L'anglais, première langue en Suisse orientale:
Réalisme ou "à-plat-ventrisme"?
Les Québecois
appellent "à-plat-ventrisme" la tendance à
toujours céder devant la langue anglaise. La décision
de plusieurs cantons alémaniques de l'enseigner comme première
langue étrangère relève-t-elle de cet abandon
de dignité? Notons tout d'abord que la fascination qu'exerce
l'anglais crée une vision en tunnel. Hypnotisé par
la lueur lointaine, on cesse de voir l'ensemble. Ainsi, le Président
de Nissan, suite aux accords avec Renault, oblige son personnel
à étudier l'anglais pour que"les travailleurs
des deux firmes disposent d'une langue commune". "Les
Français ne savent pas mieux l'anglais que les Japonais",
explique-t-il, or, "l'anglais n'est qu'un logiciel". (1)
La fascination l'aveugle: que vaut un logiciel qu'on ne maîtrise
pas encore au bout de six ans?
La domination de l'anglais passe pour acquise. Comme si "c'est un fait"
signifiait "c'est bien". Mais si cette attitude avait régi l'histoire,
l'esclavage serait toujours là et il n'y aurait pas de femme au Conseil
fédéral (Gouvernement suisse). Il est plus démocratique de
poser la question: "Quel est l'intérêt de tous en matière de communication linguistique?"
Or, la comparaison des
moyens opposés à la barrière des langues révèle
un "logiciel" plus performant que l'anglais: l'espéranto,
et ce, pour tous les critères: égalité, aisance,
précision, facilité phonétique, brièveté
de l'apprentissage, etc. (2) De fait, je parlais
mieux espéranto au bout de six mois qu'anglais après
six années farcies d'aberrations, des quatre sons différents
de -ough dans tough, though, through
et cough aux formations perfides du type hard > hardly
(je viens de corriger le texte d'un jeune qui, voulant dire
"j'ai travaillé dur", écrit I hardly
worked, "j'ai à peine travaillé"). Mes
contacts partout dans le monde le confirment: l'espéranto
est mieux adapté que l'anglais à la communication
internationale. Bien sûr, ses détracteurs abondent,
mais ils n'ont jamais observé une séance en espéranto,
vu des enfants l'utiliser dans leurs jeux, feuilleté un magazine
paraissant dans cette langue, ni interrogé des personnes
qui savent et la langue de Shakespeare et celle de Zamenhof. Sans
doute dénigrent-ils des restaurants où ils n'ont jamais
mis les pieds ou des voitures qu'ils n'ont jamais conduites.
L'espéranto est méconnu. Qui sait que c'est, après l'anglais, l'une des dix langues la plus utilisées sur Internet? Qu'il est le support d'une production littéraire considérable? Que Radio Pékin et Radio Varsovie émettent plusieurs fois par jour en espéranto, Radio Vatican plusieurs fois par semaine? Que c'est une des langues de l'Académie internationale des sciences? Que la population
espérantophone compte sept Prix Nobel? Que chaque jour, quelque part dans le
monde, c'est la langue d'une session, d'une rencontre culturelle, d'un
congrès? Qu'on trouve des usagers de l'espéranto dans la plupart des villes
de la plupart des pays du monde, même à Soweto, même à Lomé, même à
Oulan-Bator? Qu'il stimule l'intérêt pour les autres cultures et facilite
l'acquisition d'autres langues? Que bien des jeunes profitent du réseau
d'hébergement gratuit organisé par les associations espérantophones?
Manifestement, des pans entiers de la vie sociale échappent à l'information.
Y a-t-il un sens à ce que Romands et Alémaniques communiquent en mauvais anglais après six années d'étude, peinant à prononcer des sons inconnus en français et en allemand (th, etc.), alors qu'ils pourraient dialoguer
agréablement en espéranto après quelques mois? Si, partout, on présentait la
réalité, à savoir que, de tous les moyens de faire la nique à Babel,
l'espéranto est celui qui donne les meilleurs résultats pour l'investissement le plus faible en temps, en effort et en argent, la diversité linguistique deviendrait ce qu'elle est au fond: une richesse, pas
un handicap.
L'être humain est masochiste. Peut-être faudra-t-il, pour nous ressaisir,
qu'un avocat lance une plainte collective à l'américaine contre les États au
nom de tous ceux qu'ils ont acculés à transpirer sur l'anglais, alors qu'il
existait une formule plus démocratique, plus rentable, psychologiquement et
culturellement plus satisfaisante, dont ils ont négligé d'informer leurs
citoyens. A l'heure où l'on sacrifie tant d'emplois à la rationalisation,
les milliards qu'absorbe l'enseignement de l'anglais, les milliers d'heures
qu'y consacrent des millions de jeunes de par le monde, pour de piètres
résultats, sont une négation flagrante du principe de rationalité. Pour ne
rien dire de l'impact culturel catastrophique qu'a partout la propagation du
broken English.
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1. Yomiuri
Shimbun, 17 Avril 2002.
2. Voir
mon rapport de recherche "Communication
internationale - Étude comparative faite sur le terrain",
Language Problems and Language Planning, printemps 2002,
26, 1, pp. 23-50 ou http://satamikarohm.free.fr/rubrique.php3?id_rubrique=25
(texte publié dans la rubrique "Dialogue" de la "Tribune de Genève" du 15 décembre 2002)
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