Réponse à Jean-Jacques Aillagon, Ministre de la Culture et de la Communication
(version
en espéranto)
Monsieur Jean-Jacques Aillagon, Ministre de la
Culture et de la Communication 3, rue de Valois 75001 Paris
Gland, le 26 mars 2004
Objet : Vos propos à France-Inter
Monsieur le Ministre,
La présente lettre reprend le message que je vous ai
adressé par l’Internet le 23 de ce mois. Ma première idée était de vous
l’envoyer sous pli recommandé, vu ses incidences juridiques possibles, mais j’ai
finalement décidé de faire confiance au courrier ordinaire. Voici le texte en
question, dans une version légèrement modifiée :
Dans l’émission
Alter Ego (France-Inter, 16 mars), vous avez émis
au sujet de l’espéranto des affirmations contraires à
la réalité telle que tout tribunal peut facilement
la vérifier. Cette présentation déformée
est, je suppose, illégale. Je suis loin d’être compétent
en matière juridique, mais je serais très surpris
si le droit à l’information inexacte, même sans l’intention
de tromper, faisait partie des droits reconnus dans la République.
Elle vous impose en tout cas l’obligation morale de rectifier.
J’ai publié en espéranto un recueil de poèmes, une
demi-douzaine de romans, une cassette de chansons, un cours universitaire et un
grand nombre de nouvelles et d’articles. Un de mes romans est utilisé à
l’Université de Shanghai, un autre a longtemps fait partie des lectures imposées
aux étudiants d’espéranto de San Francisco State University. N’y a-t-il pas là
au moins présomption en faveur d’une certaine valeur humaine et littéraire de la
langue dans laquelle ces textes ont été écrits ? Cette valeur est-elle
compatible avec ce que vous en dites ? Il m’intéresserait de savoir d’où vous
avez tiré votre information sur l’espéranto. En tout état de cause, si vous ne
pouvez étayer vos jugements, vous avez le devoir de vous rétracter face au
public auquel, de bonne foi, sans aucun doute, mais dans l’ignorance de votre
méconnaissance du sujet, vous avez communiqué des contrevérités appuyées par
toute votre autorité de Ministre de la Culture et de la Communication.
Vous avez dit : "Quand on lit un texte en
espéranto". Quels textes avez-vous lus ? Vous demander d’en donner des
références précises (auteur, éditeur, année d’édition) serait excessif, mais
vous pourriez peut-être me donner une idée du genre de textes auquel vous
pensiez en prononçant ces mots. Par ailleurs, vous m’obligeriez si vous vouliez
bien me dire où et quand vous avez appris l’espéranto. Comment, en effet,
peut-on juger de la valeur d’un texte dans une langue qu’on n’a pas apprise ? Si
vous n’avez pas étudié la langue et n’avez rien lu de sa production littéraire,
vous vous devez de rectifier votre affirmation, car dire : "quand on lit un
texte en espéranto," c’est donner aux auditeurs l’impression qu’on en a
l’expérience, donc qu’on sait de quoi on parle, qu’on est compétent. Ils ont le
droit de savoir que vous vous êtes laissé emporter par votre élan, et qu’en fait
vous n’aviez pas les éléments d’information voulus pour vous prononcer avec une
telle assurance.
Vous avez dit : "
Une langue c’est une histoire, c’est l’expérience de nombreuses
générations, c’est une élaboration très
subtile, très complexe, d’une grammaire, d’un vocabulaire,
d’une syntaxe, et je crois qu’on ne peut pas décréter
une langue de toutes pièces." En prononçant ces
mots, vous donnez à comprendre que l’espéranto n’a
pas connu ce processus. Par quels faits justifiez-vous que celui-ci
n’a pas eu lieu ? Vous rendez-vous compte, Monsieur le Ministre,
que nous en sommes à la sixième génération
de personnes, de familles, dont l’une des langues couramment utilisées
est l’espéranto ? L’analyse diachronique montre que cette
"élaboration très subtile, très complexe,
d’une grammaire, d’un vocabulaire, d’une syntaxe" s’est déroulée
dans le cas de l’espéranto comme dans celui des autres langues
vivantes (1). Je vous mets au défi de produire
des faits qui contredisent cette affirmation, ou même de me
donner la référence d’un ouvrage, d’un mémoire
d’étudiant ou d’un rapport de recherche qui conteste la réalité
de cette lente élaboration, spontanée, collective
et anonyme, qui a abouti à l’espéranto d’aujourd’hui.
Vous avez dit en outre
: "Quand on lit un texte en espéranto, on voit bien
que c’est certes très sympathique, cette idée de donner
au monde entier une langue qui permettrait enfin, finalement, de
revenir sur la tour de Babel et de nier l’histoire, mais cette histoire,
elle est une réalité très forte." Où
diable avez-vous pris qu’il s’agissait de revenir à la situation
d’avant Babel ? Dans l’histoire de Babel, il n’y avait qu’une seule
langue avant que les hommes se mettent à construire la tour.
Jamais l’espéranto n’a visé à revenir à
un monde unilingue. Ses partisans défendent avec ferveur
la diversité linguistique et la multiplicité des langues
et des cultures (2) . Ils conçoivent uniquement
l’espéranto comme truchement entre personnes de langues différentes,
sachant par expérience qu’il remplace avantageusement le
broken English auquel sont condamnés la plupart de
nos contemporains dès qu’ils ont affaire à des étrangers.
Il est ironique de voir que vous reprochez aux partisans de l’espéranto
de nier l’histoire, alors que c’est précisément ce
que vous faites face aux auditeurs de France-Inter : vous niez la
lente gestation de la langue, son accession progressive au statut
de langue vivante, les innombrables ajustements mutuels qui en ont
fait la seule langue au monde dont le substrat soit totalement d’ampleur
mondiale. Les meubles se patinent, les villes se modifient, mais
l’espéranto, à vous en croire, serait resté
figé à l’état du projet de 1887 ! Heureusement,
comme vous le dites à juste titre, l’histoire est une réalité
très forte. L’espéranto est une langue vivante parce
qu’il est le produit d’une histoire couvrant l’ensemble de la planète
: 117 ans d’usage dans les circonstances les plus diverses, 117
ans de contacts, de persécutions (3), d’interactions
émotionnelles et intellectuelles, de discussions sur tous
les sujets, de création littéraire, d’activités
de solidarité, de formation de couples, de résistance
à la mauvaise foi et à la calomnie, ce n’est pas rien.
C’est en passant par ce genre de vécu, comportant bon nombre
d’épreuves, que naissent les cultures, y compris celle à
laquelle l’espéranto a donné naissance. (4)
Poursuivant sur le thème
de l’histoire, vous avez dit : "Cette histoire, elle n’a pas
fait qu’opposer les hommes les uns aux autres, les pays les uns
aux autres, les civilisations les unes aux autres, cette histoire
elle nous a également enrichis." On ne peut que vous
donner raison. Mais qu’est-ce que cela vient faire dans un débat
sur l’espéranto ? Qui a jamais nié que l’histoire
avait opposé les civilisations, les pays et les hommes et
que ces conflits, comme la plupart des conflits et tensions, avaient
débouché sur un enrichissement ? Je connais bien le
monde de l’espéranto, où je vis depuis l’enfance,
et je n’y ai jamais rencontré personne qui nie ce rôle
de l’histoire. Vous semblez avoir accepté sans vérification
et sans esprit critique la calomnie très répandue
selon laquelle les usagers de l’espéranto croiraient que
la paix dépend de la langue, ce qui revient à les
assimiler à des imbéciles ou à de pauvres aveuglés,
puisque cela implique qu’ils n’auraient jamais remarqué que
des personnes ou des peuples de même langue pouvaient avoir
de dramatiques conflits. Il est manifeste que vous avez de ce milieu
une image qui n’a aucun rapport avec la réalité. Cela
n’a rien d’étonnant – et c’est pourquoi je ne vous en veux
pas le moins du monde – car c’est l’image que l’on retrouve chez
la grande majorité des intellectuels. (5)
Mais ce n’est pas parce qu’une idée est très répandue
qu’elle est vraie et qu’il est sain de contribuer à sa propagation,
surtout si elle est, dans ses implications, insultante. Ici aussi,
une rectification s’impose.
J’ai été peiné, en tant que poète et écrivain
s’exprimant en espéranto, de vous entendre dire que "la langue en question est
quand même une langue un peu sommaire, un peu pauvre, une sorte de rapiéçage de
langues, de morceaux de langues puisés ici et là". En fait, l’espéranto est
moins hétérogène que l’anglais et, franchement, je ne vois pas en quoi on peut
l’assimiler à un rapiéçage. L’éventail de sources auxquelles a emprunté le
français n’est pas moins large. D’ailleurs, ce qui détermine l’hétérogénéité
d’une composition, ce n’est pas la diversité d’origine des éléments, c’est leur
manque d’harmonie et de noyau assimilateur. Diriez-vous qu’une salade niçoise
est un rapiéçage d’aliments puisés ici et là ? Les lois qui régissent
l’assimilation des emprunts en espéranto en ont toujours assuré l’homogénéité.
L’analyse linguistique le prouve, et si vous persistez à le nier, vous seriez
bien aimable de m’indiquer sur quels faits vous vous appuyez.
Quant à dire que
l’espéranto est sommaire et pauvre, je vous mets au défi
de me le montrer en vous appuyant sur des faits. J’ai donné
de nombreux exemples de sa richesse, de sa souplesse, de son adéquation
à l’expression des pensées les plus profondes dans
mon article "Espéranto
- Le point de vue d’un écrivain", Le langage
et l’homme, 1987, 22, 3, pp. 266-271, ainsi qu’au chapitre VII
de mon ouvrage "Le
défi des langues" (L’Harmattan, 1994). Traiter l’espéranto
de sommaire est une insulte que rien ne justifie. Si vous maintenez
ce qualificatif, veuillez me montrer, par une analyse comparative,
soit de textes, soit d’enregistrements de conversations ou de débats,
que l’espéranto est moins riche, moins nuancé, moins
expressif, plus primaire que le français. Si vous ne le pouvez
pas, vous me devez, ainsi qu’à l’ensemble des usagers de
l’espéranto, des excuses publiques. Un homme d’honneur ne
dénigre pas ce qu’il ne connaît pas. Et si par mégarde
il l’a fait en public dans le feu de la discussion – il est humain
de se laisser emporter – il s’excuse et rectifie. J’espère
que vous tiendrez à vous montrer homme d’honneur.
"Faisons en sorte que chacun puisse finalement
accéder au plus grand nombre de langues possible," avez-vous dit à la fin de
l’échange, et cela signifiait manifestement : "c’est cela qu’il nous faut, ce
n’est pas l’espéranto." Je vous engage à faire une enquête sur la corrélation
entre polyglottisme et espéranto. Vous constaterez que la proportion de vrais
polyglottes est plus grande parmi les personnes qui ont appris l’espéranto dans
l’enfance ou la jeunesse que parmi un échantillon aléatoire de population de
même niveau social. J’en suis un exemple vivant. Quand j’étais traducteur à
l’ONU, nous n’étions que quatre à traduire en français à partir de l’anglais, du
chinois, de l’espagnol et du russe. Sur ces quatre, trois pratiquaient
l’espéranto. Et pour deux d’entre nous, c’est l’espéranto qui, appris dans
l’enfance, nous avait donné le goût des langues et nous en avait énormément
facilité l’acquisition. L’autre ex-collègue dans ce cas est Georges Kersaudy,
auteur de "Langues sans frontières" (Éditions Autrement, 2001), auprès de qui vous
pourrez vérifier que je dis la vérité. Si vous voulez vraiment que "chacun
puisse finalement accéder au plus grand nombre de langues possible", encouragez
les enfants et les jeunes à apprendre d’abord l’espéranto. Vous serez surpris de
constater à quel point le contact direct avec les cultures les plus distantes
motive pour apprendre les langues. Si j’ai fait un diplôme de chinois, c’est
parce qu’à l’âge de quinze ans j’ai correspondu en espéranto avec un jeune
Chinois qui m’a initié à sa culture.
Je suis navré, Monsieur le Ministre, de devoir vous
dire toutes ces choses désagréables. Mais reconnaissez que pour quelqu’un qui
connaît cet univers de l’intérieur, vos affirmations à l’emporte-pièce sont
difficiles à digérer. Je dois à l’espéranto une telle part de mon bonheur, de
mes amitiés, de la découverte du monde et de mon enrichissement culturel qu’il
m’est réellement douloureux d’entendre des propos comme les vôtres : pourquoi,
en assumant un ton d’autorité non fondé sur une réelle compétence, détourner de
ce trésor des personnes qu’il pourrait intéresser si on leur en présentait une
image honnête, objective ? Devrais-je ajouter qu’en dissuadant les gens
d’apprendre l’espéranto, comme le font vos propos, vous privez mes écrits, sans
base objective, d’une part de marché ? Mes textes sont en général très prisés
par les nouveaux élèves. De quel droit intervenez-vous injustement dans le
déploiement spontané des intérêts culturels de la population, au point de priver
un auteur de lecteurs potentiels ? Décidément, j’ai bien des questions à poser à
un avocat.
Je suis prêt à débattre de l’espéranto en public
avec vous, à France-Inter ou dans tout autre forum à votre convenance.
Normalement, un avocat de la défense ne donne aucune indication à la partie
adverse sur la façon dont il compte procéder, mais je serai beau joueur : les
références bibliographiques citées en bas de page vous permettront de voir
comment je défendrai mon point de vue. Vous pourrez ainsi préparer votre
stratégie d’attaque en sachant à quoi vous attendre. Mais méfiez-vous ! Je
connais vraiment bien la question.
Je me réserve le droit de publier et de diffuser la
présente lettre, ainsi que de l’afficher sur l’Internet. Il va sans dire que je
donnerai la même diffusion, si vous me le demandez, à la réponse que vous
voudrez bien m’adresser. Comme vous le voyez, je tiens à jouer franc-jeu.
J’espère que votre sens de l’éthique et de la
culture vous amèneront à étudier ce qu’il en est de l’espéranto réel. Si, comme
je le crois, cette étude vous convainc que vous avez parlé à la légère, je ne
doute pas que vous tiendrez à assumer vos responsabilités et à expliquer au
public que vous vous êtes laissé aller à des affirmations injustifiées. L’équité
n’en demande pas moins.
Veuillez croire, Monsieur le Ministre, que si ma
déception est grande, mon respect vous reste néanmoins totalement acquis.
Claude Piron ("nom de plume" pour certains livres :
Johàn Valano)
____________
Intervention de M. Jean-Jacques AILLAGON, ministre
de la Culture et de la Communication , dans l’émission "Alter ego" de Patricia
MARTIN sur FRANCE INTER, avec Bernard PIVOT, écrivain invité pour son livre "100
mots à sauver" paru chez Albin Michel. Assistant à la réalisation : Vanina SCAGLIA
QUEL AVENIR POUR LA LANGUE FRANCAISE ? Réalisation :
Valérie AYESTARAY
Réponse du ministre à un auditeur prénommé
Serge :
JEAN-JACQUES AILLAGON : Monsieur, je pense fondamentalement, et je crois d’ailleurs ne pas faire preuve de grande
originalité en vous répondant de cette façon, qu’une langue ne peut pas être
décrétée de façon artificielle. Une langue c’est une histoire, c’est
l’expérience de nombreuses générations, c’est une élaboration très subtile, très
complexe, d’une grammaire, d’un vocabulaire, d’une syntaxe, et je crois qu’on
peut pas décréter une langue de toutes pièces. Quand on lit un texte en
espéranto, on voit bien que c’est certes très sympathique, cette idée de donner
à au monde entier une langue qui permettrait enfin, finalement, de revenir sur
la tour de Babel et de nier l’histoire, mais cette histoire, elle est une
réalité très forte, cette histoire elle n’a pas fait qu’opposer les hommes les
uns aux autres, les pays les uns aux autres, les civilisations les unes aux
autres, cette histoire elle nous a également enrichis. Que serait la littérature
universelle si elle n’était pas faite d’une addition de littératures
particulières ? Donc je crois que, plutôt que de tenter de promouvoir de façon
un peu artificielle à mes yeux, une sorte de langue parfaite qui réunirait tous
les hommes, en tout cas prétendrait réunir tous les hommes, il vaut mieux
défendre le principe de la pluralité, du pluralisme linguistique, y compris dans
l’espace européen, faire en sorte par exemple que dans l’espace européen, on ne
consente pas à l’affirmation de plus en plus fréquente d’une langue unique,
d’une langue d’usage unique, mais qu’on affirme bien l’excellence du principe de
la diversité linguistique. Et faisons en sorte que chacun puisse finalement
accéder au plus grand nombre de langues possibles.
PATRICIA MARTIN : C’est peut-être pas un hasard
d’ailleurs que ça n’ait pas pris, non plus, l’espéranto. Il y a eu des
tentatives, et puis on voit bien que ça ne marche pas.
____________
1. Voir
mon article "A
few notes on the evolution of Esperanto" in Klaus Schubert,
réd., "Interlinguistics", n° 42 de la série
Trends in Linguistics - Studies and Monographs : Berlin,
New York : Mouton de Gruyter, 1989, pp.129-142. Ce texte, réactualisé,
peut être lu sous le titre "Evolution
is proof of life" à l’adresse www.geocities.com/c_piron
2. "Manifeste
de Prague", www.esperanto.se/dok/pragman_fr.html,
point 6.
3. Ulrich
Lins, "Die gefährliche Sprache" (Gerlingen : Bleicher,
1988) (édition en espéranto : "La danĝera lingvo"
(même année, même éditeur, ISBN 3-88350-505-6)).
Voir également le chapitre 21 de Ivo Lapenna et al. "Esperanto
en Perspektivo" (Rotterdam, Londres : Centre de recherche et
de documentation sur les problèmes de langue, 1974).
4. Claude
Piron, "Culture
et espéranto", http://www.lve-esperanto.com/bibliotheque,
sous "Articles et Lettres".
5. Je
l’ai montré dans mon rapport de recherche "Espéranto
- L’image et la réalité" (Université
de Paris-8, 1987, n° 66 des Cours et études de linguistique
contrastive et appliquée).
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