il n’est pas étonnant
que les services de traduction répugnent à fournir
des statistiques exactes.
A en juger par notre source, si le texte n’est
pas urgent, il faudra 24 jours pour qu’il soit disponible dans toutes les
langues. S’il est urgent on le divisera en plusieurs tranches et il sera prêt en
six jours environ.
Comme ces durées résultent de la nature même du
travail de traduction, on peut supposer que les chiffres sont analogues à
l’Union Européenne.
Dans les formules «multinationales» et
«espéranto», le document est disponible dès la fin de sa rédaction, puisqu’il
n’est pas nécessaire de produire d’autres versions que
l’original.
h) Déperditions et distorsions
de l’information
Il n’y a communication que si l’auditeur d’un
discours ou le lecteur d’un document reçoit une version exacte de ce qu’a dit
l’orateur ou l’auteur. Le fait de passer d’une langue à une autre introduit
généralement un décalage entre ce que l’original exprime et ce qui est
effectivement transmis. Dans les systèmes unilingues («multinationales» et
«espéranto»), les déperditions et distorsions sont inexistantes, puisque
lecteurs et auditeurs n’ont affaire qu’à des originaux. S’il y a doute ou
malentendu, cela ne tient pas au régime linguistique, mais à un niveau de
connaissance linguistique insuffisant chez l’intéressé.
Par contre, dès qu’il y a passage d’une langue à
l’autre (traduction ou interprétation), comme dans les systèmes "ONU" et "Union
Européenne", les risques d’erreur se multiplient. On a vu ci-dessus que dans la
méthode d’interprétation par relais ou par langue-pivot la perte d’information
pouvait aller jusqu’à 50%. Même si l’interprétation s’effectue directement de la
langue-source à la langue-cible, une perte de 10% et une déformation portant sur
2 à 3% sont considérées comme normales. Les conditions de l’interprétation
simultanée sont telles qu’il est humainement impossible de rendre parfaitement
le discours prononcé. L’interprète doit non seulement avoir une bonne élocution,
une parfaite maîtrise des diverses langues dans lesquelles il travaille, un
esprit rapide et une bonne ouïe, mais en outre s’y connaître suffisamment dans
le domaine dont il s’agit pour pouvoir réellement suivre le débat. Pareille
combinaison de compétences linguistiques et techniques approfondies est
nécessairement rare. D’où la grande proportion d’interprètes
médiocres :
"L’augmentation du nombre de
conférences multilingues et leur complexité croissante,
telles qu’on a pu les observer ces dernières années
(...), a eu pour effet d’accroître la demande de personnel
linguistique et en a donc aggravé l’insuffisance par rapport
aux besoins. Avec plus ou moins de force selon l’institution, les
organisations qui ont répondu à la présente
enquête sont unanimes à déclarer qu’il est de
plus en plus difficile de recruter des interprètes et des
traducteurs compétents. Une grande institution relève
qu’ "il a toujours été difficile de trouver assez
de personnel linguistique qualifié ; mais ces dernières
années, avec l’accroissement du nombre de réunions
dans toutes les organisations et le manque de coordination entre
elles, le problème a souvent été de trouver
assez d’interprètes ou de traducteurs de conférence,
indépendamment de leur compétence".» (11)
Plusieurs organisations soulignent
les difficultés linguistiques tenant au caractère
spécialisé de bon nombre de sujets traités
lors des réunions (...). Dans une institution technique,
les exposés deviennent de plus en plus spécialisés
et ardus du fait du progrès constant de la science et de
ses applications. Même dans un contexte non-technique, des
problèmes de terminologie ne cessent de se poser, et seul
un personnel hautement qualifié est apte à les résoudre.
Ces facteurs rajoutent à la difficulté qu’il y a à
recruter un personnel linguistique compétent.» (12)
Quant à la traduction écrite, elle laisse elle
aussi passer un certain nombre d’erreurs, ne serait-ce que parce que les
traducteurs travaillent souvent sous pression. Ce qui vient d’être dit du Traité
de Maastricht montre que les textes les plus importants ne sont pas à l’abri des
déformations. La Charte des Nations Unies offre un autre exemple. Si, en
anglais, l’article 33 s’applique à «any dispute, the continuation of which is
likely to endanger the maintenance of international peace and security», en
français il s’agit de «tout différend dont la prolongation est susceptible de
menacer le maintien de la paix et de la sécurité internationales». Comme
l’espagnol (qui laisse tomber le mot tout, any : «una controversia cuya
continuación sea susceptible de poner en peligro»...), le français envisage une
simple possibilité, alors que l’anglais parle de probabilité, ce qui est bien
différent. (Le Webster définit likely par «of such a nature or so circumstanced
as to make something probable»). La nuance est d’importance si l’on considère
que c’est cette expression qui détermine si le Conseil de Sécurité doit ou non
être saisi d’un différend. Les autres textes authentiques ne clarifient pas la
tâche du Conseil : le russe utilise l’expression moglo by, qui signifie
«pourrait». Quant au texte chinois, il emploie le mot zuyi, qui veut dire
«suffisant pour». Les différentes versions de ce texte, toutes également
authentiques, s’étalent comme une gamme qui va du suffisant au probable en
passant par le possible.
Si même des textes juridiques
d’une telle portée comportent des erreurs ou des ambiguïtés,
que dire des textes moins importants ! Ces imperfections sont-elles
admissibles, eu égard au coût impressionnant de la
traduction ? Un document de l’Union européenne parle des
«avions sans pilote qui prennent pour cible les centrales
nucléaires» alors qu’il s’agit en fait, d’après
l’original, d’avions qui survolent les centrales nucléaires
en pilotage automatique. (13)
Pareille erreur, potentiellement dangereuse,
pourrait s’expliquer par le système du relais. En effet, ce système, mentionné
ci-dessus à propos de l’interprétation des discours seulement, est également
appliqué à la traduction des textes. A l’Union Européenne une traduction du grec
en finnois ou du danois en portugais est, en fait, la traduction de la version
anglaise ou française. Cette façon de procéder deviendra de plus en plus
courante lorsque des langues comme le hongrois, l’estonien et le tchèque seront
utilisées, ce qui entraînera une augmentation du nombre d’erreurs de traduction.
Le rapport efficacité/coût évolue donc de façon défavorable au fur et à mesure
que le nombre de langues augmente : plus il y a de langues, plus les coûts
augmentent et plus l’efficacité diminue.
i) Fréquence et importance
du handicap linguistique lors des débats
L’expression «handicap linguistique» désigne
ici l’ensemble des éléments tenant à la langue utilisée qui entravent la
fluidité de l’expression, orale ou écrite. Autrement dit, plus le handicap
linguistique est intense, moins il y a aisance. Celui qui s’exprime dans sa
langue maternelle ne connaît pas de handicap linguistique. Par contre, lorsque
l’intéressé ne maîtrise pas parfaitement la langue utilisée, il cherche ses
mots, substitue au mot correspondant au concept un terme moins adéquat, mais
dont il est grammaticalement sûr, s’exprime en termes plus durs qu’il ne le
ferait dans sa propre langue, renonce à un certain nombre de nuances parfois
très importantes, et son discours a beaucoup moins de force que s’il s’exprimait
dans sa langue maternelle. Souvent, en outre, il a un accent qui peut entraîner
des confusions chez les auditeurs ou le rendre ridicule (dire «My Government
sinks», "mon Gouvernement coule à pic", quand on croit dire «My Government
thinks», "mon Gouvernement est d’avis que...", est le fait d’un handicap
linguistique qui est par définition épargné à celui qui utilise sa langue
maternelle).
Le Parlement européen a reconnu l’énorme
difficulté qu’il y a à utiliser la langue d’un autre peuple :
«Quiconque s’est donné
la peine d’apprendre une langue étrangère sait que
le vrai multilinguisme est une chose rare. En règle générale,
la langue maternelle est la seule dont on maîtrise toutes
les nuances. Nul doute que l’on est politiquement plus fort lorsqu’on
parle sa propre langue. S’exprimer dans sa propre langue confère
un avantage sur celui qui doit, de gré ou de force, utiliser
une autre langue.» (14)
Dans ces conditions, on comprend
facilement que lorsque le ministre français délégué
aux affaires européennes, M. Alain Lamassoure, a annoncé
le 14 décembre 1994 que la France profiterait de sa présidence
de l’Union pour proposer «la mise en place d’un régime
de cinq langues de travail», la réaction a été
immédiate. Le gouvernement grec a vigoureusement protesté
; quant à la presse d’Athènes, elle est allée
jusqu’à évoquer «une Europe à deux vitesses
même pour les langues». (15)
Si l’on prend au sérieux les impératifs de justice
et de démocratie, le handicap linguistique est certainement
le facteur le plus important à prendre en considération
dans toute étude comparant dans la pratique les diverses
options possibles.
Ce handicap est particulièrement grave dans le
système «ONU», où la majorité des délégués doivent s’exprimer dans une langue
étrangère. Le handicap linguistique n’existe pas, à l’heure actuelle, à l’Union
Européenne, mais si, comme beaucoup le proposent, on réduit le nombre de langues
de travail, il frappera un certain pourcentage de participants aux
débats.
Le handicap linguistique relève du domaine de la
neuropsychologie. Il est provoqué par tout ce qui entrave le jeu normal de
l’influx nerveux cherchant à exprimer une idée. Chaque langue représente un
réseau de programmes complexes, au sens informatique du terme, souvent
contrariés par des sous-programmes inhibiteurs. Si l’on demande à des personnes
qui ont fait plusieurs années d’anglais comment on dit «des moutons», neuf sur
dix répondent : sheeps, au lieu de la forme correcte sheep. L’erreur vient de ce
que le mot sheep, «mouton», doit normalement appeler le sous-programme «ne
pas appliquer le programme général : "pluriel --> + sî"». Mais la grande
majorité des personnes qui apprennent l’anglais (ou toute autre langue)
n’arrivent pas à insérer dans leurs structures cérébrale le nombre effarant de
sous-programmes qu’il faudrait mettre en place pour s’exprimer correctement dans
une langue qui n’est pas celle de l’environnement immédiat.
Cette complexité est la raison pour laquelle un
minimum de 10.000 heures d’étude et de pratique est nécessaire pour posséder une
langue nationale. Le lecteur qui doute de la justesse de ce chiffre est invité à
observer le langage d’un enfant de six ou sept ans s’exprimant dans sa propre
langue. Alors qu’il a derrière lui plus de 10.000 heures d’immersion totale dans
sa langue maternelle, il fait encore quantité de fautes Ses énoncés comprennent
une abondance de formes telles que : vous disez, s’il voudrait, plus bon, une
chevale (jument), la jouetterie (magasin de jouets). Chez un petit Américain du
même âge, on relève des formes telles que I comed (pour I came), foots (pour
feet), it’s mines (pour it’s mine), when he’ll go (pour when he goes). Près de
dix mille heures ne suffisent pas pour apprendre le bon usage. Or, ce serait une
erreur que d’imputer ces fautes au jeune âge des sujets. Aucune ne dénote une
immaturité de l’intelligence, bien au contraire : l’enfant est plus logique que
la langue officielle. Les fautes représentent uniquement la non-insertion ou
l’instabilité dans ses structures nerveuses des sous-programmes devant inhiber
les programmes généraux.
Quatre-vingt-dix à quatre-vingt-quinze pour cent
du temps consacré à l’étude d’une langue consiste à insérer dans les structures
nerveuses des sous-programmes inhibiteurs. Or, ceux-ci doivent être mis en place
en tant que réflexes : s’ils ne fonctionnent pas inconsciemment, sans effort, la
langue n’est pas maîtrisée. La tendance spontanée du cerveau humain consiste à
transformer en programme général tout signe associé à une signification. C’est
pourquoi le mouvement naturel du cerveau porte le locuteur à dire irrésolvable
(mot utilisé par 90% des étrangers s’exprimant en français). Mais, si l’on veut
parler français correctement, il faut bloquer le flux nerveux par un sens
interdit et installer une déviation menant à la forme correcte : insoluble. De
même, l’enfant qui dit plus bon a repéré le signe que l’on trouve dans plus
grand, plus petit, plus fort, plus chaud et il le généralise. Il n’a pas encore
installé le sens interdit qui doit bloquer plus bon avec déviation vers
meilleur.
Une langue exempte de sous-programmes
inhibiteurs et ne contenant que des programmes généraux (par exemple, un seul
programme, toujours valable, pour le pluriel, un seul programme pour le présent
de tous les verbes, un seul programme pour dériver un adjectif d’un substantif,
etc.) respecte sans réserve la tendance à généraliser les éléments assimilés.
Aussi s’acquiert-elle rapidement et s’utilise-t-elle avec aisance. C’est le cas
de l’espéranto. L’élève d’anglais ne peut pas généraliser le programme
«métier : --> + er» ; il a eu beau repérer la formation observable dans :
farm--> farmer, report --> reporter, il ne peut pas former fish -->
fisher (on dit fisherman), ni tooth --> toother (on dit dentist). Pour ce qui
est de l’écrit, il ne peut même pas former translate--> translater ; on écrit
translator. En espéranto, en revanche, on n’a jamais à réprimer la création
spontanée d’un programme général à partir d’un signe préalablement repéré. En
fait, les mots farmo--> farmisto, raporto --> raportisto, fisho -->
fishisto, dento --> dentisto, traduki --> tradukisto ne représentent
qu’une petite partie d’une série infinie. Quel que soit le domaine dont il
s’agit, la personne qui s’exprime dans cette langue sait qu’elle peut former le
nom de métier à l’aide du monème -isto. Cette certitude donne un sentiment de
sécurité dans l’expression qui distingue radicalement l’espéranto de toute autre
langue étrangère.
Par ailleurs, l’espéranto se caractérise par la
liberté de construction. Pour exprimer l’idée «il m’aide», l’espérantophone
peut adopter la structure française : li min helpas, la structure anglaise : li
helpas min ou la structure allemande : li helpas al mi. Un siècle de pratique a
démontré que cette liberté accroît le confort linguistique sans entraver la
compréhension mutuelle. Une liberté analogue se retrouve dans les diverses
manières d’exprimer une idée. Pour dire "il est allé à l’hôtel en bus", par
exemple, le locuteur dispose de toute une gamme de formulations dont beaucoup
n’ont pas d’équivalent dans les autres langues, mais qui sont immédiatement
compréhensibles dès que l’on a appris la signification des terminaisons et des
prépositions : li iris al la hotelo per buso, li iris hotelen buse, al la hotelo
li busis, li buse alhotelis, etc.
La liberté de construction et le droit de
généraliser toute structure à l’infini, qu’elle soit grammaticale ou lexicale,
confèrent l’aisance dans l’expression : celui qui s’exprime peut tranquillement
s’en remettre au fonctionnement naturel du cerveau sans qu’une part considérable
d’énergie nerveuse se perde dans l’incertitude, dans la recherche du mot juste
ou de la règle grammaticale qui se dérobe. De ce fait, comme le dit le Prof.
Pierre Janton :
«Bien qu’il ne soit pas
une langue maternelle, il n’est pas non plus une langue étrangère.
Chez l’espérantophone mûr, il n’est jamais ressenti
comme un idiome étranger.» (16)
Ces précisions expliquent un fait perceptible
dès qu’on assiste à une séance internationale en espéranto : dans cette langue,
le handicap linguistique est pratiquement inexistant. Aux facteurs d’ordre
linguistique et neurologique il faut ajouter des éléments purement
psychologiques, notamment le fait que chaque usager de l’espéranto sait qu’aucun
de ses interlocuteurs n’utilise sa langue maternelle, et qu’il n’existe pas de
peuple qui puisse arbitrairement dicter ce qui est acceptable et ce qui ne l’est
pas dans la manière de s’exprimer. Par conséquent, le locuteur ne se sent jamais
inférieur parce qu’il n’appartient pas au peuple qui a défini les normes. Le
vécu subjectif est donc très différent de ce qu’il est dans les systèmes «ONU»
et «multinationales», où celui qui utilise une langue autre que la sienne se
sent toujours inférieur à quelque degré (à moins que sa prétention ne l’empêche
de prendre conscience de son niveau réel, peut-être pas très élevé, ce qui n’est
pas si rare dans les milieux internationaux).
Dans une séance en espéranto, les locuteurs
s’expriment avec aisance, et on ne note aucune corrélation entre la langue et la
fréquence de la prise de parole. C’est pourquoi, bien que chacun utilise une
langue apprise après la première enfance, l’observateur a le sentiment de se
trouver dans un milieu où chacun parle sa langue maternelle. C’est peut-être le
trait qui distingue le plus le système «espéranto» des trois autres systèmes
couramment appliqués à la communication entre personnes de langues
différentes.
j) Le handicap linguistique à
la lecture
La lecture de documents représente une part non
négligeable de l’activité internationale. Mais il y a une grande différence
entre comprendre à l’audition et comprendre à la lecture. Les notes données
ci-dessous pour ce critère dans la comparaison quantitative des diverses options
représentent une moyenne : c’était la seule solution tenant compte des grandes
différences entre les personnes quant à la profondeur de la connaissance de la
langue dans laquelle ils reçoivent des documents.
Dans le système «ONU», bon nombre de délégués
ont accès à des documents dans une langue qu’ils lisent sans grand problème,
même s’ils la parlent mal. Si la note attribuée au système «anglais seulement»
(«multinationales») est plus élevée, c’est parce que divers sondages ont
montré que l’ambiguïté de l’anglais était souvent à l’origine de malentendus.
Par exemple Soviet expert ou English teacher sont souvent compris par des
non-anglophones comme signifiant respectivement "expert soviétique" et
"professeur anglais", alors que ces expressions peuvent aussi vouloir dire
"soviétologue non soviétique" et "personne de nationalité autre que britannique
enseignant l’anglais". De même, Japanese encephalitis vaccine sera souvent
compris comme "vaccin japonais contre l’encéphalite" et non comme "vaccin contre
l’encéphalite japonaise", qui est le véritable sens. En espéranto, l’autre
système unilingue actuellement en usage, l’expression ne demande pas plus de
syllabes, mais elle évite l’ambiguïté : dans japana encefalit-vakcino et
japan-encefalita vakcino le rapport entre les concepts est immédiatement
apparent pour qui a appris le sens des terminaisons.
La rapidité avec laquelle l’anglais évolue et la
tendance des auteurs à utiliser des expressions argotiques même dans des textes
politiques ou techniques créent pour les non-anglophones des problèmes que les
autres langues ne présentent pas dans la même mesure. Lors d’une enquête
récente, 80% des personnes interrogées, bien qu’utilisant régulièrement
l’anglais dans leur vie professionnelle, n’ont pas compris la phrase Business
class is a tough act to follow dans un article de l’International Herald Tribune
sur la désaffection envers la première classe parmi les personnes qui voyagent
en avion.
k) Contraintes et désagréments
Par «contraintes» on entend ici les facteurs
inhérents au système linguistique adopté qui ont pour effet de limiter la
liberté Les systèmes «ONU» et «Union Européenne», par exemple, obligent à
utiliser des salles équipées pour l’interprétation simultanée, alors qu’avec les
systèmes «multinationales» et «espéranto», une discussion peut avoir lieu
dans un restaurant ou un pavillon de chasse aussi bien que dans une salle de
conférence ; elle peut également avoir lieu n’importe quand, même s’il y a panne
d’électricité Une session appliquant l’un de ces deux derniers systèmes peut se
tenir sans grands frais n’importe où. Par contre, lorsqu’un organe de l’ONU ou
une institution analogue accepte l’invitation d’un État à tenir une session hors
du siège, l’accroissement des dépenses devient considérable : il faut assurer le
transport du personnel et du matériel nécessaires pour produire les documents
dans les diverses langues et prévoir les frais afférents au logement et au
déplacement des interprètes.
Par «désagréments» on entend ici les aspects
de la situation de communication qui vont à l’encontre du bien-être, de la
qualité de la vie. Bien des participants aux réunions internationales trouvent
désagréable de devoir porter des écouteurs toute la journée ou d’entendre une
autre voix que celle de l’orateur. La fatigue nerveuse est plus importante si
l’on participe à une réunion avec interprétation simultanée qu’à une séance
unilingue. Cette rubrique recouvre également l’accroissement de fatigue inhérent
à l’obligation de participer à une discussion dans une langue que l’on ne
maîtrise pas à la perfection et où certains ont un accent susceptible d’entraver
une compréhension directe, d’où une plus grande tension pour suivre ce qui se
passe.
l) Augmentation probable des inconvénients
au cours des vingt prochaines années
Les systèmes unilingues («multinationales»,
«espéranto») ne se prêtent pas, de par leur nature même, à une augmentation
des inconvénients. Mais la situation est très différente dans les institutions
qui pratiquent le plurilinguisme. Aucune n’a pris la décision, à ses débuts, de
fixer une limite au nombre de langues susceptibles d’être officialisées. Leur
régime linguistique diffère donc largement de celui des États plurilingues. Les
inconvénients se multiplient dès qu’on augmente le nombre de langues. Ajouter
une langue, ce n’est pas ajouter une unité, mais multiplier le nombre de
combinaisons pour lesquelles il faut assurer la traduction et l’interprétation ;
ce nombre correspond à la formule N (N-1). Si l’on utilise 9 langues, il faut 72
combinaisons ; si l’on en utilise 15, par exemple les 11 langues actuelles de
l’Union Européenne plus le hongrois, le slovène, le tchèque et le polonais, il
faut pouvoir travailler avec 210 combinaisons de langues, aussi bien au niveau
des interventions orales que de la documentation et de la
correspondance.
L’augmentation des inconvénients concerne
surtout l’Union Européenne, qui se trouve devant une alternative dramatique : ou
sauvegarder la démocratie au prix d’un accroissement difficilement supportable
des complications et du budget, ou opter pour un fonctionnement plus normal,
plus acceptable, mais au détriment de la démocratie.
Si le système demeure inchangé lors de
l’adhésion de nouveaux membres, les inconvénients croîtront au point d’être très
difficiles à gérer. Depuis leur fondation, l’ONU et les institutions qui s’y
rattachent ont suivi la même voie : l’augmentation progressive du nombre de
langues de travail. Avec chaque langue supplémentaire, les complications
s’aggravent. Pourtant le processus n’est pas près de prendre fin : beaucoup
réclament une extension de l’usage de l’allemand, déjà partiellement utilisé
comme langue de travail, et un lobby très actif exerce des pressions pour
l’octroi d’un statut officiel au portugais, au hindi et au
japonais.
m) Problèmes terminologiques
Après examen approfondi de la question, il a été
décidé de ne pas inclure ce critère. Il est en effet extrêmement difficile
d’évaluer l’impact, sur les divers régimes linguistiques, de cet aspect du
domaine de la communication internationale.
A l’ONU, l’absence d’une terminologie précise et
stable a soulevé de graves problèmes à la section chinoise dans les années
cinquante. «Vous faites de la traduction, nous inventons une langue», a dit un
réviseur de cette section à l’auteur de la présente étude en 1960. Le même type
de difficultés s’est reproduit avec l’introduction de l’arabe dans les années
70.
A l’Union Européenne, des flottements analogues,
bien que moins marqués, se sont probablement produits avec la terminologie du
néerlandais, vu les variations que présente cette langue selon qu’elle est
utilisée en Belgique ou aux Pays-Bas, ainsi que l’instabilité de son lexique à
l’époque de la signature du Traité de Rome, mais il n’a pas été possible
d’obtenir des renseignements précis sur ce point. Le grec moderne était lui
aussi une langue peu fixée lors de l’admission de la Grèce au sein de l’Union et
il serait intéressant de savoir comment le service grec de traduction a fait
face à la situation. Selon toute vraisemblance, l’admission de pays
ex-communistes créera certains problèmes terminologiques. Si une institution
interétatique adoptait espéranto, elle devrait se doter, pour cette langue, d’un
service de terminologie suffisamment étoffé. Certes, dans bien des domaines
politiques, sociaux, scientifiques et techniques, la terminologie de l’espéranto
est plus ancienne que celle de l’arabe, du chinois ou d’autres langues comme
l’hébreu et le swahili ; en outre, les structures de la langue lui permettent de
résoudre ses problèmes terminologiques plus facilement que beaucoup (l’espéranto
avait un équivalent de software avant que le Conseil de la langue française
n’invente logiciel). La terminologie de l’espéranto n’en présente pas moins de
nombreuses lacunes en ce qui concerne la désignation précise de divers éléments
constitutifs de machines, de pièces d’appareils, de séquences de procédés
techniques, de points de détail concernant l’industrie, l’ingéniérie, la
médecine, la pharmacie et de nombreuses autres disciplines. De même, la
terminologie de l’espéranto n’a pas encore été fixée pour certaines subdivisions
fines de catégories de produits faisant l’objet d’échanges commerciaux, ou pour
diverses précisions qualitatives permettant de les caractériser. Une tradition
de près d’un siècle existe pour élaborer cette terminologie par accord entre
spécialistes, et il suffirait de l’officialiser et de la poursuivre, mais le
travail à effectuer dans ce domaine serait considérable. Il n’excéderait
toutefois pas ce qu’a dû faire la section chinoise de l’ONU dans les années 50
et 60.
4. Note sur les réunions en espéranto
Les observations faites dans le cadre de la
présente recherche seront aisément corroborées pour les trois premiers systèmes,
dont il est facile d’analyser le fonctionnement. Toutefois, l’information sur
l’espéranto est généralement partiale et très partielle, quand elle existe. Il
est souvent pris pour un projet, alors qu’il s’agit d’une langue effectivement
utilisée. La plupart des lecteurs ignorent sans doute tout des milieux où son
fonctionnement peut être objectivement et scientifiquement étudié. D’où la
nécessité de la présente note.
En fait, l’espéranto, bien
que limité à une fraction très marginale de
l’humanité, est employé quotidiennement dans toutes
les régions de notre planète. Depuis 1985, il ne s’est
plus passé un seul jour sans qu’il soit, quelque part dans
le monde, la langue d’un congrès, d’une session ou d’une
rencontre internationale. (17)
La présente étude se fonde, pour la partie
concernant l’espéranto, sur l’observation de séances tenues sous les auspices
d’une série d’organisations ou institutions : Universala Esperanto-Asocio
(Association universelle d’espéranto), Literatura FoïroFoire Littéraire),
Tutmonda Esperantista Junulara Organizo (Organisation mondiale de la Jeunesse
espérantophone), Kultura Centro Esperantista (Centre culturel espérantiste),
Japana Esperanto-Instituto (Institut japonais d’espéranto), Internacia
Esperanto-Muzeo (Musée international de l’espéranto) et Internacia Kultura Servo
(Service culturel international). L’étude a été faite en deux périodes, une
première en 1986-87, à Pékin, Tokyo, Locarno, Vienne, San Francisco et Zagreb,
et une seconde en 1993-94, à Barcelone, Novosibirsk, La Chaux-de-Fonds et
Vienne. Des réunions informelles à Ottawa, Oslo, Budapest et Helsinki ont
confirmé les observations faites dans les conférences structurées. N’ont été
prises en considération que les séances auxquelles participaient des personnes
d’au moins cinq langues maternelles différentes.
Pour ce qui est de l’écrit, l’étude se fonde sur
la correspondance, la documentation et les publications de quelques-unes des
entités précitées, notamment le Centre culturel espérantiste et l’Association
universelle d’espéranto.
Les sujets faisant l’objet de discussion en
espéranto dans les organisations précitées étaient extrêmement variés, allant du
très général au très spécifique, exactement comme dans les organisations
appliquant d’autres régimes linguistiques.
5. Bilan des quatre formules
Dans les conditions actuelles, il est impossible
de recueillir des chiffres précis pour chacun des critères présentés ci-dessus.
Beaucoup sont rebelles à toute détermination objectivement quantifiable. Les
chiffres qu’on va lire sont donc des évaluations résultant de l’observation du
fonctionnement linguistique des diverses institutions, ainsi que, pour certaines
données, comme la durée d’apprentissage de la langue utilisée, d’enquêtes
réalisées auprès d’échantillons statistiquement représentatifs de
participants.
Les notes attribuées pour chaque critère suivent
une échelle à dix points, selon l’importance de l’inconvénient observé : 0
indique que le désavantage est inexistant et 10 qu’il est vraiment très
important, comme suit : 0 nul, 1 minime, 2 négligeable, 3 faible, 4 modéré, 5
moyen, 6 considérable, 7 important, 8 énorme, 9 gigantesque, 10
extrême.
L’analyse des quatre systèmes aboutit au tableau
suivant :
|
ONU |
Multinationales |
Union européenne |
Organisations espérantophones |
a) durée d’apprentissage préalable (participants) |
8 |
8 |
0 |
3 |
b) investissement préalable des États |
9 |
9 |
5 |
0 |
c) investissement préalable de l’organisme |
8 |
0 |
10 |
0 |
d) inégalité ou discrimination |
6 |
5 |
0 |
0 |
e) coût de l’interprétation |
7 |
0 |
10 |
0 |
f) coût de la production de documents |
6 |
0 |
10 |
0 |
g) délai pour l’obtention des documents |
6 |
0 |
6 |
0 |
h) déperdition ou distorsion de l’information |
5 |
4 |
6 |
0 |
i) importance du handicap linguistique |
5 |
6 |
0 |
1 |
j) difficulté de compréhension à la lecture |
3 |
4 |
0 |
1 |
k) contraintes et désagréments |
8 |
3 |
8 |
0 |
l) augmentation probable des inconvénients au cours des
vingt prochaines années |
5 |
0 |
10 |
0 |
Niveau total des inconvénients : |
76 |
39 |
65 |
5 | Les chiffres présentés ci-dessus représentent
des estimations que la plupart des lecteurs, sans doute, jugeront peu fiables
parce que dépourvues de fondement suffisamment objectif. Aussi est-il
intéressant de remarquer que si on les remplace par une simple notation binaire
(1 = l’inconvénent est présent ; 0 = l’inconvénient en question n’existe pas
dans le système considéré), la formule la plus avantageuse demeure la quatrième,
bien que ce mode de calcul lui soit particulièrement défavorable. De fait, si
six mois d’espéranto confèrent une capacité de communication exigeant six ans
pour une autre langue, ce n’est pas refléter la réalité que de donner la même
note, 1, à tous les régimes qui impliquent un apprentissage linguistique. Mais
du moins cette façon de calculer prévient la critique justifiée de subjectivisme
dans l’évaluation. Cette observation reste valable même si l’on élimine
l’investissement de l’État (critère b) de la colonne «Union Européenne» et
l’inscrit dans la colonne «espéranto» (ce qui pourrait se justifier par le
fait que si ce système était adopté, les États pourraient se sentir obligés
d’organiser l’enseignement de l’espéranto dans les écoles) :
|
ONU |
Multinationales |
Union européenne |
Organisations espérantophones |
a) durée d’apprentissage préalable (participants) |
1 |
1 |
0 |
1 |
b) investissement préalable des États |
1 |
1 |
0 |
1 |
c) investissement préalable de l’organisme |
1 |
0 |
1 |
0 |
d) inégalité ou discrimination |
1 |
1 |
0 |
0 |
e) coût de l’interprétation |
1 |
0 |
1 |
0 |
f) coût de la production de documents |
1 |
0 |
1 |
0 |
g) délai pour l’obtention des documents |
1 |
0 |
1 |
0 |
h) déperdition ou distorsion de l’information |
1 |
1 |
1 |
0 |
i) importance du handicap linguistique |
1 |
1 |
0 |
1 |
j) difficulté de compréhension à la lecture |
1 |
1 |
0 |
1 |
k) contraintes et désagréments |
1 |
1 |
1 |
0 |
l) augmentation probable des inconvénients au cours des
vingt prochaines années |
1 |
0 |
1 |
0 |
Niveau total des inconvénients : |
12 |
7 |
7 |
4 |
6. Conclusion
Il ressort de l’observation de la communication
linguistique selon les quatre systèmes actuellement en usage à l’échelon
international que c’est la formule "espéranto" qui présente le maximum
d’avantages et le minimum d’inconvénients, tant pour les participants
individuels que pour les États et pour les institutions où se déroule la
communication. En d’autres termes, c’est , avec le système "multinationales", la
formule où le rapport efficacité/coût est le plus favorable, mais il présente,
par comparaison avec ce dernier, deux supériorités importantes : d’une part, il
évite toute discrimination et inégalité, et d’autre part, il amène au niveau
voulu de compétence linguistique en un temps nettement plus
bref.
Cela dit, ce système doit faire face à un
inconvénient de poids dont il n’a pas été question jusqu’ici : abstraction faite
de quelques organisations privées, son introduction devrait être organisée à
partir de zéro. En soi, ce ne serait pas si difficile à cause des qualités
linguistiques de la langue et de son adaptation remarquable au fonctionnement
spontané du cerveau humain. Mais le question du choix du meilleur système de
communication internationale se pose dans un contexte où tout un ensemble de
forces politiques, sociales, culturelles et économiques favorisent l’inertie et
la préservation des privilèges et défavorisent un changement radical conduisant
à une solution plus démocratique et d’un meilleur rapport qualité/prix. Les
personnes capables d’accéder à un véritable niveau de maîtrise de l’anglais sont
peu nombreuses par rapport à l’ensemble de la population du globe, pourtant la
tendance de ces dernières années a été vers l’adoption du système
"multinationales", fondé sur l’usage exclusif de cette langue. Elle a créé une
élite linguistique qui n’est nullement disposée à perdre les nombreux avantages
qu’elle tire de l’appartenance au petit cercle de ceux qui peuvent prendre part
à la vie internationale.
Dans ces conditions, il pourrait se justifier
d’ajouter deux critères au tableau présenté plus haut. Il s’agirait de deux
inconvénients qui pourraient être libellés, d’une part,"organisation de
l’enseignement de l’espéranto dans le monde" et, d’autre part, "nécessité de
vaincre la force d’inertie". Il est intéressant de constater que si, pour ces
deux critères, nous considérons l’inconvénient comme maximal dans le système
"espéranto" (note 10) et comme inexistant pour les autres (note 0), la somme des
inconvénients passe de 5 à 25 pour l’espéranto, mais demeure bien en-dessous du
niveau auquel se situent les trois autres options (ONU 76, multinationales 39,
Union européenne 65). Le résultat est comparable si l’on applique une notation
binaire. Malgré l’adjonction de 2 points au chiffre marquant les inconvénients,
l’option espéranto demeure la plus intéressante.
Ne faudrait-il pas garder ces résultats présents
à l’esprit dans tout débat sur l’emploi des langues à l’échelle
internationale ?
(Article paru dans Language Problems
and Language Planning, vol. 26, n° 1, Spring 2002,
pp. 23-50)
____________
1. Genève,
1er novembre 1995 (Radio Suisse Romande, La Première, 07:51).
2. Claude
Piron, "Le défi
des langues - Du gâchis au bon sens" (Paris : L’Harmattan,
1994), pp. 76-79.
3. C.E.
King, A. S. Bryntsev et F. D. Sohm, Incidence de l’emploi de nouvelles
langues dans les organismes des Nations Unies, (Genève :
Corps commun d’inspection, Palais des Nations, 1977, document A/32/237),
par. 93.
4. Société
des Nations, "L’espéranto comme langue auxiliaire internationale."
Rapport du Secrétariat général, adopté
par la Troisième Assemblée (Genève : SDN, 1922),
p. 22. La Société des Nations utilisait deux langues
de travail : le français et l’anglais.
5. Evaluation
of the Translation Process in the United Nations System (Genève
: Corps commun d’inspection, Palais des Nations, 1980, document
JIU/REP/80/7), tableau 9.
L’expression «section anglaise» désigne la section
qui traduit en anglais à partir de toutes les autres langues.
6. Roman
Rollnick, «Word mountains are costing us a fortune»,
The European, 20-22 décembre 1991, p. 6.
7. «Un
texte mal traité», Nord-Éclair, 30 avril 1992.
8. Evaluation
of the Translation Process... (document précité, même
tableau). Il s’agit des mots de l’original.
9. Roman
Rollnick, "Word mountains are costing us a fortune", The
European, 20-22 décembre 1991, p. 6.
10. Evaluation
of the Translation Process... (document précité, même
tableau).
11. C.E.
King, A.S. Bryntsev, F.D.Sohm, Report on the implications of additional
languages in the United Nations system, Genève : Corps commun
d’inspection, Palais des Nations, 1977, par. 89.
12. ibid.,
par. 94.
13. Cité
par Jean de la Guérivière, «Babel à Bruxelles»,
Le Monde, 12 janvier 1995, p. 15
14. Parlement
européen, "Rapport sur le droit à l’utilisation
de sa propre langue", 22 mars 1994, A3-0162/94, DOC.FR/RR/249/249436.
MLT PE 207.826/déf., p.10
15. Jean
de la Guérivière, «Babel à Bruxelles»,
Le Monde, 12 janvier 1995, p. 15
16. Pierre
Janton, «La résistance psychologique aux langues construites,
en particulier à l’espéranto», Journée
d’étude sur l’espéranto (Paris : Université
de Paris VIII, Institut de linguistique appliquée et de didactique
des langues, 1983), p.70.
17. Une
liste non exhaustive des réunions où l’espéranto
est utilisé peut être consultée sur Internet
: http://www.eventoj.hu/kalendar.htm
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