Lettre au Ministre de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et de la Technologie (Luc Ferry)
Date : 18 mars
2003 Objet : Politique linguistique
Monsieur le Ministre,
Dans votre réponse à la question de M. François
Calvet sur l’espéranto, vous dites que " le choix des langues vivantes
étrangères susceptibles d’être proposées aux élèves, (...) donne toute leur
place à des langues qui, à l’exemple de l’anglais, de l’allemand, de l’espagnol,
de l’italien, du portugais, du néerlandais, du danois, du grec moderne, du
norvégien, du suédois et du finnois, sont langues d’Etats-membres de l’Union
européenne". Telle est en effet la réalité juridique. Mais est-il admissible de
défendre une position en se retranchant derrière une réalité juridique quand
celle-ci n’a aucun rapport avec la réalité effective ? Quel est le pourcentage
d’élèves qui choisissent le danois, le grec moderne, le finnois ? Quel est le
pourcentage d’établissements scolaires où l’élève peut opter pour le
néerlandais, le portugais, le norvégien ? Quel est le pourcentage d’élèves qui
préfèrent à l’anglais l’une de ces langues ? Je vous serais très reconnaissant
de demander à vos services de bien vouloir me fournir ces statistiques. Elles
sont nécessaires pour replacer votre réponse dans une juste perspective.
Vous justifiez également votre refus de l’espéranto
en disant :"à la différence des langues vivantes étrangères ou régionales
susceptibles d’être présentées au baccalauréat et dont l’identité repose sur
l’existence de supports littéraires, historiques ou géographiques, l’espéranto,
du fait de sa caractéristique même de langue neutre, n’inclut pas cette
dimension d’ordre culturel." Permettez-moi de contester cette affirmation. D’une
part, une langue peut très bien être politiquement et économiquement "neutre" et
inclure une dimension d’ordre culturel. D’autre part, au même titre que les
langues que vous citez, l’espéranto a une identité qui "repose sur l’existence
de supports littéraires, historiques et géographiques". Je vous mets au défi de
démontrer le contraire en étayant votre démonstration sur des arguments
factuels.
Mon assurance vous étonne
sans doute, mais il s’agit de réalités faciles à
vérifier. Votre formule était certes applicable à
la "langue internationale" (1) de 1887
(elle n’avait pas de nom à l’époque). Elle ne l’est
plus à l’espéranto de 2003. Sous l’effet des années,
le marbre se patine et le visage des villes se transforme, de même
l’histoire impose son empreinte aux phénomènes sociaux,
et donc aux langues. L’espéranto était un projet à
la fin du dix-neuvième siècle. C’est aujourd’hui une
langue vivante qui inclut la dimension culturelle que vous lui déniez.
Cent seize ans d’extension géographique, de rencontres internationales,
d’activité littéraire, de publications de tous ordres,
de constitution de réseaux de solidarité, d’usage
dans les circonstances les plus diverses, notamment au sein de familles
binationales, ainsi que de résistance aux persécutions,
aux calomnies et aux tracasseries administratives lui ont donné
ce support littéraire, historique et géographique
que vous refusez de lui reconnaître, faute d’avoir étudié
la question.
Il est normal que, comme l’immense majorité du
public cultivé, vous doutiez de la valeur culturelle de l’espéranto. Mais
peut-on fonder une politique sur un doute subjectif ? N’est-il pas préférable de
procéder à la vérification, d’opter pour l’objectivité ? Si l’on ne peut rien
reprocher à celui qui se trompe de bonne foi, on ne saurait admettre qu’il
persévère dans la même voie une fois l’erreur portée à son attention. Vous vous
devez donc de contrôler les faits. Refuser de le faire serait trahir la
confiance de la population et faillir à votre mandat.
L’article intitulé
Culture et espéranto,
auquel je me permets de vous renvoyer (www.lve-esperanto.com/bibliotheque),
contient toutes les références qui vous permettront
de vérifier ce qu’il en est. Vous verrez ainsi que l’espéranto
a bel et bien un support littéraire et historique. Cent ans
suffisent parfois pour donner naissance à une culture : il
y avait une culture chrétienne, bien différente de
la culture gréco-romaine, un siècle à peine
après l’apparition du christianisme. La culture fondée
sur l’espéranto est du même ordre. Lorsque des gens
des pays les plus divers se sont emparés du projet de Zamenhof
pour étancher leur soif de communication d’un bout à
l’autre de la planète, ils ont déclenché, sans
forcément s’en rendre compte, un processus de création
culturelle. Un peu lourde au début, la langue n’a pas tardé
à s’affiner sous l’effet de l’usage quotidien. Des poètes
se sont mis à écrire dans cette jeune langue, que
bien des traits rendent particulièrement apte à l’expression
poétique, des romanciers sont apparus et des chansons sont
nées, souvent connues d’une extrémité à
l’autre de la "diaspora" espérantophone, qui couvre
actuellement la quasi-totalité du globe (la revue Esperanto
a des lecteurs dans 115 pays). On a même vu apparaître
des mots d’argot, sans que l’on sache où ils ont vu le jour
ni pourquoi il se sont propagés si rapidement. C’est le cas
par exemple du mot krokodili, littéralement "faire
le crocodile", "agir comme un crocodile", qui signifie
"utiliser une langue nationale dans un groupe qui parle espéranto
(et donc exclure de l’échange l’hôte étranger)".
J’ai moi-même entendu ce mot dans ce sens en Chine, en Ouzbékistan,
au Congo, au Brésil, au Japon et dans un certain nombre d’autres
pays.
Quant au support géographique, si l’article précité
n’en parle pas, c’est que cet argument-là ne figurait pas parmi ceux auxquels il
répondait. Mais ce support existe lui aussi, comme le prouve par exemple le fait
que les spécialistes de la littérature espérantophone distinguent la période
marquée par l’ "école de Budapest" de la période dite "écossaise".
Vous le verrez, les faits présentés dans l’article
attestent l’existence d’une culture, qui s’intègre dans les autres cultures tout
en s’en différenciant, un peu comme peut le faire le sentiment d’identité : on
peut être Alsacien, se sentir Alsacien et parler alsacien sans que cela empêche
de se sentir français et d’avoir une parfaite maîtrise de notre langue.
L’Alsacien qui pratique l’espéranto se sent en outre membre de la collectivité
espérantophone : les trois identités s’intègrent parfaitement, comme les trois
cultures.
Peut-être ma lettre aura-t-elle plus de poids si je
précise que je suis connu, du moins dans certains milieux, comme spécialiste de
la communication linguistique internationale (voir par exemple mon article
"Communication linguistique - Etude comparative faite sur le terrain", Language
Problems & Language Planning, [ISSN 0272-2690] 26, 1, printemps 2002, pp.
23-50, que vous pouvez aussi lire sur www.esperanto-sat.info après avoir cliqué
sur "Documents"). Les hasards de la vie ont fait que je parle l’espéranto depuis
l’âge de douze ans et que j’aie moi-même contribué à sa vie culturelle : un ami
américain a fait dresser par le catalogue informatique WorldCat la liste des
livres dont je suis l’auteur que l’on peut emprunter aux bibliothèques des
Etats-Unis : elle comprend 26 titres, dont beaucoup en espéranto. Je ne prétends
pas que mes oeuvres aient la moindre valeur - on ne peut se juger soi-même --
mais le fait qu’un recueil de mes poèmes vient de connaître une deuxième édition
est un signe encourageant : il signifie que le marché de la poésie en espéranto
est suffisamment intéressant pour qu’un éditeur juge rentable d’y investir. Si
vous m’objectez que cette réédition n’a aucune signification étant donné que le
monde compte assez de farfelus et de masochistes pour s’adonner à la lecture
d’oeuvres sans valeur, je serai le premier à en rire de bon coeur avec vous.
Mais, une fois le rire éteint, vous me permettrez de vous faire observer que
mépriser l’oeuvre d’un auteur sans l’avoir lue dans l’original, c’est pécher
contre l’honnêteté intellectuelle. De même, dans notre société, conditionnée, en
la matière, par une désinformation qui s’entretient d’elle-même depuis des
décennies, il est normal de croire que l’espéranto est dépourvu de culture, mais
ce n’est pas juste. Ceci n’est pas une affirmation gratuite : elle est
vérifiable (voir l’article susmentionné).
J’espère que ce message parviendra jusqu’à vous, ou
tout au moins assez haut dans la hiérarchie de votre ministère, et que vous
sentirez qu’il s’agit de quelque chose de sérieux dans le monde inféodé à
l’anglais dans lequel nous vivons. De tous les moyens permettant de communiquer
par dessus les barrières linguistiques, l’espéranto est celui qui, à l’examen,
se révèle avoir le rapport efficacité/coût le plus favorable à l’ensemble des
citoyens. Il donne accès à une culture originale et, mieux que les autres
langues, à un large éventail de cultures généralement négligées. Maintenir la
population dans l’ignorance de ces faits est injustifiable à la veille de
l’élargissement de l’Union européenne. Pourquoi ne pas vous attaquer aux
préjugés qui empêchent d’adopter une politique linguistique conforme aux
intérêts de tous ? Si vous avez le courage de contrecarrer la tendance au
monopole de l’anglais, que favorise la politique linguistique de la France, et
de persuader vos collègues des autres pays de l’Union de mener à bien une étude
comparative de la rentabilité respective de l’anglais et de l’espéranto, vous
aurez rendu aux citoyens de toute l’Europe, voire du monde entier, un service
d’une portée qu’il est impossible de mesurer, tant les retombées seront
immenses.
Veuillez agréer, Monsieur
le Ministre, l’assurance de mon profond respect.
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1. «Langue internationale» était l'intitulé de la
brochure sur l'espéranto publiée en 1887 par Zamenhof qui marqua
la naissance de la langue.
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