L'espéranto est-il
abominable?
<< C’est toute l’étymologie et l’histoire
des langues qui serait évacuée avec cet
"abominable" (c’est le cas de la dire) espéranto.
>>
Sans doute
ne suis-je pas très intelligent. Je ne comprends
pas pourquoi l’espéranto est abominable, ni d’ailleurs
pourquoi c’est le cas de le dire. Ni comment il fait
pour évacuer l’étymologie et l’histoire
des langues. Auriez-vous la gentillesse de me l’expliquer
?
L’étymologie
et l’histoire des langues sont des sujets qui me passionnent.
Quand je faisais du slavon et que j’ai appris les détails
de l’évolution qui avait abouti au mot russe
cerkov’, "église", lequel était
apparenté au néerlandais kerk,
à l’écossais kirk et donc à
l’anglais church, et que tout cela remontait
au grec kyriakê domos, "la maison
du Seigneur" (kyriakê < kyrios,
"seigneur", comme dans kyrie eleison),
j’ai eu l’impression d’une illumination, que des bouts
de fil qui avaient été déchirés
se renouaient enfin en faisant un dessin cohérent
de toute beauté. J’ai souvent eu cette impression
en faisant de l’étymologie. L’histoire des langues
et leur évolution me passionne tout autant.
Pourtant
je parle l’espéranto depuis l’âge de 11
ans, et si j’ai raté l’étape qui le fait
ressentir comme abominable, j’aimerais pouvoir réparer
ce raté.
L’espéranto
est une langue jeune, comme il y en a plein dans le
monde. Savez-vous que le chinois écrit actuel,
tel qu’on le trouve dans la presse chinoise et les documents
de l’ONU, est plus jeune que l’espéranto ? Avant
1911, on n’écrivait pas en chinois (au sens actuel
du terme) mais en wenyan, une langue aussi différente
de la langue écrite actuelle que le latin de
l’italien. Les créoles antillais ne datent que
de quelques siècles. Quand ils sont nés,
ils n’ont pas évacué l’étymologie
et l’histoire des langues. Le pisin de Nlle-Guinée
date à peine des années 40. Il n’a eu
aucun effet néfaste sur le monde des langues
quand il est devenu langue officielle. Vraiment, je
ne comprends pas.
Pourriez-vous
m’éclairer sur ces points ? J’aimerais beaucoup
comprendre comment j’ai fait, dans ma préadolescence,
pour ne pas me rendre compte que l’espéranto
était abominable. Je vous remercie d’ores et
déjà de vos éclaircissements. Surtout
ne voyez pas dans ces phrases la moindre ironie. C’est
tout à fait sincèrement et modestement
que je cherche à vous comprendre, parce que si
j’ai tort, je veux changer de bord.
Bien cordialement.
<< Ce qui est toujours
abominable c’est le mélange des langues, l’espéranto
en est le summum est est également une abomination.
>>
Comme nous
sommes différents ! Vous trouvez que le mélange
des langues est abominable, pour moi c’est un enrichissement.
J’aime beaucoup l’anglais, bien que ce soit un mélange
de langues ("When we come to a language like English,
we find ourselves dealing with several languages rolled
into one", dit Robert Lord dans Comparative
Linguistics, Londres : English Universities Press,
1974, p. 73). Non seulement c’est un mélange
de langues mais c’est un mélange particulièrement
hétérogène : le son /k/ s’écrit
k dans king, parce que c’est un mot germanique,
mais c dans courage, parce que cela vient
du français. La langue comprend d’innombrables
doublets qui n’ont pas leur équivalent ailleurs
: inevitable / unavoidable, brotherly
/ fraternal, threat / menace, etc.
Quel salmigondis ! Presque toutes les langues du monde
dérivent "dentiste" de "dent"
: allemand "dent" Zahn, "dentiste"
Zahnartzt ; japonais, "dent" ha,
"dentiste" ha-isha ; malais "dent"
gigi, "dentiste" doktor gigi,
etc. En anglais "dent(s)" se dit tooth,
teeth (origine germanique) mais "dentiste"
dentist (origine française). Drôle
de mélange ! Pour moi cela n’a rien d’abominable
! C’est un des charmes de la langue.
C’est vrai, j’ai ce défaut
: j’aime les mélanges. J’ai beaucoup d’affection pour bien
des amis métis. Je suis moi-même le produit d’un mélange
de cultures, ma femme aussi, et nous considérons cela l’un
et l’autre comme une richesse. Mes petits-enfants ont des arrière-grands-parents
de six nationalités différentes. Si vous saviez comme
ils sont mignons !
Il est
vrai que j’aime surtout les mélanges quand un
principe assimilateur les rend homogènes. Il
en est ainsi de la plupart des langues, et notamment
de l’espéranto. L’anglais est une des rares exceptions.
Il y a aussi un principe assimilateur dans une salade
où le mélange de laitue, carottes, radis,
olives, anchois et fromage est harmonisé par
une sauce savoureuse, qui est elle-même un mélange.
Quoi de plus différent que de l’huile, du vinaigre,
de la moutarde ? Sans doute suis-je vraiment pervers
: j’aime mon corps (et pas seulement le mien !). Pourtant
c’est un mélange de solide, de liquide, de visqueux,
de dur, de mou, de rose, de blanc, de rouge, de jaune,
de noirâtre...
Vos propos
montent que vous ne savez rien de l’espéranto.
Vous trouvez qu’il lui manque des bizarreries ? Et les
lettres à chapeau, ne sont-elles pas bizarres
? Et les formations rigolotes de mots composés
comme en créent les enfants ? Ce que vous reprochez
à l’espéranto dans cette phrase, c’est
ce que vous devez, pour être cohérent,
reprocher au chinois. Le chinois, comme l’espéranto,
se compose uniquement de monèmes invariables
qui se combinent sans restriction. En chinois, pas de
verbe irrégulier, pas de pluriels bizarres, pas
de formation lexicale irrégulière [si
on sait dire "dent" (ya), on sait dire
"dentiste" (yayi)]. Pourtant, c’est
une langue pleine de charme.
Vous dites
aussi : "En échange [de l’espéranto],
on ne pourra pas parler la langue apprise dans les pays
anglophones (si je vais à Londres pour le travail
je ne vais pas demander à un serveur de restau
de parler l’esperanto)". Quelle idée bizarre
! Le fait que je parle espéranto ne m’empêche
pas de parler anglais avec plaisir. J’ai une fille qui
habite aux Etats-Unis. Quand je vais la voir, je parle
anglais à longueur de journée avec la
plupart des gens du coin que je rencontre. Il serait
absurde que j’attende d’eux qu’ils parlent espéranto.
Ils ne savent même pas ce que c’est (il me semble
que vous non plus, d’ailleurs). Je crois que de savoir
l’espéranto m’a beaucoup aidé, quand,
plus tard, j’ai appris l’anglais. Je ne comprends pas
l’incompatibilité que vous voyez entre ces deux
langues. Pourriez-vous me l’expliquer ? J’ai un autre
travers : j’aime comprendre.
Vous ajoutez
qu’avec l’espéranto il n’y a pas "de possibilité
d’apprendre un accent ce qui rend la communication plus
difficile". Ce n’est pas mon expérience.
J’ai parlé l’espéranto avec des personnes
de plus de cent pays, je n’ai jamais trouvé la
communication plus difficile qu’en anglais. En fait,
elle l’est moins. Quand je travaillais en Asie orientale,
j’ai assisté à des réunions entre
Chinois, Japonais, Vietnamiens, Coréens tenues
en espéranto, à des réunions analogues
utilisant l’anglais, et à d’autres recourant
à l’interprétation simultanée anglais-chinois-japonais.
Celles où la communication était la plus
performante étaient celles qui se déroulaient
en espéranto. Cela tient en grande partie à
l’accent tonique fixe et au fait que l’espéranto
n’a que cinq voyelles pures, alors que l’anglais à
une quinzaine de sons voyelles qu’il faut bien différencier
pour se comprendre. Peu de peuples arrivent à
reproduire la distinction entre sucks et sacks,
sacks et sex, sex et six,
six et seeks, etc. Croyez-moi, avec un
Japonais ou un Coréen, j’aime mille fois mieux
parler espéranto qu’anglais. Voyez (ça
y est, je refais de la pub pour mes articles, pardonnez-moi
!) la section B 2 de mon rapport de recherche "Espéranto
- L’image et la réalité", accessible
par http://claudepiron.free.fr.
Bonne lecture
!
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