Charles Baudouin: synthèse ou syncrétisme
Faut-il coordonner les diverses
théories?
Les différenciations de la tendance
au plus-être
La difficulté de coordonner les axes
La structuration de la personnalité
selon Baudouin
La théorie des instances et le conflit
psychique
Les instances: zones libres de conflits?
Autres synthèses isomorphes
Conclusion
Bibliographie
On dit facilement de Charles Baudouin
que son système est fait de bric et de broc, qu'il a pris un peu de Freud, un
peu de Jung, un peu d'Adler, et que cela ne tient pas debout parce qu'il n'y a
aucun sens à mettre ensemble des éléments aussi disparates. En un mot, ce serait
du syncrétisme.
Pour quelques-uns d'entre nous, il ne s'agit pas de
syncrétisme mais de synthèse. Comment nous départager?
Notons tout
d'abord que le caractère disparate des éléments ne suffit pas pour éliminer
l'idée d'une synthèse réussie. Le corps humain en offre un bon exemple: quoi de
plus disparate qu'un œil et un intestin grêle, un neurone de votre cerveau et un
os de la boîte crânienne? Il y a dans notre corps du dur et du mou, du liquide
et du solide, mais ce n'est pas du syncrétisme. C'est une synthèse parce que
chaque élément est à sa place et s'intègre dans une unité cohérente qui lui est
supérieure. Rien ne permet de penser que le psychisme soit plus homogène, et
s'il en est ainsi, une vision réaliste du psychisme devra nécessairement
intégrer des éléments d'une très grande disparité.
Quels critères
pourrait-on adopter pour déterminer s'il s'agit d'une synthèse ou d'un
syncrétisme? Le principal est incontestablement le critère de cohérence interne,
mais il y en a d'autres: par exemple, il faut voir si la théorie examinée
constitue un système conceptuel efficace, c'est-à-dire un outil qui permet de
mieux saisir le réel, et s'il existe une explication à la cohérence, un niveau
supérieur aux éléments disparates intégrés et qui explique pourquoi ils sont ce
qu'ils sont et pourquoi ils se situent à telle ou telle place. Si nous
constatons en outre que la doctrine étudiée est conforme à des descriptions du
réel faites indépendamment et que des synthèses structurées de façon analogue
ont été faites par ailleurs, la question se posera de savoir s'il ne s'agit pas
tout simplement d'une découverte, et non d'une construction théorique.
Faut-il coordonner les diverses théories?
Avant de voir
si nos critères se vérifient, il faut peut-être poser la question: pourquoi
vouloir mettre ensemble des théories différentes? Deux types d'arguments
militent en faveur d'une telle mise en ordre.
D'une part, c'est une
question de rigueur intellectuelle. Nous nous trouvons ici devant quatre
possibilités:
- les diverses théories sont de simples constructions de
l'esprit sans aucune correspondance avec le réel; - l'une des théories en
présence décrit la réalité de façon correcte et les autres pas; - les
diverses théories décrivent chacune une partie de la réalité, cette partie
qu'elle a explorée, d'autres secteurs du réel lui ayant échappé; - toutes
les théories décrivent une même réalité en des langages différents.
Dans le premier cas, la question "synthèse ou syncrétisme?" ne se pose pas.
Baudouin est un praticien, un clinicien: une théorie qui est une pure
spéculation sans attache dans le monde réel ne l'intéresse pas. Dans le deuxième
cas, si une des théories en présence et une seule s'accorde avec les faits
connus, il faut le vérifier et éliminer les autres, dès lors déclarées fausses.
Baudouin a procédé à cette vérification en expérimentant ce que l'on vivait dans
les différentes écoles, notamment dans la position de patient, et en se posant
constamment la question de savoir laquelle des hypothèses concurrentes se
vérifiait dans tel ou tel cas concret. Sa conclusion - et je pense que tout
chercheur honnête sera acculé à conclure de même - est que rien n'autorise à
dire qu'une théorie contient toute la vérité et que les autres n'ont aucune
valeur. Mais si tel est le cas, on ne peut, sous peine de renoncer à la rigueur
intellectuelle, estimer qu'une seule théorie mérite d'être prise en
considération. Le psychisme est une totalité. Si nos auteurs en ont découvert
chacun un tiers, on est forcé d'étudier les trois tiers et de voir comment ils
s'articulent pour avoir une idée adéquate du réel.
En réalité, si
l'on prend la peine d'étudier les faits avérés d'une part, les différentes
théories d'autre part, on est amené à conclure que chaque théorie comporte une
part de recoupement avec les autres, c'est-à-dire l'expression d'une même
réalité en un langage différent, une part de fantasme ou de construction
purement théorique et une part de description d'un réel spécifique totalement
négligé ou ignoré par les autres théories. Dans ces conditions, refuser de
coordonner les diverses doctrines revient à fuir la connaissance réaliste du
domaine que l'on prétend étudier.
À l'exigence de rigueur
intellectuelle s'ajoute une exigence d'éthique quand on passe de la théorie à la
pratique. Face à un être souffrant, si nous ignorons les diverses théories et la
manière dont elles s'articulent en décrivant chacune une partie de la réalité
psychologique, avons-nous le droit de négliger le risque que la clé du problème
qui nous est soumis se situe justement dans la partie du psychisme qu'a négligée
l'école qui a notre faveur? Baudouin ne croit pas avoir ce droit. Pour lui,
connaître les diverses théories et les situer les unes par rapport aux autres
est en dernière analyse une question de déontologie, de respect pour la personne
qui souffre.
Le matériel que l'on obtient lorsqu'on invite une
personne à se laisser aller à ses associations libres est incroyablement divers.
Il y a de tout: des souvenirs, des réflexions, des sentiments, des jugements,
des bouts de film, des fantasmes, des hypothèses, bref, il s'agit de productions
parfaitement hétéroclites. Or, on ne peut structurer un fouillis qu'en y
projetant son propre psychisme inconscient. Autrement dit, face aux associations
libres, nous nous trouvons comme le sujet devant un test de Rorschach. Si Freud
interprète ce matériel en termes de sexualité, c'est dans ses propres complexes
que se situe la clé "sexe" avec laquelle il croit pouvoir déchiffrer les
hiéroglyphes produits par le patient, et si Adler interprète un matériel
semblable en termes d'infériorité-supériorité, c'est en projetant lui aussi sa
propre problématique inconsciente.
Baudouin a fait observer un jour
qu'il était curieux qu'en allemand le nom de Freud signifie "joie", celui
d'Adler "aigle" et celui de Jung "jeune" alors que ces trois auteurs se sont
respectivement intéressés au plaisir, à la volonté de puissance et aux prises de
position métaphysiques qu'impose la deuxième moitié de la vie. Personnellement,
j'avais pris cette remarque pour une boutade jusqu'au jour où une personne venue
me consulter, un étudiant originaire de l'Italie du sud, m'a dit: "La personne
qui m'a convaincu de faire une analyse m'a donné deux adresses, la vôtre et
celle d'une certaine Mme Kiss. J'ai hésité parce que Mme Kiss a son cabinet plus
près de chez moi, mais kiss, ça veut dire "baiser", n'est-ce pas?, et le
baiser, ça me fait peur, alors que piron, dans le dialecte de mon
enfance, ça veut dire "fourchette", et je suis un gourmet.
Si l'on
croit à la réalité d'un inconscient capable de faire tout ce que Freud lui prête
dans Psychopathologie de la vie quotidienne, il n'est pas déraisonnable
de penser que les analystes dont le nom signifie quelque chose voient par
là-même une sélection s'opérer dans leur clientèle potentielle. Il n'est pas
déraisonnable de penser qu'une personne qui sent confusément qu'elle souffre
d'inhibition au niveau du plaisir s'adressera à M. Joie (Freud) plutôt qu'à M.
Aigle (Adler), mais qu'une personne qui voudrait dominer le monde pour compenser
des sentiments d'infériorité ira consulter M. Aigle (Adler) plutôt que M. Joie
(Freud), M. Jeune (Jung) attirant plus spécialement les personnes qui se posent
des problèmes sur le sens de la vie et de la mort et qui, ayant dépassé la
quarantaine, sont à la recherche d'une jeunesse perdue. Si tel était le cas, les
clientèles sur lesquelles ont travaillé ces auteurs représenteraient ce qu'on
appelle en statistique des échantillons biaisés et leurs théories s'en
ressentiraient.
Bien sûr, il peut s'agir de toutes sortes d'autres
facteurs, comme par exemple de l'identification d'une personne à son propre nom,
mais quoi qu'il en soit de ce problème, un fait demeure: il est impossible
d'attribuer un sens quelconque aux associations libres d'un patient sans
structurer ce matériel en fonction de sa propre personnalité. Dans ces
conditions, adhérer à une théorie en négligeant les autres, c'est se soumettre à
une contagion mentale en se donnant un maître, c'est renoncer à l'esprit
critique et à l'attitude d'autonomie qui sont à la fois la caractéristique de
l'intellect adulte, de la démarche scientifique et du sens des responsabilités.
Les différenciations de la tendance au plus-être
Mais
poursuivons notre réflexion sur la position respective des grandes théories de
l'inconscient. Baudouin aimait à parler de la tendance au plus-être. Il y a,
disait-il, chez chaque être humain, une tendance à être plus, à devenir
davantage. Et effectivement, il est frappant qu'il soit impossible d'empêcher la
croissance d'un enfant. La seule façon d'empêcher un enfant de croître, c'est de
le tuer. Du moment qu'il vit, il grandit. On peut déformer la croissance, on
peut l'orienter, mais on ne peut l'empêcher. La première tendance que manifeste
donc l'être humain, au moment déjà où il consiste en une seule cellule, est une
tendance à être plus, à croître, tout d'abord quantitativement, mais très vite
qualitativement: les cellules qui se multipliaient ne tardent pas à se
différencier en trois types, les trois feuillets embryonnaires. On voit ainsi
apparaître l'endoderme, qui donnera naissance au système digestif, le
mésoderme, qui produira les muscles, les os, le sang, et
l'ectoderme qui deviendra la peau, les organes des sens et le système
nerveux.
On peut se demander si à chacune de ces différenciations de
la croissance ne correspond pas une tendance fondamentale de l'être. C'est un
fait que si l'on observe les bébés, on s'aperçoit que dans les moments où ils ne
sont pas purement passifs, il ne présentent que trois types d'activité: ils
tètent, ils remuent telle ou telle partie de leur corps, ou ils s'exercent au
contact avec le monde des gens et des choses. Et Piaget ne nous faisait-il pas
observer naguère que de tous les réflexes du nouveau-né, trois seulement
donnaient naissance, par différenciations successives, à toutes les conduites de
l'enfant et de l'adulte: le réflexe de succion, le réflexe de préhension et le
réflexe oculocéphalogyre? Le rapprochement avec les trois tendances
fondamentales dont je fais l'hypothèse - avec les trois "métasystèmes" qui
constituent notre corps - est extrêmement tentant. Dans cette conception à
l'endoderme - au bébé qui tète - correspondrait la tendance à jouir (et à éviter
la douleur), au mésoderme - au bébé qui remue bras et jambes - la tendance à se
mouvoir, à agir, à réaliser son potentiel d'action (et à éviter d'être mis dans
l'impossibilité de faire quelque chose), et à l'ectoderme - au bébé qui regarde
(qui cherche à établir un contact) et qui explore (qui cherche à comprendre son
environnement) - la tendance à entrer en relation avec le monde extérieur d'une
manière qui assure la sécurité (et à éviter toute menace).
Dans
cette perspective les grandes théories psychologiques apparaissent comme se
limitant chacune à un aspect de la tendance fondamentale du psychisme. Freud et
Reich auraient ainsi privilégié la tendance à jouir, Jung et Rogers la tendance
à se réaliser, Adler et Karen Horney la tendance à être en relation d'une
manière non menaçante avec les gens, Piaget ayant étudié la même tendance en ce
qui concerne la relation avec les choses. Chaque auteur aurait ainsi mis
l'accent sur une portion du réel psychique à laquelle il s'identifie
personnellement pour des raisons tenant à son histoire personnelle, à ses
propres angoisses, à ses propres intérêts.
La difficulté de coordonner les axes
Si l'intégration en
une même synthèse des diverses théories est une obligation de la rigueur
intellectuelle et de l'éthique, pourquoi Baudouin est-il pratiquement le seul
qui se soit lancé dans cette entreprise? Parce qu'il n'y a pas de synthèse sans
coordination d'axes différents et que toute coordination d'axes est une activité
qui, comme l'aurait dit Janet, est "psychologiquement coûteuse". Si,
affectivement, la solution de facilité consiste à ne pas détrôner le père qu'on
s'est donné, intellectuellement, elle consiste à ne regarder qu'un seul axe.
La difficulté de coordonner les axes ressort très nettement des
travaux de Piaget. Prenons l'exemple de la conservation des liquides. Si vous
placez une même quantité de sirop dans deux verres hauts et étroits devant un
enfant de quatre ou cinq ans en vous assurant que pour lui les deux verres
contiennent exactement la même quantité, puis que, sous ses yeux, vous versez le
contenu de l'un des verres dans un verre bas et large, l'enfant n'arrive pas à
comprendre que la quantité de sirop est toujours la même. Il voit un verre où le
sirop monte jusque-là, un autre où il n'arrive qu'ici, et pour lui il y a plus
dans l'un que dans l'autre. Il ne saisit pas que ce qui est perdu en hauteur est
gagné en largeur et inversement. Il n'a pas la capacité de coordonner l'axe
horizontal et l'axe vertical (Piaget et Inhelder, 1969).
Cette même
difficulté se retrouve chez l'adulte dès qu'on sort de la vie courante. Et cela
se produit notamment dans le cas des théories de l'inconscient. Freud utilise un
axe vertical. En bas, il y a les ouvriers qui assurent le fonctionnement de
l'entreprise mais sont facilement en conflit entre eux et avec la direction, En
haut il y a le conseil d'administration, qui ne cesse de dire au directeur: "Il
faut faire ceci, il faut faire cela, vous auriez dû faire ceci et pas cela..."
Et, coincé entre les deux, il y a le pauvre directeur, qui ne sait comment
contenter les uns et les autres et doit en plus s'occuper du réel, c'est-à-dire
de la clientèle. C'est un axe vertical, hiérarchique.
Jung utilise
un axe horizontal, un axe qui va dans le sens extérieur-intérieur. Il envisage
tout d'abord une façade, puis la maison proprement dite, et, derrière, un
débarras où l'on trouve toutes sortes de vieilleries, aussi bien des objets
précieux que les preuves des crimes passés, et qui communique avec une forêt
peuplée d'êtres étranges, mais où il y a aussi des trésors enfouis.
Il me semble qu'on s'évite bien des contresens si l'on considère, comme
Baudouin, qu'un conseil d'administration est autre chose qu'un service de
public relations. Quand on me dit: "pourquoi ne choisissez-vous pas entre
Freud et Jung? Vous essayez de ménager la chèvre et le chou, il faut savoir
s'engager, que diable! opter pour une doctrine et s'y lancer à fond," j'ai
l'impression qu'on me dit: "Pourquoi diable voulez-vous coordonner la verticale
et l'horizontale? Votre système n'est ni chair ni poisson. Décidez-vous en
faveur de l'un des deux axes et ne perdez pas votre temps à essayer de concilier
des directions orientées de façon totalement inconciliable." Il y a à première
vue quelque chose de très sympathique dans ce discours qui prône l'engagement et
semble exclure les positions tièdes. Mais, pour ne rien dire du fait que cette
attitude revient à fuir le conflit, et non à l'assumer, on ne peut apprécier une
quantité de liquide que si l'on coordonne l'axe horizontal et l'axe vertical. De
même, on ne peut comprendre une personnalité que si l'on tient compte des axes
différents par lesquels les diverses écoles l'abordent. Pour que vous le
saisissiez mieux, je dois vous expliquer rapidement comment, selon Baudouin, se
structure la personnalité au cours des six ou sept premières années de la vie
(Baudouin, 1961, pp. 77-116; Baudouin, 1950, pp. 207-229).
La structuration de la personnalité selon Baudouin
Cette structuration se fait suivant
un mouvement ascendant et selon une double dialectique: dialectique
entre l'être et le milieu d'une part, dialectique entre les
instances qui constituent la personnalité d'autre part. Dans
ce fait on trouve déjà un argument en faveur de l'idée
qu'il s'agit d'une synthèse et non d'un syncrétisme,
car ce type d'évolution nous est bien connu par ailleurs.
On le retrouve dans l'histoire des modes, dans l'histoire des idées,
dans la théorie de Hegel comme dans l'œuvre de Marx (1),
et dans la manière dont Piaget a établi que se forme
l'intelligence, par une série d'équilibrations et
de ruptures d'équilibre successives suivant un mouvement
ascendant.
Il est intéressant d'observer que les deux instances que
Baudouin place à la base du psychisme se retrouvent dans cette situation typique
de régression qu'est le sommeil. Il y a toute une portion de notre sommeil qui
se caractérise par une sorte d'absence totale de l'être, d'être en tant que
sujet, par des rythmes d'une précision inouïe, par une parfaite régularité des
ondes cérébrales. Le cœur bat régulièrement, la respiration est cadencée et le
ronflement a lui aussi la régularité d'une machine. Sur le plan psychique il ne
se passe rien, la vie est purement automatique.
Et puis brusquement,
le dormeur change d'attitude. Son cœur se met à battre de façon aberrante, sa
respiration peut devenir haletante, l'électroencéphalogramme semble s'affoler,
le tracé perdant toute régularité. Les yeux du dormeur se mettent à s'agiter
dans tous les sens. C'est la phase de mouvements oculaires rapides, pendant
laquelle nous rêvons. Très souvent, pendant cette phase, les hommes ont une
érection. Dans la vie automatique, rythmée, sans présence subjective, un autre
être a fait irruption, un être fait de désir, d'angoisse, de créativité
onirique, d'instincts, de pulsions, de fantasmes. C'est ce que Freud appelle le
Ça et que Baudouin désigne sous le nom de Primitif.
Ainsi, à la base du psychisme,
Baudouin discerne deux noyaux de personnalité totalement
différents, puisque l'un tend à être le moins
présent, le moins engagé, le moins personnel possible
- sa devise est: "Surtout, pas d'histoires!" , "Pas
de changement!" - alors que l'autre veut jouir, réaliser,
être, foncer, quitte à faire mal et à se faire
mal, bref, est un être bouillonnant des pulsions les plus
contradictoires. L'instance dite Automate tend vers un minimum
d'intensité, alors que l'instance dite Primitif, ou
Ça, tend vers un maximum d'intensité. Les seize
premiers mois de la vie sont marqués par l'alternance de
ces deux instances au poste de commandement, l'Automate prédominant
au début, et le Primitif s'extériorisant de plus en
plus au fur et à mesure que l'enfant approche et entame sa
deuxième année de vie. (2)
Pour tenter de résoudre la
contradiction entre ces deux êtres qui le constituent, l'enfant, à l'âge où il
commence à parler, cherche un principe de comportement dans la relation avec le
milieu. Il devient pour lui absolument essentiel de plaire. Ainsi se forme
l'instance que Baudouin désigne sous le nom de Persona, nom emprunté à
Jung, et que l'on aurait aussi bien pu appeler "Personnage". Ce qui compte, à ce
stade, c'est d'être intéressant, d'être admiré, d'être un centre d'attention et
en même temps d'être harmonieusement intégré dans le milieu.
Il va
sans dire que cette tendance ne tarde pas à entrer elle-même en conflit avec
l'instance précédente, le Ça, ou Primitif, qui pousse à des comportements
incompatibles avec le besoin de plaire à l'entourage. Le jeu dialectique
continue donc et l'enfant suscite une quatrième instance, le Moi, qui va assurer
l'adaptation intelligente au réel, et, pour cela, arbitrer, prendre les
décisions et trancher.
En même temps que le Moi se forme l'image du
Moi, mais l'enfant n'est pas intellectuellement équipé pour se faire une image
de lui-même qui corresponde à la réalité, ne fût-ce que parce qu'il faudrait à
cet effet qu'il sache coordonner les axes, et d'autre part sa réalité (notamment
au niveau du Ça) est trop terrible, trop dangereuse, vue du point de vue du
milieu. L'image qu'il se fait de lui-même n'est acceptable qu'au prix d'une
mutilation de toute une part de réalité. Il rejette dans l'ombre une énorme
partie des éléments qui constituent son être. En termes freudiens, il les
refoule. Ainsi se forme une cinquième instance, l'Ombre. Il y a entre le
Ccedil;a et l'Ombre la différence qu'il y a entre une pulsion agressive et un
sentiment de haine inconscient. Les pulsions du Ça sont les pulsions toujours
nouvelles, jaillissantes, qui ont la fraîcheur de la jeunesse; l'Ombre se
compose d'éléments qu'une vie prolongée dans la clandestinité finit par
structurer. Le Ça est un délinquent impulsif, l'Ombre une organisation de
hors-la-loi.
Mais les éléments qui se groupent et s'organisent dans
l'Ombre ne sont pas des abstractions. C'est de la vie, et la vitalité ne se
tient pas facilement pour battue. Aussi l'Ombre cherche-t-elle constamment à
envahir le Moi, et c'est la période de cauchemars, de peur du noir, de rêves de
cambriolage et autres irruptions que connaissent bien les psychologues de
l'enfant. Parce que c'est insupportable, l'enfant s'en tire, toujours suivant le
même processus dialectique, en faisant appel au milieu, c'est-à-dire en
introjectant les modèles d'autorité qu'il a sous les yeux. Il se forge un Surmoi
et acquiert ainsi les notions de bien et de mal.
Le processus
dialectique pourrait s'arrêter là, dans un état de guerre larvée, de guerre
froide entre les troupes d'occupation, qui font régner l'ordre par la force, et
toute une partie de la population qui ne se résigne pas à la défaite, quitte à
passer dans la clandestinité. En fait, surtout si l'enfant vit dans un milieu
favorable à l'épanouissement de la personne, il apparaît souvent un
adoucissement des positions respectives, l'introduction d'une démocratie entre
toutes ces instances et ce que Baudouin appelle, en empruntant le terme, via
Jung, à la métaphysique hindoue, le Soi. Mais celui-ci est un concept
limite et le temps dont je dispose ne me permet pas de vous en parler avec plus
de précision.
Ce qu'il importe de comprendre, c'est que toutes ces
instances, toutes ces "personnalités partielles" qui nous constituent, ne
cessent de vivre et donc de croître en se perfectionnant. L'Automate assimile
constamment de nouveaux gestes, de nouvelles habitudes, de nouveaux
automatismes. Le Primitif (Ça) est une source jaillissante de pulsions qui ne
cessent qu'avec la mort de produire désirs et frustrations. La Persona est un
ensemble de rôles qui s'affinent, tandis que de nouveaux rôles s'ajoutent aux
anciens au fur et à mesure que la vie nous confronte à des situations nouvelles.
Le Moi ne cesse et d'élaborer l'image de soi-même et tous les instruments
intellectuels et autres dont il a besoin pour exercer sa fonction d'arbitre et
assurer l'adaptation au réel. De nouvelles pulsions émanant du Primitif vont
constamment se structurer dans l'Ombre pour former des nœuds très complexes. Le
Surmoi intègre de nouveaux articles à son code de droits et de devoirs, ou
amende certaines positions antérieures. Et en tendant de plus en plus vers le
Soi, l'être qui ne s'est pas figé essaie de parfaire l'art de l'harmonie, de la
créativité et de la sagesse.
La théorie des instances et le conflit
psychique
Nous
avons vu qu'un argument en faveur de la synthèse était que le tableau élaboré
devait être conforme à la réalité reconnue. Or, si l'on étudie les ouvrages sur
le développement de l'enfant faits par des psychologues qui ont travaillé sur la
base de l'observation, avec le minimum de références théoriques - je pense à des
auteurs comme Sandström (1966) ou Gesell et Ilg (1940, 1946) - on constate que,
sans connaître le moins du monde l'œuvre de Baudouin, ils décrivent étape après
étape des comportements correspondants exactement à la succession et aux
caractéristiques des différentes instances. La probabilité statistique que des
recoupements aussi complexes soient dus au hasard est pratiquement nulle.
Je vous ai dit également que pour qu'il y ait synthèse, et non
syncrétisme, il fallait qu'on aboutisse à un système conceptuel efficace. Je
crois que la structuration de la personnalité d'après Baudouin répond à ce
critère et je vais essayer de vous le montrer avec des exemples portant sur des
vécus conflictuels typiques.
Primitif (Ça) ←→ Surmoi
Le conflit classique se situe sur l'axe freudien, c'est-à-dire entre le Ça et le
Surmoi. Prenons l'exemple d'une jeune fille élevée dans une civilisation
méditerranéenne où il est exclu d'avoir des relations sexuelles avant le
mariage. Son Surmoi a bien assimilé cette consigne. Mais c'est une fille qui a
du tempérament et elle se trouve maintenant en présence d'un homme qui lui fait
de l'effet et qui manifeste le désir de se payer du bon temps avec elle. Elle
est tentée de céder. La tension qu'elle vit est une tension entre le Ça et le
Surmoi.
Primitif (Ça) + Persona ←→ Surmoi
Maintenant
imaginons que cette jeune fille fait des études dans une université où tous les
étudiants considèrent la continence comme une aberration des siècles passés.
Toutes les amies de cette fille sont fières de ne plus être vierges. Quand elle
les écoute, elle se sent différente, anormale, mal intégrée.
Le
désir d'être intégré dans le groupe, nous l'avons vu, relève de la Persona. Si
notre jeune fille se trouve en présence de l'homme qui lui fait de l'effet, le
conflit va être plus complexe. Le Surmoi aura à lutter à la fois contre le
Primitif - le Ça - et contre la Persona.
Primitif (Ça) + Surmoi ←→
Persona
Mais une autre situation peut se présenter, très
fréquente de nos jours. La jeune fille se trouve avec un homme qui ne lui plaît
pas du tout, ni physiquement, ni moralement. Cet homme la presse de le suivre au
lit. Et bien qu'elle ne l'aime pas, qu'elle n'ait pas envie de la chose, elle
perd, dans ses bras, sa virginité. Pourquoi? Le Surmoi était contre, le Ça était
contre, puisque cet homme ne l'attirait pas et qu'il n'y avait chez elle à ce
moment aucun désir, aucune perspective de plaisir. Elle a accepté tout
simplement parce que la Persona l'a emporté. Elle a accepté pour pouvoir se dire
à elle-même, et éventuellement aux autres: "Je suis normale, je ne suis plus
vierge."
Primitif (Ça) + Moi + Surmoi + Persona ←→ Automate Continuons. Voici une autre jeune fille, qui n'a jamais eu
d'éducation morale sévère et pour qui coucher avec un homme n'a rien de
répréhensible. Le Surmoi ne comporte donc pas l'interdiction des rapports
sexuels hors mariage. Elle vit dans un groupe où la virginité est tenue pour
ridicule. Il y a un instant, elle se trouvait aux côtés d'un homme qui lui
plaisait et lui proposait de partager sa couche. Et pourtant elle a dit non,
sans savoir pourquoi, et elle se retrouve seule, en train de pleurer, en se
jugeant parfaitement ridicule puisqu'elle avait bien décidé, rationnellement
(niveau du Moi), qu'à la première occasion elle perdrait sa virginité. Il y a
ici alliance du Surmoi, de la Persona, du Ça et du Moi. Qui a vaincu cette
triple alliance? L'Automate. C'est en effet une jeune personne chez qui
l'Automate est très fort. Pour elle, faire quelque chose de nouveau est
extrêmement difficile. Elle vit dans la routine, suivant le principe "sécurité
avant tout, ce qui est inconnu est dangereux, de même que ce qui est trop
intense." Pour elle, sortir de sa coquille est affreusement désécurisant, et
cette attitude fondamentale a été plus forte que sa décision et que son désir.
Primitif (Ça) + Moi + Surmoi + Persona + Automate ←→ Ombre Autre cas: une fille jeune, qui adore le risque, l'aventure et le
changement, c'est-à-dire chez qui l'Automate est limité à son rôle de serviteur
de l'action et n'a aucun pouvoir inhibiteur. Son Surmoi ne contient aucune
interdiction quant à la vie sexuelle, le groupe fait pression dans le sens du
laxisme, elle a décidé de vivre pleinement sa génitalité et la voici avec un
très bel homme qui lui fait un effet fantastique. Et pourtant elle dit non.
Pourquoi? Parce que c'est un type d'homme qui active chez elle un complexe: une
peur s'est structurée en elle au niveau de l'Ombre, pour toutes sortes de
raisons qui demanderaient une analyse fouillée.
Bref, pour moi tout
au moins, la synthèse de Charles Baudouin représente un outil conceptuel
extrêmement fin qui permet d'exprimer de façon nuancée des situations
conflictuelles fréquentes à notre époque, qu'il est beaucoup plus difficile de
cerner - encore une fois, pour moi tout au moins - avec les concepts des autres
auteurs.
Les instances: zones libres de conflits?
Ce qui m'a
frappé, en méditant sur la synthèse de Baudouin, c'est que ces instances, à
l'exception peut-être du Primitif, répondent exactement aux critères qui
définissent la structure dans l'école structuraliste actuelle (Piaget, 1970, pp.
5-16). De même, une réflexion du type "analyse de la variance", analysant les
mobiles des conduites et étudiant les sources de variation "inter" et "intra"
aboutit à de fortes présomptions en faveur de l'hypothèse Baudouin, mais nous
lancer ici sur cette piste nous entraînerait trop loin. Dans cet ordre d'idées,
je voudrais seulement vous faire part d'une hypothèse peut-être audacieuse que
j'ai formulée, tout en soulignant qu'il ne s'agit que d'une hypothèse et qu'une
exploration plus poussée sera nécessaire pour établir si elle tient debout.
Je me demande si, dans les cas non pathologiques, les instances de
Baudouin ne sont pas, pour l'essentiel, des zones libres de conflit, peut-être à
l'exception du Primitif, ou plus exactement des zones où il n'y a pas conflit
dans une situation donnée. Ce que je vise ici, ce ne sont donc pas les conflits
enracinés dans la personnalité, mais les conflits actuels, les tensions
psychiques suscitées par une situation précise, limitée.
Prenons
l'Automate. J'ai un certain nombre d'automatismes, mais il ne me semble pas
qu'ils soient jamais en conflit entre eux. J'ai un automatisme pour taper à la
machine, un autre pour écrire en sténo, un troisième pour écrire normalement,
mais quand j'écris d'une certaine façon, les autres n'interfèrent pas. Chez les
personnes chez qui le besoin de routine, de non-subjectivité, est primordial, ce
n'est pas au niveau de ces routines que se situent les conflits, bien au
contraire: elles sont toujours coordonnées.
Ou prenons la Persona.
Je joue un certain nombre de rôles. Que je joue à l'enseignant, à l'analyste, au
père de famille ou au cuisinier, mes rôles sont coordonnés entre eux. Ils ne
sont pas conflictuels. Bien sûr, il peut y avoir de légers conflits, par exemple
le visage que je présente à ma mère n'est pas forcément le même que celui que je
montre en présence des amis, et si le hasard veut que je me trouve en même temps
avec ma mère et des camarades, je peux vivre un léger conflit de rôles. Mais ces
cas sont exceptionnels.
Il en va de même de l'Ombre. On peut avoir
toutes sortes de complexes, toutes sortes de nœuds d'éléments refoulés, toutes
sortes de sentiments inconscients ou d'aspects de nous-mêmes que nous ne voulons
pas mettre en lumière, mais il me semble à première vue - en dehors de cas
pathologiques - que ces éléments ne sont pas en conflit entre eux. L'exigence
d'authenticité qui est celle de l'Ombre oblige à une structuration des éléments,
de même que l'exigence de plaire qui est celle de la Persona impose une
coordination des rôles que l'on est en train de jouer. Dans le cas du sentiment
ambivalent, le conflit ne se situe pas au niveau de l'Ombre, mais dans la
relation entre l'Ombre et le Moi. Par exemple, une longue série de pulsions
agressives à l'égard de la même personne aimée, toujours refoulées, s'est peu à
peu structurée en un sentiment de haine demeuré inconscient. Il me semble
correct de dire que le sentiment d'amour a son siège dans le Moi et le sentiment
de haine dans l'Ombre, dans cet autre moi-même qui m'accompagne partout et qui
m'amène à faire ce que je ne veux pas et à ne pas faire ce que je veux. La même coordination se retrouve dans le Surmoi. Le code en vertu
duquel telles et telles choses sont permises, telles et telles choses interdites
est un code cohérent.
On peut se demander si un exemple typique de
conflit à l'intérieur d'une même instance ne nous est pas fourni par les
sentiments d'infériorité associés au perfectionnisme, notamment dans les
réactions du type "je ne vaux rien, je suis bête, je viens encore de dire une
bêtise". Du point de vue du Moi idéal - "quelqu'un de bien ne dit jamais de
bêtise" - l'individu réel, qui, parce qu'il est humain, a forcément un certain
pourcentage de ratés dans ses énoncés, apparaît comme un traître, comme un
saboteur dont les coups bas empêchent le Moi de se présenter dans toute sa
splendeur. La tension ne se situerait-elle pas dans le Moi, le Moi idéal
regardant de haut le Moi réel?
Je ne crois pas, en fait. Il me
semble que le conflit se situe entre le Moi, qui s'identifie à son idéal, et le
Soi, considéré comme l'être dans sa totalité, avec toutes ses faiblesses. Dans
la phrase "je me méprise", je et me ne désignent pas les mêmes
réalités: seul le pronom je se réfère au Moi, le me est l'ensemble
de l'individu (le Soi) ou telle instance (par exemple, le Ça).
De
même, dans le cas où le sujet éprouve à la fois attirance et répulsion pour un
même objet, le conflit n'est pas limité au Ça, mais représente soit une tension
Ça-Surmoi, soit une tension Ça-Automate. Dans ce dernier cas, l'être est
tiraillé entre, d'une part, le désir de jouir, ou de posséder, ou d'agresser -
il s'agit donc d'un engagement, d'une recherche d'intensité au niveau de la
subjectivité, ce qui est typique du Ça - et d'autre part une tendance à ne pas
sortir de sa coquille, à rester dans le statu quo, à préférer l'inertie à la
jouissance et la sécurité à la vie en tant que sujet, ce qui est typique de
l'Automate.
Il y a quelque chose de très séduisant dans l'idée que,
pour l'essentiel, il y a cohérence et coordination à l'intérieur de chaque
instance, et que les éléments de tension dans la personnalité dite normale, dans
une situation donnée, représentent presque toujours des tensions entre les
différentes instances. Si cette idée est juste, Baudouin aurait découvert
quelque chose de plus remarquable encore que je ne l'ai cru jusqu'ici, mais
seule une analyse critique rigoureuse de cette hypothèse nous permettra de le
savoir.
Autres synthèses isomorphes
Nous avons vu qu'il y a
synthèse, et non syncrétisme, s'il y a rencontre avec d'autres structurations
faites de façon totalement indépendante. Je crois qu'ici aussi, si l'on veut
être scientifique, il faut faire appel au jugement statistique. Si trois ou
quatre personnes, trois ou quatre écoles, très distinctes les unes des autres
dans le temps et dans l'espace, aboutissent indépendamment à reconstituer une
structuration analogue, il est statistiquement improbable que ce soit dû au
hasard, du moment qu'il s'agit d'une structuration d'une certaine complexité.
a) Le "Château de l'âme" de Thérèse d'Avila
Or, des structurations
de ce genre, qui se répondent terme à terme, on en
trouve dans les endroits les plus inattendus. Par exemple, l'itinéraire
que décrit Sainte Thérèse d'Avila dans Le
Château de l'âme présente une analogie frappante
avec le cheminement qui va d'une instance à l'autre dans
la genèse dialectique de la personnalité d'après
Baudouin, et celui-ci s'en est rendu compte après-coup. Donnons-lui
la parole: (3)
"L'itinéraire
de Sainte Thérèse à travers les sept demeures
présente des correspondances particulièrement précises
avec les sept instances psychologiques que nous avons définies.
Dès le début, (4) et à plusieurs
reprises au long de ce pèlerinage intérieur, elle
parle de ce "divin soleil" qui demeure "au
milieu" ou "au centre" de l'âme (Soi), mais
celle-ci ne le saisira dans toute sa splendeur qu'une fois parvenue
à la septième demeure où il se manifeste "comme
un soleil qui jette tant de lumière qu'il se répand
sur toutes ses puissances intérieures". (5)
Les deux premières demeures, par contre, sont encore hantées
par les "reptiles" (6) et les "bêtes
venimeuses" (7) qui évoquent les tentations
de la nature animale; la première demeure est celle
des scrupules obsédants; (8) dans la seconde,
ce serait un danger de désirer "les plaisirs" ou
"le plus agréable" (principe de plaisir),
mais c'est ici que l'âme doit témoigner de sa "générosité",
ce qui s'exprime par une image toute martienne; il faut que
l'âme "ne ressemble pas à ces lâches soldats
que Gédéon renvoya lorsqu'il allait au combat, mais
considère qu'elle entreprend d'en soutenir un contre les
démons". (9) À la troisième
demeure, les dangers sont de l'ordre de la persona; les
âmes arrivées à ce degré "voudraient
que les autres les admirassent", elles ont quelque peine à
souffrir qu'on les "méprise" et qu'on "touche
à leur honneur"; aussi est-ce pour elles une miséricorde
de Dieu de recevoir ce qui les humilie. (10) C'est
à la quatrième demeure que Ste Thérèse
dit avoir découvert "la différence qu'il y a
entre l'entendement et l'imagination"; (11)
c'est à ce moment qu'elle invite l'âme à se
servir de "ces puissances, l'entendement, la mémoire
et la volonté", (12) ce qui est explicitement
un appel aux fonctions du Moi. Dans la cinquième
demeure, l'âme est comparée au ver à soie,
un "ver laid et difforme" (rappel des "reptiles"
du début) qui est appelé à "mourir"
pour "se convertir" en "papillon blanc et très
agréable" (13) - dédoublement
qui n'est pas sans nous rappeler une fois encore l'ambiguïté
de l'Ombre et le dégagement très caractéristique
qui s'y opère; dégagement exprimé une deuxième
fois, un peu plus loin, par la résurrection de Lazare. (14)
À la sixième demeure éclatent les images
jupitériennes. "Dieu appelle" comme "par
un coup de tonnerre"; (15) ses paroles portent
avec elles "un pouvoir et une autorité
à qui rien ne résiste". (16)
Ne sont-ce pas là toutes images d'un Surmoi impérieux?
Et cependant, "il ne faut pas faire ce qu'ordonnent"
ces voix... "sans l'avis d'un confesseur savant, prudent et
homme de bien", tant il est vrai que le principe d'autorité
règne souverainement en cette demeure; car Dieu "veut
que nous en usions ainsi, et en faisant ce qu'il nous a commandé,
lorsque nous regardons notre confesseur comme tenant sa place, nous
ne saurions douter que nous accomplissions sa volonté".
(17) (Le yogi, au sixième chakra, parlait
tout à l'heure des ordres du gourou). Ainsi, malgré
l'affirmation selon laquelle la sixième et la septième
maisons communiquent aisément, Dieu, dans la sixième,
demeure encore extérieur et dominant, et l'âme y éprouve
une "frayeur" devant cette "suprême
majesté". (18) Cette frayeur ne
se détendra que dans la septième demeure où
l'âme entre en pleine possession du "soleil de justice".
(19)
Ces correspondances sont
tellement saisissantes qu'on pourrait nous soupçonner d'avoir été influencé par
Sainte Thérèse dans notre construction des instances psychologiques. Nous
pouvons assurer qu'il n'en est rien, car nous avions établi notre schéma avant
d'avoir jamais lu le Château de l'âme. Entendons-nous bien: notre
description du Moi et de ses "partenaires" n'a évidemment aucune portée
mystique; mais il est compréhensible que le mystique, dans son itinéraire,
parcoure cette topographie naturelle, et que son expérience, s'y insérant étape
par étape, en éclaire successivement les structures. (Baudouin, 1950, pp.
287-289).
b) La tradition hindoue
La même correspondance
se retrouve dans l'évolution psychique décrite par Ramakrishna. Dans la
tradition hindoue, le passage de la matière à l'esprit comporte sept étapes
successives (les sept padmas qu'éveille l'un après l'autre la
koundalîni). Elles correspondent dans une large mesure - parfaitement
pour les quatre dernières - aux instances de Baudouin. (Herbert, 1947, p. 338;
Choisy, 1948, pp. 145-234).
c) La tradition astrologique
Un autre exemple nous est offert par l'astrologie traditionnelle. Plus
encore que la référence à Sainte Thérèse et au yoga, cette affirmation va
peut-être faire bondir certains lecteurs. Comment, dira-t-on, osez-vous invoquer
l'astrologie alors que vous avez des prétentions à la rigueur intellectuelle et
à une attitude scientifique?
Je ne prends pas position ici au sujet
d'une éventuelle correspondance entre la position des astres à la naissance d'un
individu et certaines caractéristiques physiologiques et psychologiques de cet
individu. C'est un problème intéressant, qui est justiciable d'autres études...
Je me borne à dire que pendant plus de deux mille ans, des hommes qui n'étaient
pas des imbéciles - des Ptolémée, des Morin de Villefranche, des Kepler, des
Newton - ont observé les astres, certes, mais aussi les êtres humains, et ont
classé les faits qu'ils observaient. S'il y a quelque chose de vrai dans la
thèse astrologique, ils ont étudié une réalité; si cette thèse est erronée, ils
ont projeté sur les astres des éléments de leur propre psychisme.
Mais que l'hypothèse de base
soit vraie ou fausse, les observations qu'ils ont faites demeurent.
Et ce qui nous importe ici, c'est la manière dont ils ont
regroupé les faits psychologiques observés, la manière
dont ils ont décrit les structures de personnalité
et les conflits psychiques. (20) N'est-il pas
remarquable que la valeur symbolique des planètes corresponde
terme à terme aux caractéristiques et à l'imagerie
des instances de Baudouin qui - il l'a reconnu lui-même -
ignorait tout de l'astrologie quand il en a défini les traits?
Pour vous le montrer, je choisis à dessein deux livres
d'astrologie antérieurs aux travaux de Baudouin sur la théorie des instances et
exposant la tradition astrologique sans grand esprit critique, ce qui est, en
l'occurrence, une garantie d'authenticité. Il s'agit d'une part du Manuel
pratique d'astrologie de Georges Antarès (1951) et, d'autre part, d'un
ouvrage datant du dix-septième siècle, le Traité astrologique des jugements
des thèmes généthliaques, de Henri Rantzau (1657).
On remarquera que s'il semble bien
qu'il y ait une correspondance assez nette entre astres et instances,
l'ordre de ces dernières ne correspond pas à la succession
astronomique des planètes, terme qui, soit dit en passant,
englobe également, dans la terminologie astrologique, le
soleil et la lune. Le parallélisme est le suivant: à
l'Automate correspond Saturne, au Primitif (au Ça)
Mars, à la Persona Vénus, au Moi Mercure,
à l'Ombre la Lune, au Surmoi Jupiter et au
Soi le Soleil. (21)
Correspondance Automate /
Saturne Antarès nous dit de Saturne qu'il exprime "l'aversion pour
le changement" et "l'indifférence froide", ainsi que la prudence, la patience,
la persévérance et la précision. Il symbolise en outre "le temps, la longue
durée, la mort, la routine, l'administration, la solitude, le système, les
choses fatales" (p. 43) [Comparer avec Baudouin, 1950, pp. 225-227 et Baudouin,
1961, pp. 77-80].
Quant à Rantzau, il caractérise Saturne comme
"l'ennemi de la nature humaine" ayant "l'expérience des coutumes et des
hérédités", portant vers les prisons et les longues maladies, rendant l'homme
"taciturne, obstiné et solitaire" (p. 49).
Ces deux auteurs notent
que Saturne symbolise le plomb. La même association est relevée par Baudouin
dans le passage consacré à l'Automate à la page 285 de De l'instinct à
l'esprit (Baudouin, 1950). Notons qu'à la même page, Baudouin associe
l'Automate au temps, cité par Antarès parmi les significations de Saturne.
Correspondance Ça / Mars Pour Antarès, Mars symbolise "la
virilité, la passion, le désir, la conquête, la violence, la guerre", ainsi que
"les gens et choses violents, turbulents, brutaux, dangereux" et "les objets
pointus, les armes". Ses qualités sont: "courage, initiative, bravoure,
activité, audace, entreprise" et ses défauts "colère, violence, brutalité,
rudesse, imprudence, impulsivité, témérité, jalousie, bestialité, égoïsme
instinctif, esprit vindicatif et batailleur". Le même passage nous apprend que
Mars gouverne "le système musculaire, les organes sexuels externes, le système
pileux" (pp. 41-42).
Rantzau dit de Mars qu' "il est significateur
des furibonds, véhéments, coléreux, hardis, téméraires, volubiles, prodigues,
querelleux, pillards et pirates cruels". Il régit "les parties sexuelles et les
maladies correspondantes" (p. 52).
Correspondance Persona / Vénus Pour Antarès, Vénus symbolise "les unions et les associations", "les
personnes gracieuses, gaies, affables, sociables, les artistes, les comédiens;
les choses d'aspect riant, coloré frivole"; "les bals, concerts, théâtres"; "les
maisons et rues gaies et élégantes". Ses qualités comprennent le "charme
personnel, la sympathie, la sociabilité" et ses défauts la "vanité" et la
"moralité élastique" (p. 41).
Rantzau se situe de toute évidence
dans le même registre: Vénus "signifie l'affabilité, la douceur, la civilité, la
beauté, les ornements, les choses précieuses, le luxe" (p. 54) [Comparer avec
Baudouin, 1961, p. 90].
Correspondance Moi / Mercure Pour
Antarès, Mercure régit "l'intelligence et les moyens d'expression, la
flexibilité, l'intermédiaire entre le Moi et le non-Moi, la raison,
l'adaptabilité". Il symbolise "l'intérêt, l'intelligence, l'étude, le sens
pratique", ainsi que "les gens rusés, adroits et prompts" (p. 40). Dans Y
a-t-il une science de l'âme, Baudouin dit: "le Renard est un bon emblème du
Moi; c'est comme l'animalité accédant à l'intelligence: il a l'habileté,
l'ingéniosité, la ruse. Il n'est guère moral" (Baudouin, 1961, p. 93).
Rantzau précise que Mercure régit "le cerveau, l'esprit, la mémoire; la
langue, les mains, les doigts". Pour ce auteur, "il est significateur des
professeurs de philosophie et de mathématiques, des comptables, écrivains,
marchands, artisans" (P. 53).
Correspondance Ombre / Lune Cette correspondance est moins nette que les autres, peut-être parce que
l'Ombre ne se laisse pas cerner aussi facilement que les autres instances, ou
parce que les astrologues ont fait symboliser par la Lune, non seulement
l'Ombre, mais tout ce que Jung englobe sous le terme "inconscient collectif".
Quoi qu'il en soit, Antarès attribue à notre satellite "la
personnalité, l'âme, le côté psychique intérieur". Pour lui il symbolise, entre
autres éléments sans grand rapport avec l'Ombre (lacs, rivières, étangs, les
réunions d'enfants et de femmes, la famille et le home), "les gens craintifs et
silencieux". La Lune régit "l'imagination, le magnétisme, le désir de
changement, les tendances contemplatives, la vie intérieure, la sensibilité"
(pp. 39-40).
Pour Rantzau, elle signifie "le peuple, les pêcheurs et
les vagabonds; la mer avec ses flux et reflux; les fleuves; l'étude de
l'histoire; les pèlerinages; enfin, les qualités de l'âme et du corps" (p. 50).
Correspondance Surmoi / Jupiter Antarès attribue à
Jupiter "l'expansion, l'ordre et le jugement". Cette planète symbolise d'après
lui "les idées morales, philosophiques et religieuses; la législation;
l'autorité; le maître, le protecteur; les palais, le châteaux; les prélats, les
églises, les temples, les juges". Parmi les qualités auxquelles Jupiter est
associé il cite en particulier "la moralité, le jugement, la vertu, la
religiosité, le respect de l'ordre" (pp. 42-43).
D'après Rantzau,
Jupiter est "significateur de religion et de loi", ainsi que des "cardinaux,
prélats, évêques et juges". (p. 51).
Correspondance Soi / Soleil Antarès définit comme suit la signification astrologique du soleil:
"Vie, esprit, la synthèse, ce qui est éternel, l'évolution, l'individualité".
Pour cet auteur, le soleil symbolise "les gens et les choses d'aspect rayonnant,
brillant, coloré, multicolore; l'or". Les qualités qu'il régit sont "la
puissance synthétique de l'entendement, l'influence personnelle rayonnante, la
noblesse des sentiments, la dignité, la confiance, l'expansion, la magnanimité"
(p. 39).
Quant à Rantzau, il nous dit que le soleil fait les hommes
"forts, discrets, bons, magnifiques, magnanimes, pensifs, tranquilles; il donne
longue vie, corps sain et entendement sincère et juste" (p. 5). Ne sommes-nous
pas ici, sans doute possible, dans le registre du Soi?
d) Le
Notre-Père
Je voudrais terminer en vous montrant un dernier cas
d'isomorphisme qui vous paraîtra peut-être tiré par les cheveux et que de toute
façon je suis bien incapable d'interpréter. Il s'agit tout bonnement du
Notre-Père.
Il serait fastidieux d'invoquer ici tous les
éléments auxquels il faudrait faire appel, mais il me semble qu'il y a tout de
même des correspondances frappantes si l'on prend l'une après l'autre les
invocations de la prière fondamentale du christianisme. Celles-ci évoquent les
instances dans l'ordre inverse de leur apparition dans la genèse de la
personnalité selon Baudouin. "Notre Père qui es aux cieux, que ton
nom soit sanctifié". Le nom, dans les sociétés traditionnelles, notamment
sémitiques, représente l'être dans sa totalité, dans son essence la plus
profonde; il correspond donc sans doute possible au Soi. Les cieux, dans
le sens de paradis, de séjour divin, de lieu où l'on voit l' Éternel, sont
également un symbole de la septième instance. De même, la notion de sainteté,
incluse dans sanctifié, représente bien, dans la tradition chrétienne,
l'accession à cette plénitude que d'autres traditions appellent "sagesse" et qui
caractérise la réalisation du Soi.
Que ton règne vienne. Celui
qui règne est celui qui commande, qui exerce l'autorité. Nous sommes bien à
l'étape du Surmoi.
Que ta volonté soit faite sur la terre comme au
ciel. Je suis ici obligé de vous renvoyer à tout ce que Baudouin dit de
l'Ombre dans ses écrits, car l'esquisse que je vous ai donnée tout à l'heure de
la formation des instances ne suffit pas pour saisir cette correspondance dans
toute sa richesse. L'Ombre, c'est la partie de l'être dont le Moi s'est
désolidarisé, c'est notre double, le frère intérieur dont nous disons: "Tu n'es
pas moi", bien qu'il fasse partie de l'individu que délimite notre peau.
L'exigence fondamentale de l'Ombre, c'est l'authenticité, c'est la réalisation
de notre potentiel dans toute son ampleur, potentiel que nous avons mutilé et
que nous continuons à mutiler parce que nous avons peur de la richesse qui fait
le fond de notre être. Certes, l'Ombre contient du pire et du meilleur, et il
n'est pas question que le Moi fasse droit à cette exigence sans tri et sans
esprit critique, mais le mouvement qui a formé l'Ombre est un mouvement de
rejet, d'exclusion et Dieu ne veut pas d'exclusion. Elle représente donc ce que
l'on appelle en termes chrétiens le "plan de Dieu" sur chaque personne, et les
deux pôles qu'exprime la formule "sur la terre comme au ciel" rappelle
cette dualité qui est, d'après Baudouin, l'une des caractéristiques de l'Ombre.
Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour. Pas de doute, c'est
bien du Moi qu'il s'agit ici. Nous passons des hautes sphères à une réalité
terre-à-terre, concrète et individuelle. L'une des caractéristiques du Moi est
la fonction d'adaptation au réel, une autre est la capacité d'assimilation. Le
correspondant astrologique du Moi, Mercure, régit à la fois les fonctions
d'assimilation intellectuelle et d'assimilation des aliments. Baudouin
caractérise également le Moi par le sens que l'individu a de ses intérêts. Si
l'on compare à la sanctification du nom, à l'avènement du règne ou à
l'accomplissement de la volonté de Dieu, la présente invocation introduit un
contraste frappant, marqué précisément par l'apparition de notre intérêt dans ce
qu'il a de plus matériel et de plus individuel.
Pardonne-nous nos
offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. La
Persona est l'instance de la personnalité qui assure l'adaptation au groupe,
l'intégration dans le milieu social. C'est la partie diplomate de nous-mêmes,
celle qui met de l'huile dans les rouages, pour que les relations
s'entretiennent sans à-coup. C'est la partie de notre personne qui permet les
rapports non conflictuels avec autrui. Dans la symbolique astrologique, elle
correspond à Vénus, planète de la paix et de l'harmonie. Quoi de plus efficace,
à ce niveau de la personnalité, que de se pardonner mutuellement les offenses?
La Persona est la seule des instances qui soit entièrement tournée vers
l'ensemble du milieu social (le Surmoi, dans le monde des autres, fait
abstraction de tout ce qui n'est pas puissance ou autorité). L'invocation que
nous considérons ici est la seule qui concerne explicitement les autres, la
correspondance est donc nette.
Ne nous soumets pas à la
tentation. Le mot "tentation", avec les connotations de désir, de
convoitise, de promesse de plaisir qu'il comporte, n'est-il pas un magnifique
raccourci de tous les contenus du Ça, du Primitif-en-nous? La tentation, dans la
tradition chrétienne, évoque immédiatement l'égoïsme, le désir de prendre,
d'agresser, de jouir sans égard pour les autres. Nous sommes bien au niveau
pulsionnel, au Mars de la tradition astrologique.
Mais délivre-nous
du mal. Le mal, dans la tradition chrétienne, se situe à un niveau beaucoup
plus profond que la tentation. La tentation a quelque chose de chaud, de vivant,
de charnel. Le mal, c'est le contraire de la vie, c'est la mécanique froide,
implacable, de celui qui n'est plus un homme mais s'est transformé en robot,
tels ces fonctionnaires nazis qui obéissent aux ordres sans sursaut pulsionnel,
sans même la jouissance du sadique, et qui organisent comme des automates la
mort de millions d'êtres humains. L'Automate, dans la personnalité, est le pôle
opposé au Soi. C'est la partie la moins personnelle de l'être. Son hypertrophie
conduit à la perte d'âme, à la fascination du néant, à l'enlisement dans la
sclérose, bref, au mal, au sens que donne à ce terme l'ontologie chrétienne.
Bien sûr, en ce qui concerne les deux dernières invocations, je n'ai
mentionné que les aspects négatifs des instances, puisque les phrases en
question sont présentées sous la forme: "évite-nous de...". Dans le langage de
la théorie des instances, on pourrait traduire ces invocations par quelque chose
comme: "Fais que le Ça et l'Automate ne dominent pas notre personnalité, mais
qu'ils restent à leur place (et apportent à l'ensemble de notre être leur
contribution respective)".
N'est-il pas étonnant de retrouver dans
le Notre-Père cette succession d'éléments dans l'ordre même qu'a découvert
Baudouin en étudiant la formation de la personnalité? Certes, ici on part de
l'achèvement pour arriver à l'origine: l'ordre est donc inversé par rapport à
celui de la genèse, mais la succession n'en est pas moins rigoureuse. Quant à
savoir comment interpréter cette correspondance, c'est une autre question...
Conclusion
Résumons-nous. Une pratique clinique - les
consultations astrologiques - s'étalant sur plus de deux millénaires et fondée,
dans sa partie diagnostique, sur la notion de conflit, envisage les tensions de
la personnalité comme intervenant entre sept protagonistes composant l'individu.
Ces sept éléments de la personnalité, très bien caractérisés, correspondent
point par point aux instances dégagées par Baudouin lorsque, en clinicien
consciencieux, il essaie de faire tenir ensemble les théories des divers auteurs
qui se sont intéressés à l'inconscient. Une mystique espagnole du seizième
siècle décrit un "itinéraire de l'âme" qui comporte les mêmes étapes, et
celles-ci se retrouvent dans la manière dont la tradition hindoue expose le
cheminement vers la sagesse. La probabilité qu'un tel parallélisme soit dû au
hasard est pratiquement nulle. La coïncidence étant ainsi exclue, deux
interprétations sont possibles: ou il s'agit d'une même réalité objective qui a
été découverte en des points différents de l'histoire humaine, ou il s'agit
d'une structure de l'inconscient qui tend à se projeter sur l'objet
"personnalité en développement". Mais cette hypothèse demeure-t-elle plausible
si l'on tient compte du fait que les psychologues qui se fondent sur
l'observation des enfants décrivent des conduites, des attitudes et une
succession de crises et d'équilibrations qui correspondent bien au développement
dialectique de la personnalité selon Baudouin?
Faisons le point.
Nous avons établi qu'une articulation des diverses théories de l'inconscient
était une exigence à la fois de la rigueur intellectuelle et d'une pratique
conforme aux règles de l'éthique, Nous avons vu qu'on pouvait découvrir un
principe d'unité supérieur aux divers éléments intégrés dans la synthèse, lequel
rend compte de façon cohérente de la situation respective des différentes
écoles. Nous avons vu que la synthèse proposée se recoupait avec la réalité
connue d'une part, avec des structurations élaborées indépendamment d'autre
part. Nous avons vu également que cette synthèse fournissait un outil souple,
fin et nuancé pour cerner les réalités psychologiques. Si l'on ajoute à cela la
cohérence interne du système, inhérente au double mouvement dialectique qui
explique la formation de chaque instance par un conflit entre celles qui l'ont
précédée et par une interaction entre le potentiel génétique de l'individu et
les pressions du milieu extérieur, la réponse à notre question ne fait plus
aucun doute. L'œuvre de Baudouin n'aboutit pas à une construction fragile faite
de bric et de broc, mais à une synthèse, et même à une synthèse remarquablement
réussie puisque l'intégration porte sur des éléments d'une très grande disparité
et qu'elle présente, bien plus que toute autre théorie du psychisme humain, les
garanties que la méthodologie scientifique et la rigueur philosophique exigent
pour conclure à l'adéquation avec le réel.
Il ne faut pas s'étonner
que cette œuvre soit méconnue. Dans le domaine de l'affectivité, l'homme se
comporte facilement comme un enfant de moins de sept ans. Il est plus facile de
s'identifier à une école, surtout si elle a pignon sur rue, que de les regarder
toutes avec une égale bienveillance d'une perspective plus haute que chacune. Il
est plus facile de considérer un seul axe que d'en coordonner plusieurs, parce
que notre psychisme inconscient fonctionne selon la loi du "tout ou rien". Pour
que l'humanité découvre Baudouin, il faut qu'elle connaisse une maturation qui
ne peut être que très lente. Après tout, la linguistique vient à peine de
découvrir de Saussure. Pourquoi la psychologie de l'inconscient, beaucoup plus
inhibée par les mécanismes de défense, serait-elle plus rapide? Attendons
cinquante ou cent ans, et nous verrons la société se demander comment les
contemporains de Baudouin ont fait pour passer à côté d'une telle synthèse sans
la remarquer.
Que le lecteur entreprenne donc sa propre recherche en
étudiant l'œuvre de Baudouin et les nombreuses sources auxquelles il a puisé.
Mais, s'il veut être vraiment dans la ligne de la pensée balduinienne, qu'il
fasse cette démarche cum grano salis. N'est-ce pas Baudouin lui-même qui,
lors d'un séminaire où une jeune analyste avait exposé un cas illustrant
parfaitement l'apparition successive des sept instances dans un processus
thérapeutique, avait répondu, l'œil malicieux: "Je vous en prie, arrêtez-vous!
Vous allez finir par me faire croire à mes propres théories!"
BIBLIOGRAPHIE
- Georges Antarès (1975) Manuel pratique
d'astrologie (Bruxelles: Éditions de la Revue "Demain"). - Charles
Baudouin (1961) Y a-t-il une science de l'âme? (Paris: Fayard). -
Charles Baudouin (1950) De l'instinct à l'esprit (Paris: Desclée de
Brouwer; 2ème éd.: Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, 1970). - Maryse
Choisy (1948) Yoga et psychanalyse (Genève: Mont-Blanc). - Arnold
Gesell et al. (1940) The first five years of life (New York: Harper). - A. Gesell et I. F. Ilg (1946) Infant from five to ten (New York:
Harper). - Jean Herbert (1947) Spiritualité hindoue (Paris: Albin
Michel). - Jean Piaget et Bärbel Inhelder (1969) "Les opérations
intellectuelles et leur développement" in Fraisse, P., et Piaget, J.,
réd., Traité de psychologie expérimentale, Tome VII,
L'intelligence (Paris: Presses universitaires de France). - Jean
Piaget (1970) Le structuralisme (Paris: Presses universitaires de
France). - Henri Rantzau (1657) Traité astrologique des jugements des
thèmes généthliaques (Paris: Pierre Mesnard, avec privilège du Roy). -
C. I. Sandström (1966) The psychology of childhood and adolescence
(Londres: Methuen). - Thérèse de Jésus (1575) Le château de l'âme ou le
livre des demeures (Paris: Seuil, 1949).
____________ 1. Qu'on ne se méprenne
pas: il n'est pas question ici de justifier Baudouin par Hegel ou
par Marx, cela n'aurait aucun sens. Mais si l'on se pose la question
"synthèse ou syncrétisme?" on trouvera un
argument en faveur de la synthèse dans la présence,
de part et d'autre, d'un procesus dialectique. En effet, quelles
que soient les critiques faites à Hegel et à Marx,
on ne les a jamais accusés de syncrétisme.
2. Ces
deux instances correspondent aux deux principes de comportement
que Freud distinguait à la fin de sa vie: le principe de
répétition et le principe de plaisir.
3. Charles
Baudouin (1950), pp. 287-289. Cet extrait se réfère
par endroits à des aspects de la symbollique astrologique
ou du yoga traités plus haut dans l'ouvrage cité.
Voir ci-dessous.
4. Sainte
Thérèse, Château de l'âme, "Première
demeure", chap. II.
5. ibid.
"Septième demeure", chap.II
6. ibid.
"Première demeure", chap. II
7. ibid.
"Deuxième demeure", chap.I
8. ibid.
"Première demeure", chap. II
9. ibid.
"Deuxième demeure", chap.I
10. ibid.
"Troisième demeure", chap. II
11. ibid.
"Quatrième demeure", chap. I
12. ibid.
"Quatrième demeure", chap. II
13. ibid.
"Cinquième demeure", chap. II
14. ibid.
"Cinquième demeure", chap. III - Rappelons que
chez Jung l'anima (animus) se dégage de l'Ombre;
rappelons aussi que le papillon est un symbole universel de l'âme
(Psyché)
15. ibid.
"Sixième demeure", chap. II
16. ibid.
"Sixième demeure", chap. III
17. Loc.
cit.
18. ibid.
"Sixième demeure", chap. IV
19. ibid.
"Septième demeure", chap. I
20. Ceux
qui imaginent que le concept de conflit psychique date de la psychanalyse
connaissent mal l'histoire de la pensée humaine; les astrologues
ont fait de tout temps un usage constant de cette notion
21. La
description succincte des instances présentée ci-dessus
ne donne qu'une idée limitée de la richesse de leur
symbolisme et de leur imagerie selon Baudouin. Chaque instance représente
un système symbolique dont Baudouin a précisé
bien des éléments dans des ouvrages qui seront cités
en référence.
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