L'espéranto : le meilleur tremplin pour les langues
(Le défi des langues, pages 319-331
Cela dit, revenons à la fonction propédeutique de l'espéranto. Qu'est-ce que cela veut dire en pratique? Qu'une année scolaire d'espéranto avant l'étude d'une autre langue fait gagner au moins une année à celle-ci. L'expérience a été faite suffisamment, en Grande Bretagne, en Finlande, en Allemagne et dans d'autres pays pour qu'il n'y ait aucun doute. Les élèves qui font un an d'espéranto et cinq ans d'anglais sont aussi bons ou meilleurs en anglais que ceux qui ont fait six ans d'anglais. Je dis «anglais», mais j'aurais pu mettre «allemand», «latin» ou «russe». Le rapport du groupe de travail créé par le Ministère finlandais de l'éducation nationale pour étudier la valeur pédagogique de l'espéranto le confirme clairement:
«Les résultats
d'expériences pédagogiques montrent, entre autres
choses, qu'un cours d'espéranto organisé dans une
optique propédeutique améliore considérablement
le succès des élèves dans l'étude des
langues étrangères». (1)
Je suis personnellement un exemple vivant de cette réalité. L'espéranto a été ma première langue étrangère. Il m'a donné le goût des langues, il a représenté pour moi une sorte de cours de linguistique générale concrète, il m'a déconditionné des habitudes arbitraires de ma langue maternelle sans que je doive me reconditionner d'emblée selon les habitudes arbitraires d'un peuple étranger, bref, il m'a donné une avance sur mes camarades que je n'ai jamais perdue.
L'espéranto motive pour apprendre les langues étrangères parce qu'il met en contact avec le monde extérieur. Pourquoi ai-je fait un diplôme de chinois? Parce qu'à quinze ans j'ai correspondu en espéranto avec un adolescent chinois qui m'a initié à sa culture et m'a donné envie d'apprendre sa langue. J'ai rencontré un jour à Primoten, en Yougoslavie, un jeune maçon parisien qui parlait croate. Surpris, je lui ai demandé s'il était d'origine yougoslave. «Non, pas du tout,» m'a-t-il répondu, «je suis français à 100%. J'avais appris l'espéranto et je suis venu ici quand les étudiants de Zagreb ont organisé un camp espérantophone. Le pays m'a plu, les gens m'ont plu, je suis revenu à ce camp plusieurs années de suite. Un jour je me suis senti tellement proche de ce peuple que j'ai éprouvé le besoin d'apprendre sa langue». Sous une forme très différente, c'est une expérience comparable à celle que j'ai faite avec le chinois.
Les innombrables détracteurs de l'espéranto qui lui reprochent de détourner les jeunes des avantages culturels inhérents à l'étude des langues étrangères feraient bien d'étudier la réalité avant de se lancer dans des affirmations péremptoires. Ce sont des orgueilleux: ils croient leur logique supérieure à l'humble observation du réel. En fait, la connaissance des langues est plus vaste et plus profonde dans un échantillon de personnes qui, du fait des hasards de la vie, ont appris l'espéranto dans l'enfance que dans un échantillon aléatoire de population. La découverte de l'espéranto représente une ouverture au monde qui se traduit souvent concrètement par l'envie d'apprendre telle ou telle langue.
Indépendamment des expériences auxquelles j'ai fait allusion ci-dessus, tout pédagogue comprendra, en voyant comment la langue de Zamenhof est structurée, son rôle facilitateur pour l'assimilation des autres idiomes. L'espéranto déblaie admirablement le terrain. Il est comme la gymnastique que l'on fait avant la saison de ski, comme les gammes avant le concert. Il prépare, assouplit, renforce.
Voici un exemple. Il existe quatre à six façons de traduire, dans la plupart des langues, la phrase «vous l'aimez plus que moi», si on ne tient compte que de l'aspect grammatical de la phrase (avec l'aspect sémantique - la distinction entre «aimer d'amour», anglais to love, et «aimer par goût», anglais to like - il faudrait doubler le nombre de possibilités). L'élève d'espéranto aura été obligé de distinguer les six formules, comme suit:
1) vous l'aimez plus, cet homme, que vous ne m'aimez moi: vi amas lin pli ol min; 2) vous l'aimez plus, cet homme, que je ne l'aime: vi amas lin pli ol mi; 3) vous l'aimez plus, cette femme, que vous ne m'aimez moi: vi amas ŝin pli ol min (ŝ se prononce «ch»); 4) vous l'aimez plus, cette femme, que je ne l'aime: vi amas ŝin pli ol mi; 5) vous l'aimez plus, cette chose, ou cet animal, que vous ne m'aimez moi: vi amas ĝin pli ol min (ĝ se prononce comme «Dj» dans «Djibouti»); 6) vous l'aimez plus, cet animal ou cette chose, que je ne l'aime: vi amas ĝin pli ol mi.
En espéranto, le système est simple et régulier: le sujet de l'amour est désigné par un pronom se terminant par -i, l'objet de l'amour par un pronom se terminant par -in. En outre, c'est une langue où il n'y a pas de genre, mais où le pronom varie à la troisième personne selon qu'il s'agit d'un homme, d'une femme ou d'une chose. (Pour simplifier, j'ai classé les animaux avec les choses; en fait, on peut leur attribuer le pronom masculin ou féminin si l'on veut marquer qu'on attache de l'importance à leur sexe). Cette absence de genre se retrouve en anglais, mais dans la langue de Shakespeare l'élève a une tâche plus compliquée, puisqu'il doit apprendre des variations irrégulières, par exemple I → me, she → her. L'espéranto rend la précision grammaticale transparente, mais n'oblige à mémoriser rien de plus que ce qui est nécessaire à la clarté. Il est fondé sur le principe du «nécessaire et suffisant».
En fait, l'apprentissage d'une langue nouvelle comprend un aspect intellectuel, un aspect moteur et un aspect affectif.
Sur le plan intellectuel, deux opérations sont toujours indispensables, se déconditionner et se reconditionner: se débarrasser des réflexes de la langue maternelle, et acquérir ceux qui caractérisent l'expression dans la langue étrangère.
Sur le plan moteur, même
chose: les mouvements de la langue, des lèvres, du voile
du palais et autres organes phonatoires varient d'une langue à
l'autre. Il faut donc se défaire d'habitudes motrices ancrées
dans le système nerveux depuis la toute petite enfance pour
apprendre un style de mouvements jusque-là inconnus.
Sur le plan affectif, une
attitude positive se révèle indispensable: se sentir
bien dans ces opérations délicates de reconditionnement,
éprouver un sentiment de sécurité, ne pas se
sentir inférieur ou ridicule, assumer un nouveau personnage
tout en restant soi-même.
L'enseignement courant ne tient pas
un compte suffisant de ces réalités psychologiques.
Intellectuellement, on fait
passer l'élève directement d'un système complexe,
rigide et arbitraire à un autre système tout aussi
complexe, rigide et arbitraire, sans rien faire pour faciliter de
manière concrète l'articulation entre les deux systèmes.
La même remarque vaut pour le plan moteur.
Affectivement, les premiers
apprentissages linguistiques se font souvent dans une ambiance telle
que l'intéressé appréhende pour le reste de
sa vie de devoir se mettre à un nouvel idiome. Le souvenir
de l'étude d'une langue est le souvenir d'une foule de contraintes
n'ayant aucune raison d'être du point de vue de la communication,
de sorte que les progrès étaient lents et l'expérience
de l'échec fréquente.
Le passage par l'espéranto
remédie à ces inconvénients.
Le déconditionnement intellectuel
se fait en douceur, car l'élève peut presque toujours
suivre les structures de sa langue maternelle. Pour rendre l'expression
«je le remercie», le francophone commencera par dire
mi lin dankas, l'anglophone mi dankas lin, le germanophone
mi dankas al li: chacun traduit littéralement la formule
à laquelle il est habitué. Toutes ces expressions
sont correctes et courantes en espéranto. L'élève
découvre donc progressivement que la formulation de la pensée
peut suivre d'autres voies que celles de la langue maternelle: il
se distance de celle-ci sans faire l'expérience pédagogiquement
défavorable de l'erreur.
Il en est de même sur le plan
phonétique. L'accent tonique régulier (toujours sur
l'avant-dernière syllabe) ne correspond pas forcément
à ses habitudes, mais il a le droit de prononcer l'r
suivant le modèle français, anglais ou italien et
il a une grande latitude quant à la réalisation des
phonèmes vocaliques, au nombre de cinq seulement. Il s'exerce
donc à une autre façon de prononcer, mais dans des
conditions où les contraintes sont peu nombreuses et ne risquent
pas de décourager. En outre, il y a quelque chose de très
rassurant à savoir que, dans cette langue, chaque locuteur
a un accent étranger.
La cohérence totale de la
grammaire et du lexique et donc l'absence de caprice arbitraire
ont trois importantes répercussions affectives. Premièrement,
l'élève progresse vite: il atteint rapidement un bon
niveau d'expression, ce qui lui donne de l'assurance; et il éprouve
une grande satisfaction à avoir sans tarder accès
à des textes variés et intéressants, émanant
du monde entier. Ensuite, il a le sentiment d'être respecté:
la langue est faite pour l'expression naturelle de la pensée
et du sentiment; elle n'est pas un ensemble de chemins pré-imposés
hors desquels on n'a pas le droit de vagabonder. Il a le sentiment
que, pour une fois, la langue est faite pour l'homme et non l'homme
pour la langue: elle est adaptée aux besoins, ce n'est pas
lui qui doit se plier à des règles dépourvues
de sens compréhensible. Enfin, le droit d'inventer des mots
en combinant librement les monèmes appris stimule la créativité
langagière dans un sens souvent humoristique; cette expérience
est fréquemment vécue comme une libération,
comme la réalisation d'un désir profond qui ne trouve
pas facilement de débouchés par ailleurs.
Bref, l'élève pour
qui l'espéranto est la première langue étrangère
rencontre le monde des langues dans un apprentissage riche en satisfactions
affectives, esthétiques et intellectuelles. Il découvre
dans le concret qu'une même idée peut s'exprimer par
des moyens linguistiques très divers, et ce sans faire constamment
l'expérience décourageante de la faute. Il acquiert
un moyen d'analyser les rapports sémantiques entre notions
apparentées et les relations grammaticales entre les éléments
d'un énoncé. Il apprend à relativiser les concepts
de sa langue maternelle. Il exerce ses organes phonatoires à
une prononciation différente, mais sans devoir pour autant
imiter un modèle totalement étranger. L'apprentissage
des autres langues se limitera pour lui à l'adoption de nouveaux
codes: la phase «déconditionnement par rapport à
la langue maternelle» se sera faite dans des conditions optimales.
Il sait, certes, que les autres langues exigent des efforts plus
intenses, mais ce premier apprentissage réussi lui donne
confiance. Il aborde la compétition avec le sentiment d'être
bien entraîné. Sa gymnastique linguistique lui a donné
force et souplesse. Il le sent. Et cela change tout.
Une aide précieuse pour l'étude de la langue
maternelle
On le voit, l'introduction de l'espéranto
dans les programmes scolaires, si son enseignement est dispensé
lors de la première année secondaire ou de la dernière
année primaire (où il pourrait être intégré
dans les cours de langue maternelle), ne fera rien perdre aux élèves,
en dernière analyse. En revanche, il leur aura fait gagner
quelque chose: une langue qui leur assurera des contacts avec le
monde entier. Si cet enseignement est coordonné entre plusieurs
États - on pense tout naturellement à ceux de la Communauté
européenne, pour commencer - il donnera à toute la
jeune génération un moyen commode de communiquer par
dessus les barrières linguistiques, sans préjudice
des grands avantages culturels qu'il y a, pour chaque élève,
à apprendre par la suite telle ou telle langue nationale
correspondant à ses goûts. L'énorme déséquilibre
actuel, avec 90% des élèves «choisissant»
l'anglais, se corrigerait rapidement pour le plus grand bien de
la connaissance mutuelle des cultures.
L'idée, émise ci-dessus,
d'intégrer l'enseignement de l'espéranto dans celui
de la langue maternelle appelle quelques mots d'explication. Un
cours d'espéranto étant en quelque sorte un cours
de linguistique concrète, il assure un recul par rapport
à la langue maternelle qui est des plus salutaires pour bien
comprendre celle-ci. Mais surtout, il fournit mille occasions d'exercer
la classe à s'exprimer. En français, les feux rougeoient
et les prairies verdoient, mais les autres couleurs n'ont pas droit
à un verbe. Demander à la classe de traduire la
maro bluas, littéralement «la mer bleuoie»,
c'est stimuler l'exploration des ressources du français à
la recherche de l'expression la plus adéquate. L'expérience
prouve en effet que les enfants comprennent très facilement
ces expressions. Le sentiment de défi que suscite l'inexistence
du mot correspondant dans la langue maternelle incite à trouver
la circonlocution la plus exacte et stylistiquement la plus belle.
Dans la plupart des langues, la version est un exercice de la langue
qu'on apprend. La version espéranto-français est différente.
Comme, le plus souvent, il n'y a aucune difficulté à
comprendre, c'est en fait un exercice de français.
Il paraît donc sage, une fois
la vérité connue et vérifiée, d'introduire
l'espéranto dans l'enseignement, avant le début de
l'apprentissage des autres langues. En pratique, qu'est-ce que cela
implique? Tout d'abord, de former des enseignants.
Il pourra y avoir chez ceux-ci une
certaine réticence au début, surtout si l'on propose
de recycler des professeurs de langue. Mais ils ne tarderont pas
à se rendre compte qu'il est beaucoup plus agréable
d'enseigner l'espéranto que n'importe quelle autre langue,
vivante ou morte. En effet, on éprouve plus de plaisir à
enseigner des règles régulières qu'à
devoir constamment attirer l'attention de la classe sur les exceptions.
Ensuite, les enfants aiment généralement apprendre
l'espéranto, et il est plus sympathique de donner aux élèves
quelque chose qu'ils aiment que de les forcer à rabâcher
des complications qui, pour eux, n'ont pas de sens.
Il ne s'agit pas ici de considérations
théoriques, mais de faits vérifiables. On n'a jamais
cessé d'enseigner l'espéranto à des enfants,
depuis 1916, dans un pays ou dans un autre, à titre officiel
ou à titre privé. On peut donc porter à son
sujet, comme branche d'enseignement, un jugement indépendant
des circonstances de temps et de lieu. L'unanimité des conclusions
tirées de ces expériences n'en est que plus impressionnante:
cet enseignement plaît. Pourquoi? Pour de nombreuses raisons.
Tout d'abord, il y a une grande joie
à former soi-même des mots expressifs, amusants ou
originaux, et les enfants ne s'en privent pas. Je repense à
cet élève qui, pour désigner l'espèce
de podium sur lequel s'agitait un gendarme réglant la circulation,
avait généralisé le suffixe -ingo de
kandelingo, «chandelier», plumingo, «porte-plume»,
cigaringo, «fume-cigare» pour former le mot ĝendarmingo.
Ensuite, le système de l'assimilation
généralisatrice est un mode de fonctionnement fondamental
de notre système nerveux. Lorsqu'on peut l'utiliser, on se
sent naturel, à l'aise, alors que toute entorse qui y est
faite déclenche une frustration. Le fait qu'il réduise
le risque d'erreur n'est pas pour déplaire aux élèves.
Enfin, les progrès sont rapides.
Vers onze-douze ans, beaucoup d'enfants aiment les codes secrets,
les langages mystérieux, les façons de parler différentes.
L'espéranto les satisfait pleinement à cet égard
parce qu'ils progressent très vite, et arrivent donc rapidement
à l'utiliser entre eux. En outre, la rapidité des
progrès permet d'utiliser en classe, après quelques
semaines seulement, des livres ou brochures édités
dans des pays lointains. Ce contact direct avec le vaste monde enthousiasme
bien des élèves.
Le plaisir des enfants se répercute
sur l'enseignant. Les deux témoignages suivants sont d'autant
plus intéressants qu'ils émanent d'instituteurs ayant
eu de fortes réticences à enseigner l'espéranto
à leurs élèves. Il s'agit d'un enseignement
expérimental dispensé dans une école primaire
de Waianae (Iles Hawaii). La population étant très
mélangée, hawaiienne de souche, américaine,
japonaise, chinoise, polynésienne, philippine, le rôle
de l'instituteur n'est pas particulièrement facile dans cette
région. M. Lent commente comme suit la réaction de
ses élèves:
Cela a été pour moi
un véritable choc que de voir mes élèves profondément
intéressés par cet enseignement. Comme bien des collègues,
je me disais: «Ils ne savent déjà pas lire ou
écrire l'anglais, à quoi cela rime-t-il de leur apprendre
l'espéranto?» Le premier jour, et chaque jour suivant,
se sont révélés extrêmement satisfaisants
pour les élèves et pour moi-même et je n'ai
pas tardé à perdre mes hésitations à
poursuivre le programme jusqu'au bout. Le fait que cette branche
sorte de l'ordinaire a représenté un attrait incontestable
pour tous. Ils ont manifesté le genre d'intérêt
que je n'ai jamais vu précédemment que lorsqu'ils
s'appliquaient à résoudre une énigme captivante
(when they were engaged in solving a fascinating puzzle).
Quant à son collègue
M. Azevedo, il dit:
Je
dois dire en toute franchise que ce n'est pas sans réticence
que j'ai accueilli l'idée d'enseigner l'espéranto
dans ma classe. Cette branche paraissait parfaitement inutile pour
des enfants qui avaient déjà besoin de tout le temps
disponible pour bien apprendre l'anglais. Nous avons fait l'essai
et je dois avouer que les résultats ont été
surprenants (...). Même si cet espéranto ne parvient
jamais à devenir une langue mondiale, il a appris à
mes élèves plusieurs choses importantes (...). L'espéranto
les a beaucoup aidés à comprendre les structures de
phrase de notre propre langue, il les a aidés à sentir
la différence entre nom et verbe, entre sujet et objet. Il
a aussi contribué à augmenter leur vocabulaire anglais;
en fait, chez certains des élèves les plus en retard,
il a enrichi leur vocabulaire dans une mesure remarquable.
Deux formes d'intelligence
Par ailleurs, l'espéranto
représente une branche unique en ce sens qu'il fait travailler
à la fois l'intelligence convergente et l'intelligence divergente.
Ces concepts, que j'emprunte au Prof. Massarenti (2),
méritent quelques mots d'explication.
Nous nous servons de l'intelligence
divergente quand, à partir d'une question, notre pensée
essaie de trouver un grand nombre de réponses parmi lesquelles
nous pourrons choisir: la pensée jaillit comme un feu d'artifice
qui s'étale en éventail à partir du point unique
d'où la fusée a été tirée. Nous
avons recours à cette forme de pensée, par exemple,
quand nous écrivons une lettre, quand nous décidons
de ce que nous allons manger au prochain repas ou quand nous réfléchissons
à diverses stratégies possibles de marketing. Toutes
sortes de solutions peuvent se présenter et il serait absurde
de décréter qu'une seule est la bonne.
Nous utilisons notre intelligence
convergente quand nos réflexions, partant d'une série
de données, convergent vers la seule solution correcte au
problème qui nous est soumis. Un exemple typique de cette
forme de pensée est le problème mathématique
classique, qui n'autorise qu'une seule solution, à laquelle
on aboutit par déduction en traitant correctement les informations
fournies au départ. Une question comme: «A quelle heure
le Paris-Bordeaux croisera-t-il le Bordeaux-Paris compte tenu des
données suivantes:...» n'admet qu'une bonne réponse.
Elle sollicite donc l'intelligence convergente. En revanche, la
question: «Vais-je tapisser ma chambre ou la repeindre? Si
je la retapisse, dans quel style? Si je la repeins, quelle teinte
choisir?» peut recevoir des milliers de réponses également
bonnes. Elle met en jeu l'intelligence divergente. Soit dit en passant,
l'école, dans sa conception actuelle, a tendance à
favoriser largement la démarche convergente, alors que dans
la vie courante l'autre forme d'intelligence est tout aussi nécessaire.
En espéranto, on utilise la
pensée divergente quand on s'entraîne à exprimer
la même idée par les formules les plus diverses. Un
jour, lors d'un cours donné pendant les vacances d'été,
mes élèves ont trouvé ensemble 70 façons
d'exprimer en espéranto l'idée «je le trouve
bête». Peut-être cette phrase était-elle
particulièrement stimulante parce que, consciemment ou non,
ils l'appliquaient à leur professeur. Mais quoi qu'il en
soit, ils avaient pour cela fait appel à la pensée
divergente, ou, si vous préférez, à leur créativité.
L'intelligence divergente s'exerce beaucoup plus en espéranto
que dans les autres langues, parce que la combinatoire y est illimitée.
Pour dire qu'un objet «brûle», on peut dire brulas,
mais aussi fajras ou flamas, qui représentent
l'emploi verbal des concepts «feu» et «flamme»,
respectivement; la terminaison -as suffit à faire
du concept un verbe au présent de l'indicatif. Pour dire
«j'irai à l'hôtel en taxi», on peut certes
traduire littéralement et dire mi iros al la hotelo per
taksio (ou en taksio), mais ce n'est qu'une possibilité
parmi un large éventail de formules, telles que: mi taksios
hotelen, mi alhotelos taksie, mi pertaksie iros hotelen, etc.
Quant à l'intelligence convergente,
elle est fréquemment sollicitée lorsqu'on apprend
l'espéranto, puisqu'on est constamment amené à
exprimer une idée en déduisant le mot voulu
d'éléments préalablement appris. C'est ainsi
que, comme nous l'avons vu au chapitre VII, le mot «guérison»
représente la mise en place de quatre élément:
«le fait de» (o) «rendre» (ig)
«bien portant» (san) «à nouveau»
(re) → resanigo. C'est grâce à cette
même forme d'intelligence que l'élève trouve
comment dire «jamais» en faisant converger sa pensée
vers le point où la série des neni- (nenio,
«rien»; nenie, «nulle part»; neniu,
«personne» ...) croise la série des -am
(kiam, «quand»; ĉiam, «toujours»;
iam, «un jour» ...). C'est elle aussi qui l'amènera
à former un adverbe comme entuziasmige, «d'une
manière enthousiasmante».
Axe horizontal, axe vertical. Hémisphère
gauche, hémisphère droit
Pour former des mots comme ceux qui
viennent d'être cités, le français n'exerce
ni la pensée convergente, ni la pensée divergente:
il n'utilise pas l'intelligence, mais la mémoire et l'obéissance;
la dérivation brillant > brillamment n'autorise
pas une formation du type enthousiasmant > enthousiasmamment.
Le terme autorise est ici le terme propre: il s'agit bien
d'une autorisation, dans une langue où les décisions
sont prises par une autorité, l'Académie française,
laquelle décide si nénufar est aussi correct
que nénuphar.
Cette conception du langage avait,
à l'origine, une fonction de discrimination sociale. L'Académie
a un jour débattu de la question de savoir si le français
allait garder l'orthographe savante ou suivre le modèle de
l'italien et de l'espagnol. Là où nous surchargeons
nos mots d'y et de h, nos sœurs les autres langues
romanes ont en effet adopté une écriture bien plus
fonctionnelle et - mais ceci est un goût personnel - esthétiquement
plus satisfaisante, à mon très humble avis (j'aime
ce qui est sobre). Comparez l'italien fisica, l'espagnol
física à notre physique, l'italien et
l'espagnol ritmo à notre rythme, philologiquement
incorrect (la forme juste serait rhythme, cf anglais rhythm).
A l'issue du débat consacré aux deux orthographes
possibles, l'Académie a opté pour l'orthographe savante
«afin de distinguer les gens instruits du vulgaire et des
simples femmes».
Cette fonction de distinction sociale
a sans doute été perdue de vue et il est probable
que toute la francophonie continue simplement sur sa lancée,
sans plus comprendre clairement pourquoi l'orthographe est ce qu'elle
est. Il s'agit là d'un mécanisme psychologique bien
connu. On maintient un comportement bien après avoir oublié
comment on en était venu à l'adopter. Des décisions
prises dans le passé sont toujours appliquées alors
même que leurs justifications sont devenues inconscientes,
et donc peut-être périmées. Ainsi, un peuple
peut devenir démocratique dans ses conceptions, proclamer
un idéal de liberté, d'égalité et de
fraternité, mais avoir du langage une vision «ancien
régime», où la liberté est nulle, l'égalité
remplacée par une course d'obstacles et la fraternité
bien négligée. La manière dont les francophones
conçoivent la langue suit un axe vertical. C'est une relation
père-fils, maître-élève, académie-peuple.
Pareille optique a sans doute joué un grand rôle au
moment où la question de l'espéranto a été
débattue à la Société des Nations. En
effet, il est difficile, pour cette mentalité, d'imaginer
qu'une langue puisse servir exclusivement de pont entre les peuples
et donc résulter d'une convention entre égaux contemporains.
Comme tous les ponts, l'espéranto se situe sur un plan horizontal:
il correspond à une relation ami-ami, frère-frère,
partenaire-partenaire.
Mais revenons à nos deux formes
d'intelligence. Comme la pensée convergente fait travailler
(chez les droitiers) l'hémisphère cérébral
gauche et la pensée divergente l'hémisphère
cérébral droit, l'espéranto présente
cette particularité de stimuler l'action coordonnée
des deux hémisphères cérébraux. Peu
de branches enseignées à l'école avant l'adolescence
peuvent le faire dans une mesure aussi large.
Une autre façon d'exprimer
la même idée consisterait à dire que l'espéranto
intègre le pôle «rigueur» et le pôle
«liberté». Le rapport entre rigueur et liberté
est souvent mal compris. Bien des personnes croient que ces deux
termes s'excluent. En fait, si chacun est à sa place, c'est
la rigueur qui permet la liberté. Comment les hommes ont-ils
réussi à marcher sur la lune? Comment ont-ils conquis
une telle liberté par rapport à la contrainte
de la pesanteur terrestre? En étudiant avec rigueur
des lois rigoureuses au point d'être implacables: lois physiques,
chimiques, mathématiques, astronomiques... En prenant conscience
de ces lois et de leur caractère implacable, ils ont pu en
jouer en toute sécurité. «Implacable»
veut peut-être dire «terrible» en ce sens que
cela ne laisse pas d'issue, mais, par le fait même, cela veut
dire aussi «absolument fiable». Si les lois astronomiques
étaient fantaisistes, personne n'aurait jamais pu se promener
sur notre satellite.
Chaque phrase d'espéranto
est un modèle de bonne coordination entre rigueur et liberté.
C'est parce que le sens des éléments du langage est
implacable, ne supporte aucune exception, que l'on est libre d'exprimer
sa pensée comme on l'entend. Si, pour dire qu'une maison
«brûle», je peux dire non seulement brulas,
mais aussi flamas ou fajras (rappelez-vous que aj
se prononce comme ail dans gousse d'ail), c'est parce
que le sens de la terminaison -as est fiable à 100%:
la liberté résulte de cette rigueur absolue. Du moment
que j'ajoute -as à une racine, j'utilise le concept
comme verbe au présent de l'indicatif. Heureusement, les
contraintes n'ont pas besoin d'être nombreuses, puisque leur
validité est générale. La rigueur est implacable,
mais il y en a juste la dose qu'il faut pour permettre une immense
liberté, en toute sécurité, et donc pour stimuler
la créativité dans l'expression.
Comme la rigueur dépend du
cerveau gauche (chez un droitier) et la créativité
du cerveau droit, un cours d'espéranto est un exercice de
bon fonctionnement humain allant beaucoup plus loin qu'on ne pourrait
le croire à première vue. C'est surtout vrai dans
le cas des enfants. Pour les adultes, tout dépend de leur
souplesse psychologique: pour certains, un tel cours sera une véritable
thérapie, un entraînement à la liberté
à l'égard d'un surmoi irrationnel; pour d'autres,
le déconditionnement par rapport à la langue maternelle
pourra être vécu comme pénible. Mais chez les
enfants, l'apport positif prédomine dans la très grande
majorité des cas. Il ne s'agit pas d'y voir une panacée.
Mais on peut affirmer que son enseignement aux enfants de dix-douze
ans peut apporter une contribution modeste, mais réelle,
à la santé mentale des générations qui
en bénéficieront.
Quand toutes ces vérités
seront connues, on n'aura donc sans doute pas de mal à faire
accepter par les enseignants le recyclage nécessaire. Ajoutons
que le problème des manuels sera vite réglé.
Les méthodes d'espéranto ne manquent pas. Les services
de l'Éducation nationale n'auront aucune peine à faire
un choix intelligent parmi les ouvrages existants.
____________
1. Opetusministeriön
Työryhmien Muistioita, Opetusministeriön Esperantotyöryhmän
Muistio, Helsinki: Ministère de l'éducation, 1984,
p. 28. Voir également Helmar Frank, «Die Wesensmerkmale
des Paderborner Modell für den Sprachorientierungsunterricht»
in T. Carlevaro et G. Lobin, réd., Einführung
in die Interlinguistik (Alsbach: Leuchtturm-Verlag, 1979).
2. Leonardo Massarenti,
Créativité et pédagogie de la troisième
dimension (Genève: Université, Faculté
de Psychologie et des Sciences de l'éducation, 1980), pp.
10-14.
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