Règle N° 15
Salut, Choco ! J’espère
que cela ne vous vexera pas si je vous tutoie ("Je
dis tu à tout ceux que j’aime, même si
je ne les connais pas", disait Jacques Prévert
dans son célèbre "Barbara").
Tu dis : "il est urgent de voler l’espéranto
à l’espérantisme et de l’offrir à
l’humanité." Tout à fait d’accord.
Une des raisons de ma foi en l’espéranto, c’est
que voilà plus de cent ans qu’il survit aux espérantistes.
J’en viens maintenant à la règle n°
15. Tu lui fais dire ce qu’elle ne dit pas. Zamenhof
voulait éviter que les personnes qui adhéraient
à son projet se croient limitées au vocabulaire
du Fundamento. D’où cette règle qui autorise
l’importation de mots étrangers. En fait, elle
ne fait que codifier ce qui se passe dans presque toutes
les langues vivantes. Si on regarde comment la terminologie
moderne fonctionne dans des langues comme le turc, le
japonais, le néerlandais, le persan, l’hébreu
et bien d’autres, on s’aperçoit que cela fonctionne
exactement comme en espéranto. Ou on exprime
le concept nouveau en formant un mot avec les ressources
de la langue, ou on emprunte le mot "international"
EN L’ASSIMILANT AUX REGLES DE L’ORTHOGRAPHE ET DE LA
GRAMMAIRE de la langue en question.
Tu affirmes : "Soit elle [la 15e règle]
est d’application et l’esperanto n’est pas vivant, soit
elle ne l’est pas, et l’espéranto se dissout."
Je ne comprends pas cette alternative. Il suffit de
vivre dans le monde de l’espéranto - ou d’étudier
cette langue en linguiste - pour se rendre compte qu’elle
est vivante et qu’elle ne s’est pas dissoute, bien que
la règle n° 15 soit appliquée depuis
le début. Une des raisons que tu en donnes est
que "Tout mot qui doit entrer dans l’espéranto
doit se plier à l’orthographe, (donc à
la phonétique), et à la flexion de la
langue". Eh oui, c’est comme cela que ça
se passe quand des langues sont en contact et s’empruntent
des éléments de leurs lexiques. C’est
vrai, le français moderne fait exception. Il
y a eu trois époques dans son histoire : l’époque
où, comme dans toutes les autres langues, les
mots étaient complètement assimilés
(riding coat > redingote), l’époque où
les mots n’étaient plus assimilé que phonétiquement
(shampooing ; 50 ans plus tôt, on aurait écrit
champouin) et l’époque actuelle, où
les mots ne sont presque plus assimilés même
phonétiquement ; ils le sont tout de même
un peu ; personne ne prononce le /ar/ de parking à
l’anglaise ou à l’américaine. Il te déplaît
que "Tout mot [entrant] dans l’espéranto
[doive] se plier à l’orthographe, (donc à
la phonétique), et à la flexion de la
langue". Mais il en est ainsi dans pratiquement
toutes les langues, l’anglais et le français
moderne étant deux des rares exceptions.
Par exemple, là où nous écrivons
football, on écrit futbol en espagnol, et
en allemand "jungle" s’écrit Dschungel.
Certaines langues assimilent même les noms propres.
En croate, "Shakespeare" s’écrit Šekspir.
En parcourant des textes dans des langues non-indoeuropéennes,
on glane très vite une série de mots internationaux
que ces langues ont assimilés comme le fait l’espéranto,
donc "en se pliant à l’orthographe et à
la flexion de la langue".
Voici quelques exemples que j’ai ramassé sur
Internet en quelques minutes : indonésien : organisasi,
internasional, demokrasi, manifesto ; turc : politik,
kültüre, ekonomik, otomobil, orijinali
; swahili : teknolojia, demokrasia, sinema, kompyuta.
Si Windows devient Vindozo en espéranto,
c’est parce que c’est ce à quoi conduisent les
règles de l’assimilation qui font de l’espéranto
une langue homogène. En russe aussi le w devient
v, et si on emploie le mot au génitif, on a
vindoza qui ressemble étrangement au mot espéranto.
Il se trouve que l’espéranto est foncièrement
une langue slave, comme le montre son orthographe et
bien des aspects de sa grammaire et de son style. Dans
les langues slaves et baltes, on transcrit un w anglais
par v : croate, tchèque tramvaj, letton tramvajs,
lituanien tramvajus (="tramway"). Ce que
tu appelles << le cauchemar orthographique, vu
l’absence de q,w,y,x, et la présence de c ("ts")
et "c accent grave" (tch) >> et "défiguration
des mots" est un système qu’appliquent à
peu près toutes les langues non-occidentales.
C’est très différent de ce que font le
français depuis 150 ans et l’anglais depuis toujours
(l’anglais est une langue qui n’assimile pas, d’où
son incroyable hétérogénéité),
mais pourquoi s’aligner sur ces deux langues ? Le systéme
des langues baltes et slaves, qui est celui de l’espéranto,
n’a aucune conséquence gênante pour ces
peuples. Si l’on a de la tolérance pour toutes
les langues, y compris celles-là, on doit en
avoir aussi pour l’espéranto, qui est né
dans le même coin, et qui, comme tout le monde,
est marqué par ses origines.
Tu dis que "la 15è règle tue la
connotation". C’est peut-être ton expérience,
ce n’est pas la mienne. Radaro en espéranto
a à peu près les mêmes connotations
que radar en français, il sert en tout cas
aux mêmes emplois métaphoriques. De toute
façon, du moment qu’une langue est utilisée
par un groupe, les mots acquièrent forcément
des connotations. Celles-ci varient selon les groupes.
"Commune" et "bourgeois" n’ont pas
du tout les mêmes connotations en Suisse et en
France.
Autre passage qui m’ahurit : "je parle d’un
discours dominant, un discours qui, sous des dehors
humanistes (défense de la diversité linguistique)
est en réalité l’excellent terreau d’une
extrème-droite d’un nouveau type." Je marine
à longueur de journée dans le monde de
l’espéranto et je ne reconnais pas du tout le
milieu que je connais dans ce que tu en dis là.
Nous devons avoir des expériences très
différentes. C’est peut-être la preuve
que c’est un univers bien plus divers qu’on ne le croit
en général. Quoi qu’il en soit, cette
façon que tu as d’en parler révèle
une rogne contre l’espéranto qui, pour respectable
qu’elle soit, t’empêche de le situer objectivement.
Heureusement, c’est tellement visible qu’aucun lecteur
de tes textes n’en sera influencé. Ton parti-pris
négatif est trop évident.
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