Correspondance au sujet du multilinguisme
avec Mme Viviane Reding, membre de la Commission
européenne, responsable de l'éducation et de la culture
"(...) Nous avons élaboré notre plan d'action relatif aux langues, sur la base
de ce multilinguisme, justement, et permettez-moi de vous dire que le
multilinguisme inclut nos langues qui ne sont pas officielles, mais sûrement pas
l'espéranto, parce que nous avons assez de langues vivantes qui sont en
difficulté pour créer, à côté de cela, des langues artificielles.
(...)"
Premier
message
Madame la
Commissaire,
Permettez-moi de vous communiquer un témoignage, que me
suggèrent vos propos sur le multilinguisme (Parlement Européen, 13 janvier
2004, p.
32).
J'ai été traducteur (fonctionnaire) à l'ONU et à l'OMS pour
l'anglais, le chinois, l'espagnol et le russe. Je possède pas mal l'italien, le
néerlandais et l'allemand. Et, quand j'étais adolescent, passant régulièrement
mes vacances chez un ami du côté d'Esch-sur-Alzette, j'en étais arrivé à
comprendre le luxembourgeois.
Le multilinguisme a enrichi ma vie par la
grande variété de ses apports culturels. Mais la vie m'a aussi appris à quel
point le handicap linguistique était fréquent et pénible à vivre (j'appelle
"handicapée linguistique" une personne qui doit se faire comprendre sans
disposer d'une langue qu'elle maîtrise vraiment et que connaît aussi son
interlocuteur). L'espoir de contribuer à l'élimination de ce handicap m'a amené
à comparer objectivement, dans la pratique, selon les principes de la recherche
opérationnelle, les diverses formules qu'appliquent des personnes de langues
différentes quand elles doivent échanger des idées, afin de déterminer
scientifiquement laquelle est la plus intéressante. Mes résultats ont été
publiés sous le titre "Communication linguistique - Étude comparative faite sur
le terrain" dans la revue Language Problems and Language Planning, vol.
26, 1, Spring 2002, pp. 24-50, ISSN 0272-2690. L'original anglais peut être
consulté par Internet en passant par l'adresse www.geocities.com/c_piron , la version française sur www.claude-piron.ch/Communication-linguistique-etude.html.
La conclusion de ma recherche
est que le meilleur moyen de communication entre allophones, quel
que soit le critère adopté - précision, coût,
durée d'apprentissage, égalité, aisance, etc.-
est l'espéranto. Cette conclusion peut paraître surprenante,
mais telle est la réalité à laquelle aboutira
tout chercheur honnête s'il compare les diverses formules
là où elles sont utilisées. Cette supériorité
tient à des raisons d'ordre neuropsychologique (voir les
chapitres VI et VII de mon ouvrage Le
défi des langues, Paris: L'Harmattan, 2e éd.
1998).
Je ne vous demande ni d'introduire
l'espéranto dans les instances européennes, ni d'agir pour amener les États
Membres à l'inclure dans leurs programmes d'enseignement. Mais il me semble que
la Commission devrait dire publiquement la vérité à son sujet.
Tous ces
millions de jeunes qui passent des heures et des heures pendant une
demi-douzaine d'années pour tenter d'apprendre l'anglais sans jamais arriver à
le maîtriser vraiment ont le droit de savoir qu'il existe un autre moyen, au
rapport efficacité/coût dix fois plus favorable, de communiquer avec des
personnes d'autres origines, sur un pied de parfaite égalité (égalité
impossible, pour la grande majorité, dans une langue nationale étrangère).
Toutes les personnes qui voyagent, qui ont affaire à des autorités parlant une
autre langue, tous les réfugiés, tous les citoyens, en fait, ont le droit de
savoir que l'espéranto est une langue qui fonctionne remarquablement bien dans
tous les domaines, et qu'il demande nettement moins de temps et d'efforts qu'une
autre langue, pour une plus grande richesse d'expression (en moyenne, à âge égal
et à nombre égal d'heures hebdomadaires, six mois d'espéranto donnent une
capacité de communication qui exige au moins six ans dans le cas de l'anglais).
Une action d'information
de ce genre irait dans le sens du multilinguisme que vous préconisez
à juste titre. En effet, l'étude de la collectivité
espérantophone révèle qu'elle contient proportionnellement
plus de polyglottes qu'un échantillon aléatoire de
population de même niveau social et de même niveau d'instruction.
S'il en est ainsi, c'est, semble-t-il, parce que l'espéranto
donne aux jeunes le goût des cultures étrangères,
et donc des langues, et aussi parce qu'il offre la meilleure pédagogie
disponible pour préparer aux autres acquisitions linguistiques
(voir la section "Le meilleur tremplin pour l'étude
des langues" du Défi
des langues, op.cit., pp. 319-324). Si l'on veut que les
Européens apprennent les langues les uns des autres, la meilleure
formule serait donc: six mois d'espéranto suivis de cinq
ou six années d'une autre langue. La situation présente,
qui donne à l'anglais une place disproportionnée (première
langue étrangère pour plus de 95% des élèves),
pèche autant contre la démocratie que contre le bon
sens, du moment que le passage par l'espéranto a fait ses
preuves (voir notamment les recherches de l'Université de
Paderborn, Prof. Helmar Frank). L'observation des milieux où
l'on communique en espéranto montre que cette langue ne présente
que des avantages et aucun inconvénient.
Si vous avez des faits à opposer à ceux
que ma recherche a révélés, je vous saurais gré de me les communiquer. Mais si,
comme je le crois, une recherche que vous feriez entreprendre aux fins de
vérification confirme mes résultats, ne croyez-vous pas qu'il est moralement
inadmissible de laisser les citoyens européens dans l'ignorance? Il est
d'ailleurs moralement inadmissible, et, à long terme, politiquement absurde, que
les personnes disposant du pouvoir de décision dans les instances européennes
continuent à tenir au sujet de l'espéranto des propos qui trahissent une
méconnaissance totale de la question et une tendance, dangereuse pour la
démocratie et pour l'équité, à définir leur position à partir de on-dit, de
préjugés, d'idées reçues et non d'études objectives.
Par ailleurs, vous
avez dit que l'espéranto était une langue à créer. On vous a mal informée.
L'espéranto n'est pas à créer, il existe. Il est le fruit de plus d'un siècle
d'interactions entre des milliers de personnes de toutes les régions du monde
qui, l'ayant essayé, l'ont adopté parce que, de tous les moyens de vaincre la
barrière des langues, il s'est révélé être pour elles le plus agréable.
J'espère que vos
services sentiront que le présent message émane, non
d'un farfelu, mais d'un homme honnête, formé à
la recherche, ému par le coût humain du handicap linguistique
(voir mon article "Et
si l'on prenait les handicaps linguistiques au sérieux",
www.geocities.com/c_piron)
et qui a le souci du bien-être des Européens. J'espère
donc qu'il parviendra jusqu'à vous et que - je mise sur votre
honnêteté intellectuelle et votre sens de l'éthique
- vous vous sentirez appelée à en tenir compte dans
vos décisions. D'avance, je vous en remercie.
Veuillez agréer, Madame la Commissaire, l'assurance de mon profond
respect.
Claude Piron
Deuxième message
Chère Madame,
J'ai lu votre réponse à mon message avec beaucoup
d'intérêt et d'attention.
Je peux en reprendre tous les éléments à mon
compte:
"L'Union Européenne est née comme espace multilingue et
multiculturel et a fait de l’unité dans la diversité sa devise."
C'est
bien ce que je vous disais: je suis partisan du multilinguisme et du respect de
la diversité culturelle. L'unité dans la diversité est un objectif auquel je
souscris sans réserve.
"La Commission européenne promeut le
multilinguisme non seulement comme élément essentiel du patrimoine
multiculturel européen, mais aussi comme instrument fondamental pour la
connaissance et la compréhension mutuelle entre citoyens de l’Union et
pour une véritable liberté de circulation et d’établissement. Notre
ambitieux objectif est que chaque citoyen européen puisse apprendre au
moins deux langues en plus de sa langue maternelle."
C'est ce que je
disais, puisque je parlais d'un moyen d'amener les Européens à connaître les
langues les uns des autres.
Alors, je me pose une question. Puisque nous
sommes tout à fait d'accord sur l'objectif, pourquoi ne répondez-vous pas à mon
message? Pourquoi passez-vous sous silence mon témoignage et ce qu'il pourrait
apporter pour rapprocher la réalité de cet objectif?
On peut faire
plusieurs hypothèses.
1. Vous ne l'avez pas
lu. Si c'est le cas, il serait plus honnête, plutôt que de
répondre à côté du sujet, de dire quelque chose comme "Nous recevons tellement
de messages que nous n'avons pas le temps de tout lire. Veuillez nous
excuser."
2. Vous l'avez lu mais ne l'avez pas
accepté. Si c'est le cas, il serait plus honnête, plutôt que de
répondre à côté du sujet, de dire: "Nous avons pris connaissance de votre
proposition, mais elle est inacceptable pour telles et telles raisons".
Evidemment, pour répondre comme cela, il faudrait que vous ayez des raisons
valables de refuser ma suggestion. Remarquez que celle-ci ne remet absolument
pas en question notre but, qui est identique: le multilinguisme, l'Européen
polyglotte. Elle propose simplement un meilleur moyen d'y parvenir que ceux qui
sont adoptés pour le moment, et dont il est facile de contrôler qu'ils ne mènent
pas au multilinguisme, ni à l'Européen trilingue, mais à un quasi-monopole de
l'anglais. Permettez-moi d'attirer votre attention sur mon exposé "L'Européen
trilingue - Un espoir réaliste?", présenté lors d'un colloque organisé à
Bordeaux par le Goethe-Institut en mars 2001, dont le texte figure dans
l'ouvrage du Prof. Robert Chaudenson (réd.) L'Europe parlera-t-elle anglais
demain? (Paris: L'Harmattan, 2001), pp. 93-102.
3. La Commission a secrètement décidé de faire de l'anglais
l'unique moyen de communication entre Européens. Ne pouvant l'avouer
sans provoquer un tollé, elle défend en paroles le multilinguisme, mais évite
soigneusement d'étudier les moyens éprouvés qui le promeuvent en pratique. Elle
sait qu'un moyen de communication est indispensable, et que, dans l'esprit des
citoyens, l'anglais est devenu incontournable. Il suffit donc de ne rien faire
pour atteindre l'objectif secret, qui correspond à une politique anglo-saxonne
explicitement définie (voir les ouvrages de Robert Phillipson, notamment
Linguistic Imperialism, Oxford: University Press, 1992, où cette
politique est décrite et documentée).
Si c'est le cas, il serait plus
honnête, plutôt que de répondre à côté du sujet, de dire: "Notre défense du
multilinguisme nous est dictée par des considérations de popularité, mais notre
politique réelle est l'unité sans diversité: elle vise à l'expansion de
l'anglais, et à la décadence de l'apprentissage des autres
langues."
4. (J'ai hésité à formuler
cette dernière hypothèse, craignant qu'elle soit trop contraire aux exigences de
la courtoisie. Ce ne serait toutefois que vous rendre la monnaie de votre pièce.
En effet, c'est transgresser les règles de politesse communément admises que
d'adresser à un correspondant un message qui fait semblant d'être une réponse
mais qui, en fait, ne répond à rien. Vous pouvez, bien sûr, voir dans cette
quatrième hypothèse surtout de l'humour). A la
Commission, on est illettré. Dans les études statistiques sur
l'illettrisme, pour dépister les personnes qui souffrent de ce handicap, on leur
soumet un texte puis on leur demande de le résumer, ou on pose quelques
questions à son sujet, de manière à vérifier que le texte a été compris. La
réponse que vous m'avez adressée est typique d'une réponse d'illettré: peut-être
avez-vous réussi à la lire, mais vous n'en avez pas saisi le sens. Dont
acte.
Je me permets de vous signaler que dans les mois qui viennent je
donnerai une série de conférences sur le multilinguisme en Europe, par exemple
le 14 mai à Angers, le 14 juin à Clermont-Ferrand, le 8 octobre à Vienne
(Autriche), le 14 octobre à Genève, etc. Je me propose de donner lecture de ma
lettre et de votre réponse. Je laisserai au public le soin de décider laquelle
des hypothèses précitées explique l'étrange réponse que vous m'avez adressée. Il
va sans dire que quand je dis "vous", il ne s'agit pas de vous personnellement,
Mme Vlaeminck. Je suppose que vous faites ce qu'on vous dit de faire sans avoir
le choix. Je veux dire "ceux qui, à la Commission, décident d'adresser aux
citoyens ce genre de réponse-bidon".
Veuillez croire, Chère Madame, à mes
sentiments les plus cordiaux.
Claude Piron
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