Communication: l'alternative "respect"
Les relations se structurent
La communication n'est vraiment humaine
que si elle reconnaît la dignité égale de chacun.
Cet idéal est rarement réalisé. Dès
que deux êtres humains se rencontrent, ils structurent la
relation. Notre psychisme est à la base un animal sur le
qui-vive. En une seconde il évalue les forces respectives
et prépare sa tactique: s'imposer? séduire? fuir?
Chez la personne moralement et affectivement mûre, ces trois
options sont immédiatement écartées au profit
d'une collaboration entre égaux. Malheureusement, la plupart
des humains laissent la structuration s'établir d'elle-même,
suivant leurs habitudes ou leur appréciation instinctive
de la situation.
Il est normal de structurer la relation
avec un enfant sur le mode supérieur-inférieur. Mais
"normal" n'équivaut pas à "bien".
Il vaut mieux renoncer aussi bien au rôle du dominant, qui
impose ses vues, que du dominé, qui cède systématiquement
à l'enfant. La formulation des phrases est ici d'une importance
capitale, car ce sont des différences minimes qui déterminent
les positions. La différence est grande, du point de vue
de l'impact psychologique, entre "range tes affaires"
et "ta chambre n'est pas rangée". La première
formule structure la relation sur le mode dominant-dominé.
C'est un ordre, et l'être humain, fait pour la liberté,
tend à se révolter contre toute contrainte. Certes,
souvent, la rébellion est surmontée en une seconde
et demeure inconsciente. Ce n'en est pas moins une réaction
qu'il est sage de prévenir. En outre, cette phrase souligne
l'infériorité. Elle traite l'enfant en subordonné,
lui faisant absorber un message qui, à force d'être
répété, peut conduire à des sentiments
d'infériorité pouvant se révéler gravement
handicapants tant dans la vie professionnelle que personnelle.
La deuxième formule transmet
un message différent: "J'attire ton attention sur un
fait. Je te considère comme quelqu'un d'intelligent qui sait
ce qu'il faut faire s'il veut retrouver ses affaires et me faciliter
le nettoyage. Je fais confiance à ton bon sens et à
ton sens des responsabilités". C'est une structuration
partenaire-partenaire. Elle est nettement plus efficace.
La façon de communiquer
détermine les sentiments. Comme ceux-ci sont contagieux,
un changement dans la communication peut modifier le climat de toute
une famille, de tout un milieu de travail. Les enfants dont les
parents communiquent sur le mode partenaire-partenaire apprennent
très tôt qu'on peut dire "non" sans être
agressif, simplement parce qu'on est reconnu dans son droit de dire
ce qu'on pense ou ressent. Ils apprennent aussi qu'il faut un chef,
mais qu'être chef ne veut pas dire "dominer-écraser",
seulement "guider avec doigté et respect", et que
chacun doit accepter des désagréments pour le bien
de l'ensemble. Respectés dans leur ressenti, ils se sentent
respectés dans leur personne et sont amenés à
respecter les personnes en ayant à leur tour des égards
pour ce qu'elles ressentent.
Évidemment, on
ne peut structurer les relations sur le mode partenaire-partenaire
que si l'on est sorti de l'égocentrisme qui est le point
de départ de notre vie psychique. Le vendeur dont la survie
dépend des sommes encaissées va opter pour le mode
dominant-dominé. Face au client, enfant quémandeur
de par son désir, il sera le parent qui conseille et rassure.
Ce qui est vrai d'un magasin l'est aussi de la société
en général. Les firmes adoptent dans la publicité
l'attitude dominante, celle du parent qui sait ce qui est bien pour
l'enfant. Leur attitude est empreinte de supériorité.
Souvent elles ramènent l'être humain à un animal
qu'on va séduire par des motivations élémentaires
du type sexe ou gloutonnerie, ou à un enfant narcissique
qui ne peut vivre sans une haute idée de lui-même.
En s'adressant directement à l'instinct, elles font fi de
la dignité de la personne. Elles traitent le public comme
un ensemble de machines qui, si on sait en manipuler les leviers,
donnent le résultat voulu: sortir leur porte-monnaie. Aussi
imposent-elles des objets dont la valeur ne tient qu'à l'image
qui leur est artificiellement associée. Un article inutile
devient un must. Sous-entendu: vous n'êtes rien si
vous ne l'avez pas. On manipule ainsi notre désir fondamental:
être. De peur de n'être rien, j'achète l'article.
Être quelqu'un, c'est aussi être reconnu par les autres,
être normal. Choisir cette marque, c'est cesser d'être
seul. Devenir membre du grand troupeau des victimes de la manipulation.
Violence cachée
L'imposition par la manipulation
psychique est une violence qui ne dit pas son nom et elle est de
tous les instants. Entreprises, société, publicitaires
sont de bonne foi. Ils trouvent normal de manipuler les psychismes
en tirant parti du fait que l'inconscient est bel et bien inconscient,
donc extérieur aux circuits de l'esprit critique. Mais la
privation de dignité accumule dans les profondeurs du psychisme
des affects négatifs aux effets délétères.
Un de ceux-ci consiste à exacerber, par besoin de compensation,
l'égoïsme ou l'aspiration au plaisir: il amorce un processus
en spirale, puisque la publicité s'adresse justement à
ces besoins-là, et qu'elle va les renforcer. Un autre résultat,
fréquent dans une partie de la population, est de chercher
à rétablir l'équilibre en écrasant par
la supériorité: ironie, insulte, sadisme, harcèlement,
contrôle de la vie d'autrui sont les moyens de retrouver
le "plus" dont on a été privé. Un
troisième effet est un sentiment de détresse ou de
mal-être général, qui, dans une société
persuadée que seules les choses permettent de résoudre
les problèmes, conduit à l'abus de médicaments
psychotropes, de somnifères, d'alcool, de tabac et de drogues.
Mais le plus dangereux de tous les effets est la rage, rage inconsciente,
rage refoulée parce que le Moi se crispe pour ne pas la sentir,
tant il en a peur, parce qu'il en pressent le potentiel de violence.
La phrase "J'ai la haine", récurrente dans
la bouche des jeunes, n'en est-elle pas une expression?
On a longtemps lié
la violence à la frustration. On sait aujourd'hui que l'être
humain accepte facilement la frustration si on lui en explique le
sens et s'il est traité avec la considération que
mérite sa dignité fondamentale de personne autonome,
que nul ne devrait traiter de haut. La violence est une réaction
naturelle au mépris, même implicite, à une mise
en infériorité. Or celle-ci est constante dans notre
société. Si nous ne nous en rendons pas compte, c'est
que nos psychismes ont organisé efficacement leurs défenses
pour nous empêcher de la percevoir.
Une structuration malsaine de la communication linguistique
Les structurations dominant-dominé
sont si multiformes qu'il serait impossible de les citer toutes.
La communication linguistique internationale en offre un exemple
peu remarqué. Le monde a adopté l'anglais passivement,
sans le décider vraiment, sans faire le tour des options
possibles ni réfléchir aux conséquences de
ce choix. Or, la maîtrise d'une langue implique l'insertion
dans le cerveau de centaines de milliers de réflexes que
nous renforçons chaque fois que nous parlons. S'exprimer
dans une langue étrangère, sauf si nous l'employons
tous les jours, c'est comme être contraint de se servir de
sa main non dominante. Lorsqu'un droitier s'est cassé le
bras droit, des milliers de connexions nerveuses lentement mises
en place se retrouvent hors jeu: il est gauche, maladroit.
Il en est de même lorsqu'on parle une langue étrangère.
On trouve moins facilement ses mots, on laisse tomber des nuances
importantes pour se cantonner dans ce dont on est sûr, on
fait des fautes qui nous rendent ridicule, ce qui fausse la relation.
"Quand on parle une langue étrangère, on a l'air
moins intelligent qu'on n'est", me disait naguère un
collègue japonais. Le passage par l'anglais fait partie des
violences qui ne disent pas leur nom, et il serait sain d'en prendre
conscience. Il impose au non-natif l'adaptation à des centaines
de milliers de contraintes aussi absurdes qu'arbitraires (qu'on
songe à l'incohérence de l'orthographe, à l'inconstance
de l'accent tonique ou à des formations perfides du type
hard > hardly), dont le seul effet est de compliquer la
communication. Hélas, on ne s'en rend compte que si l'on
a un point de comparaison. Seuls ceux qui ont l'expérience
de la communication en espéranto, structurée sur le
mode partenaire-partenaire, perçoivent ce qu'est en réalité
la communication par l'anglais, ou, d'ailleurs, par toute autre
langue nationale, entre personnes d'origines différentes.
La structuration dominant-dominé
est d'autant plus nette que l'anglophone de naissance est dispensé
de tout effort. Il appartient à la caste supérieure
et se comporte comme tel. Il juge normal que tout le monde parle
sa langue. Or, le langage est une arme, comme le savent tous les
avocats, tous les politiciens. L'infériorité linguistique
est une infériorité grave. Toute négociation,
toute discussion entre participants à la vie internationale
sont des échanges viciés (1). Structurés
entre fort et faible. Violents. Qui dira que les événements
du 11 septembre 2001 ne sont pas, pour une part, liés à
cette violence jamais explicitée? L'attaque des tours a représenté
pour l'inconscient la castration d'un phallus arrogant, une affirmation
d'être de la part de gens constamment rejetés dans
le non-être. La planification de l'acte a eu beau nécessiter
réalisme et maturité intellectuelle, les sentiments
qui l'ont motivé appartiennent aux couches les plus primitives
de l'affectivité. Pour l'inconscient des Musulmans et des
Arabes, et d'une bonne partie des populations du Sud, le message
lancé aux Américains a été clair: "Que
le monde entier voie que vous n'êtes pas si mâles que
ça!"
L'acte violent est une affirmation
d'être, une façon de forcer celui qui se veut sourd
à entendre un appel désespéré: "Je
suis, j'existe, tenez compte de moi". C'est le plus souvent
sans le vouloir et sans s'en rendre compte que, ayant inconsciemment
assumé une position dominante, on adopte une manière
de communiquer qui transmet à l'autre un message annihilant:
"Tu n'es rien, ta personne et ce à quoi elle s'identifie
(ta culture, ta religion, ta terre) sont quantité négligeable,
tes besoins réels et ce que tu ressens, cela ne m'intéresse
pas." Mais en adoptant cette attitude on accumule de la dynamite
dans les psychismes. Il ne faut pas s'étonner si cela finit
par exploser.
On peut considérer
l'homme comme un animal en cours d'humanisation. Or, ce qui distingue
l'homme de l'animal, c'est la communication par le langage. Il peut
s'en servir pour humilier, mépriser, détruire. Il
peut en faire un refuge pour se protéger de l'étranger,
qui risque d'ébranler ses certitudes. Dieu merci, il peut
aussi découvrir que l'attention au langage permet une relation
partenaire-partenaire comportant d'immenses avantages. Cette relation
passe par le respect, qui s'incarne dans la manière dont
on formule ses phrases. Au stade primitif où en est l'humanité,
la communication avec respect est encore rare. Mais elle progresse,
à en juger par l'évolution des rapports entre parents
et enfants, entre syndicats et patronat, entre Églises, entre
chefs et subordonnés dans bien des lieux de travail et entre
de nombreux États, qui dialoguent réellement entre
égaux. Il est triste que les États-Unis, où
le respect mutuel des personnes est particulièrement répandu
dans la vie quotidienne, soient, au niveau gouvernemental, l'un
des pays qui ait le plus nettement opté pour le mode dominant-dominé.
On peut toujours rêver.
Je rêve d'une époque où l'on profiterait de
l'école de recrues (2) ou d'un équivalent
féminin pour enseigner les principes de l'art du respect,
avec exercices pratiques sur l'impact psychologique des divers types
de formulation. À terme, les couples et les familles en tireraient
un bénéfice considérable, et on peut penser
que, les acteurs de la vie économique se sentant mieux dans
leur peau, le produit intérieur brut croîtrait dans
une mesure bienvenue. On travaille mieux et on est plus créatif
quand on se sent respecté. Or, bien des personnes manquent
de respect, non par désir ou mauvaise volonté, mais
faute d'avoir appris comment s'y prendre ou d'avoir compris quelles
étaient les conséquences de telle ou telle façon
de s'adresser à son interlocuteur.
Qu'il s'agisse des relations entre conjoints, parents et enfants, acteurs sociaux ou communautés ethniques, linguistiques ou religieuses, une communication partenaire-partenaire est toujours indiquée. Partout l'on voit pour le moment des affiches qui invitent le public à s'écouter pour s'entendre. Ne faudrait-il pas d'abord écouter l'Autre pour le découvrir? Et reconnaître qu'il ne sert à rien d'écouter si l'on ne répond pas par le langage du respect et de la dignité.
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1. Mme
Calmy-Rey a expliqué qu'avant sa rencontre avec Colin Powell
à Davos, elle a pris le temps de bien répéter
ses phrases en anglais afin d'être sûre de ne pas trahir
le message. La ministre est ramenée au rang d'élève.(RSR1,
01.02.03)
2. Première
étape du service militaire obligatoire en Suisse.
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