Communication linguistique: Où sont les mythes? Où sont les réalités?
Dans les années 70 Claude Piron a été invité à
présenter son expérience de la communication linguistique internationale au Siège de
l'UNESCO, lors d'une réunion des ONG en relations officielles avec cette institution. Il avait droit à
quatre minutes seulement. Voici le texte de son intervention.
On m'a
dit, quand j'étais petit: "Il faut oser
demander son chemin. Avec sa langue, on va jusqu'au
bout du monde." Mais à quelques kilomètres
de là, on parlait une langue différente.
S'adresser aux passants ne servait strictement à
rien.
On m'a
dit que pour communiquer avec l'étranger, il
fallait étudier les langues à l'école.
Mais plus de 90% des adultes sont incapables de s'exprimer
avec aisance dans les langues apprises au cours de leur
scolarité.
On m'a
dit: "Avec l'anglais, on peut se débrouiller
partout dans le monde." Dans un village espagnol,
j'ai vu un accrochage entre une voiture suédoise
et une voiture française; ni entre eux ni avec
les gendarmes les chauffeurs ne savaient communiquer.
Dans une petite ville thaïlandaise, j'ai vu un
touriste angoissé tenter d'expliquer ses symptômes
à un médecin local; la communication ne
passait pas. J'ai travaillé pour l'ONU et l'OMS
dans les cinq parties du monde, et j'ai constaté,
au Brésil, en Bulgarie, au Congo, au Japon et
dans bien d'autres pays, que l'anglais ne servait à
rien en dehors des grands hôtels et des compagnies
d'aviation.
On m'a
dit que grâce aux traductions les cultures les
plus lointaines étaient maintenant à la
portée de tous. Mais quand j'ai comparé
traductions et originaux, j'ai découvert tant
d'omissions, de contresens et de distorsions de style
que j'ai dû me rendre à l'évidence:
dans nos langues, toute traduction est trahison.
On
m'a dit en Occident qu'on voulait aider le Tiers Monde,
dans le respect des cultures locales. Mais j'ai vu les
pressions culturelles les plus fortes s'exercer par
le biais du français et de l'anglais. J'ai vu
que, sans souci pour la dignité linguistique
de l'autre, nous commencions par lui imposer notre langue
pour communiquer avec lui. Et j'ai vu les innombrables
problèmes que pose la formation du personnel
parce que les techniciens occidentaux ne parlent pas
les langues locales et qu'il n'existe dans celles-ci
aucun manuel d'instruction.
On m'a
dit: "L'instruction publique garantira l'égalité
des chances aux enfants de tous les milieux." Et
j'ai vu, notamment dans le Tiers Monde, les familles
aisées envoyer leurs enfants en Angleterre ou
aux États-Unis pour leur permettre de maîtriser
l'anglais, et j'ai vu les grandes masses enfermées
dans leur idiome, soumises à telle ou telle propagande,
sans ouverture au monde, maintenues aussi par la langue
dans un état socio-économique inférieur.
On m'a
dit: "L'espéranto est un fiasco" et
j'ai vu en Suisse, dans un petit village de montagne,
des enfants de paysans s'entretenir sans difficulté
avec des visiteurs japonais après six mois de
cours de la langue interethnique.
On m'a
dit: "L'espéranto est sans valeur humaine."
J'ai pris la peine de l'apprendre. J'ai lu sa poésie,
j'ai écouté ses chansons. J'ai reçu
dans cette langue des confidences de Brésiliens,
de Chinois, d'Iraniens, de Polonais, et même d'un
jeune Ouzbek. Ce sont les conversations les plus spontanées
et les plus profondes que j'aie jamais eues dans une
langue étrangère.
On m'a
dit: "L'espéranto, c'est la fin de toute
culture!" Mais lorsqu'en Amérique latine,
en Europe, en Asie, j'ai été reçu
chez des espérantophones, j'ai constaté
qu'à niveau social égal ils étaient
presque toujours plus cultivés que leurs concitoyens.
Et quand j'ai assisté à des débats
internationaux dans cette langue, le niveau intellectuel
des échanges m'a imposé le plus grand
respect.
J'en ai
bien sûr parlé autour de moi. J'ai dit:
"Venez voir! Il y a un truc formidable: une langue
qui résout drôlement bien le problème
de la communication entre les peuples. J'ai vu un Hongrois
et un Coréen discuter en espéranto, avec
la plus grande aisance, politique et philosophie, deux
ans à peine après avoir commencé
à l'apprendre. Et puis j'ai vu ceci, et encore
ceci, et encore cela..." Mais on m'a dit: "Ce
n'est pas sérieux et, d'abord, c'est artificiel."
Je suis
dérouté. Quand le coeur de l'homme, quand
ses "tripes", quand les plus fines nuances
de son cerveau s'expriment directement, de bouche à
oreille, dans une langue née d'un foisonnement
de communications interethniques, on me dit que c'est
artificiel...
Mais qu'est-ce
que je vois quand je parcours le monde? Je vois des
gens frustrés du dialogue qu'ils auraient voulu
avoir avec les habitants du pays où ils voyagent
ou résident. Je vois une communication par gestes
qui aboutit à de grotesques malentendus. Je vois
des personnes assoiffées de culture que la barrière
des langues sépare de tant d'ouvrages désirés.
Je vois tous ceux qui, après six ou sept années
d'études de langues, parlent de façon
hachée, en cherchant leurs mots, avec un accent
ridicule, renonçant aux nuances qu'ils voudraient
exprimer. Je vois fleurir l'inégalité
et la discrimination linguistiques. Je vois diplomates
et spécialistes parler dans un micro et suivre
dans les écouteurs une autre voix que celle de
leur interlocuteur réel. C'est cela, la communication
naturelle? L'art de résoudre les problèmes
avec intelligence et sensibilité ne fait-il plus
partie de la nature de l'homme?
Ce qu'on
me dit ne correspond pas à ce que j'observe et
constate. Alors j'erre, désemparé, dans
cette société qui proclame le droit de
tous à la communication. Et je ne sais pas si
l'on me trompe, ou si c'est moi qui suis fou.
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