Confession d'un fou
On me demande un témoignage et, bien que cela me gêne -
la
folie est une maladie honteuse - j'ai décidé de le donner, bercé, dans mon
délire, de la douce illusion qu'il pourrait être utile. Je suis fou. Comme bon nombre de mes congénères, je ne
m'en rends absolument pas compte; ma manière d'être me paraît cohérente et
«colle» très bien avec la réalité. Mais le jugement des gens sains d'esprit est
pratiquement unanime: je ne puis donc que m'incliner.
Une maladie contractée dans l'enfance
Cela a commencé
dans mon enfance: j'ai appris l'xxxxx. Cette langue m'a paru si
attrayante, amusante, merveilleuse, que très vite je suis
arrivé à la maîtriser (ce n'est pas une performance,
toute personne atteinte du même mal arrive au même niveau
dans les mêmes délais). Les premières années,
je ne me suis rendu compte de rien, mais un jour où, traduisant
en classe un texte grec, nous nous sommes heurtés à
une forme verbale bizarre, j'ai dit au professeur: «C'est
peut-être un interrogatif-impératif?» Le vénérable
maître m'a patiemment expliqué que je mélangeais
deux notions contradictoires et que mon hypothèse était
absurde. J'ai rétorqué: «Mais ça existe
en xxxxxx, où il est tout à fait courant de dire kien
ni iru? ce qui n'a pas d'équivalent français.Ni
iru signifie allons! (impératif, première personne
du pluriel) et kien, dans quelle direction, où. Si
on peut dire allons-y, pourquoi ne dirait-on pas allons
où?» Le professeur m'a remis à ma place,
expliquant que l'xxxxx n'était qu'un code sans vie auquel
il ne fallait pas demander des explications valables pour les vraies
langues.
L'année suivante, je racontais à des camarades, en présence
d'un professeur une conversation qui s'était déroulée en xxxxx. Le professeur
est intervenu: «Allons, ne te vante pas, l'xxxxx, ce n'est pas une langue, on
peut peut-être vaguement l'écrire, mais on ne pourrait pas le parler». C'est
alors que j'ai commencé à prendre conscience de mon état. Si des gens
sympathiques, intelligents, honnêtes, instruits, que je respectais spontanément
(j'ai eu la chance d'avoir de très bons professeurs) étaient unanimes à
démontrer que mon expérience était fausse, c'est qu'elle était fausse. La
conclusion s'imposait: je délirais.
Pareil délire
a toutes sortes de conséquences fâcheuses. Un jour
où, à l'école primaire, j'avais dit descendre
en bas, le maître m'a fait remarquer: « Le français
est une langue logique: on dit descendre tout court, parce
que cela suffit». Quand j'en ai conclu qu'il fallait dire
vieux femme pour éviter de répéter dans
l'adjectif la notion de féminité implicite dans le
mot «femme», on m'a dit que j'étais un méchant
garnement. Cela nous arrive souvent, à nous, malades mentaux
: on prend pour de la méchanceté ce qui n'est que
pathologie.
Ayant ainsi appris que le français était une langue logique,
j'ai un jour demandé pourquoi on disait 20 places assises en accordant le
participe en genre et en nombre, et 20 places debout en laissant
invariable le mot qualifiant (j'avoue aujourd'hui ma lâcheté: ce que je n'osais
pas dire, c'est que je ne voyais pas la logique par laquelle une place arrivait
à s'asseoir). Je n'ai jamais compris la réponse qu'on m'a donnée et je n'en
garde qu'un souvenir confus. Il me semble qu'il était question
d'euphonie.
L'euphonie est un ingrédient
fantomatique qui donne aux gens sains d'esprit - hélas, pas
à moi! - la clef de bien des mystères. Elle explique,
par exemple, pourquoi on dit consulat de France sans article,
mais consulat du Danemark avec article. C'est aussi la fée
Euphonie qui interdit l'emploi de la terminaison -asse du
subjonctif imparfait. Naïvement, j'avais cru que si on
m'apprenait une conjugaison à l'école, c'était
pour l'utiliser. C'est pourquoi, un jour, où, avant une pièce
que nous jouions, je m'étais atrocement maquillé,
je m'étais justifié en disant: «Il fallait bien
que je me grimasse». J'ai eu droit aux foudres de mon instituteur,
appelant à la rescousse cette chère Fée Euphonie
et la notion - que je n'ai jamais très bien saisie non plus
- de ridicule. Mais quand, à quelques minutes de là,
j'ai dit au maître-metteur en scène: «C'est là
que vous voulez que je grime?», parce que je n'osais
pas dire grimace, qui n'est pas euphonique, on m'est de nouveau
retombé dessus. Ce n'est pas toujours drôle d'être
fou.
Mais au total, ma connaissance de l'xxxxx avait plus
d'avantages que d'inconvénients pour un élève moyennement doué comme moi. Elle
m'a donné tout au long de ma scolarité une avance sur mes camarades que je n'ai
jamais perdue. Je connaissais beaucoup de choses en géographie, parce que je
correspondais dans la langue de Zamenhof avec des enfants du monde entier et que
mes lectures étaient internationales. Je connaissais une base de racines
germaniques que j'avais assimilées facilement. Pour un Européen qui aborde
l'xxxxx, les mots inconnus se trouvent toujours situés dans un ensemble qui
comprend une certaine proportion de mots familiers: il ne s'agit jamais d'une
masse totalement étrange à attaquer. Considérons des mots très courants comme
fenestro (fenêtre), domo (maison), strato (rue). Le
francophone a deux racines à apprendre (dont une peut être, selon l'âge et
l'étendue du lexique personnel, partiellement connue par des dérivés tels que
domicile), l'Anglais deux racines et le Slave deux racines (maison se dit
dom en russe et en polonais, dum en tchèque).
En outre, j'avais acquis
un solide noyau de racines latines qui m'ont beaucoup aidé
à assimiler le vocabulaire français. Quand j'ai rencontré
pour la première fois le mot simiesque, je l'ai tout
de suite compris: simio veut dire singe en xxxxx.
Quand on m'a parlé du nerf crural, je l'ai immédiatement
associé au mot courant qui désigne la jambe dans la
langue de Zamenhof: kruro. Et comme, pour moi, tête,
c'est aussi kapo, je n'ai eu aucune peine à sentir
ce qu'avait de commun la famille décapiter, capitaine,
capital...
Dans ma folie, j'ai toujours imaginé qu'il y avait un rapport
étroit entre le langage et la pensée, c.-à-d. que le langage était un outil qui
aidait à penser. Chose curieuse, cette conception m'a été confirmée lorsque j'ai
fait des études de psychologie. Quoi qu'il en soit, j'ai toujours eu
l'impression que le fait d'apprendre dans l'enfance un langage épousant
en souplesse tous les cheminements de la pensée était un atout non négligeable.
Je souligne «dans l'enfance», parce qu'il me semble que ceux qui contractent la
maladie à l'âge adulte sont trop habitués à couler leur pensée dans les moules
rigides de leur langue maternelle. Ce point de détail serait à vérifier. Mais la
question qui nous intéresse ici est celle de savoir pourquoi l'xxxxx suit mieux
qu'une autre langue le mouvement de l'esprit pensant. La réponse est facile
parce qu'il respecte sans aucune exception la principale des lois
psycholinguistiques, celle de l'assimilation généralisatrice.
Une tendance universelle de l'esprit humain: l'assimilation
généralisatrice
Un enfant de six ans
que je connais, a dit dans la même semaine fleurier
pour «fleuriste» et journalier pour «journaliste».
Pourquoi? Parce qu'il a spontanément assimilé le suffixe
-er de la série «boucher, boulanger, charcutier,
cordonnier...» et qu'il l'a immédiatement généralisé.
Et cet enfant de 12 ans, à qui je mets une goutte de médicament
dans son oeil enflammé et qui me dit: «Est-ce qu'il
va dérougir vite?» que fait-il, sinon suivre la loi
de l'assimilation généralisatrice... et pécher
contre la langue française. C'est que toutes les langues
nationales sont des dictatrices qui exigent obéissance au
détriment de la spontanéité et des besoins
de la communication. Il n'y a que l'xxxxx dont on puisse dire: la
langue est faite pour l'homme et non l'homme pour la langue.
D'aucuns trouvent l'anglais
facile. C'est que les gens sains d'esprit manquent de points de
référence. Un pauvre fou comme moi ne comprend pas
ce que la communication gagne à l'obligation de dire East
Africa, mais Eastern Europe; injustice, mais
unjust; I ski, I bicycle, mais pas I car
(alors qu'en xxxxx, pas de problème :
skio = ski, mi skias = je skie
biciklo = vélo, mi biciklas = je fais du vélo,
je vais à vélo
aŭto = auto, mi aŭtas = je vais en auto).
...Qui permet de gagner à la fois en simplicité et en
précision
Dans une langue où l'assimilation généralisatrice n'est inhibée
par aucune exception, mais est au contraire encouragée par toute la structure
linguistique, le sujet pensant éprouve un sentiment de liberté extraordinaire.
Pas de camisole de force. Quand vous poursuivez une idée, les mots sont là pour
vous servir.
Imaginez que vous meniez
une réflexion sur les sentiments et la structure familiale.
En français, vous pourrez parler d'un sentiment paternel,
maternel, fraternel, amical. Mais quand vous arrivez à l'oncle
? En xxxxx, pour former un adjectif, on remplace le -o final
du substantif ou le -i de l'infinitif par la terminaison
-a. Si patro = père, et frato = frère,
il n'y a pas besoin de mémoriser les mots paternel
et fraternel, on les forme soi-même: patra,
frata. Le sentiment qu'un oncle éprouve pour un neveu
a quelque chose de très particulier, bien différencié
par rapport au sentiment paternel ou amical. En xxxxx, il n'y a
pas besoin de réfléchir: onkla sento est l'expression
qu'il vous faut. Le mot avunculaire existe bien en français,
mais vous vient-il à l'esprit en une fraction de seconde,
comme un réflexe, à la même vitesse que votre
pensée? Et le sentiment du grand-père, n'est-il pas
lui aussi spécifique? Grand-paternel n'existe pas en français.
En xxxxx, grand-père = avo et l'adjectif correspondant
est, bien entendu, ava. Remplacez -a par -e
et vous avez l'adverbe.
Quand j'étais
enfant, j'ai correspondu avec un garçon qui, pendant une
certaine période, terminait ses lettres en écrivant,
au-dessus de sa signature, le simple adverbe kuze, «cousinement».
Ce mot intraduisible exprime une idée très claire:
«je t'adresse des salutations qui expriment les sentiments
que l'on a dans les rapports de cousin à cousin». L'évolution,
dans le temps, de sa formule de politesse montre bien l'évolution
de nos rapports: au début, il mettait samideane (sam-=
même, ide-= idée, -ano=partisan, adhérent,
membre, habitant); samideano =partisan de la même idée,
quelqu'un qui partage les idées de; comparez samreligiano
= coreligionnaire, samlandano=compatriote), puis il est passé
à amike (amicalement), ensuite à kuze (de
kuzo, cousin) pour terminer par frate (fraternellement).
A une époque où l'on parle tant de la nécessité
de s'exprimer, d'être lucide, «congruent», transparent
dans les relations humaines, que peut faire le pauvre francophone
avec son lexique mal adapté à la richesse de son psychisme
et à la variété de l'expérience humaine
?
Certes, la langue française et les autres langues nationales
sont riches et belles, elles méritent notre amour et notre respect. Mais il
faudrait leur assigner leur place. Celui qui ne connaît pas de patois ou
dialecte perd toute une atmosphère intime, purement régionale, qui a une très
grande valeur parce qu'elle nous rattache à nos racines locales. Mais celui qui
ne parle qu'un patois et aucune langue nationale perd une quantité énorme de
richesses culturelles, de nuances et de possibilités de contact. N'y a-t-il pas
un rapport équivalent entre la langue internationale et la langue nationale ?
Sans doute faut-il être fou pour souhaiter ce que je préconise : qu'un jour
chaque humain possède réellement trois moyens de communication linguistique : le
parler régional, la langue nationale, et l'xxxxx, qui correspondent à ses trois
niveaux d'appartenance, à trois patriotismes, qui, loin de s'opposer, devraient
s'intégrer les uns dans les autres.
Tenez! Voici un autre exemple qui vous donnera une idée du
«rendement lexical» du petit investissement que demande l'xxxxx. Il existe dans
la langue internationale un suffixe -aĵo, qui désigne l'objet, et un
suffixe -ado, qui désigne l'action. A partir du verbe pensi
(penser), vous pouvez former trois équivalents du mot français «pensée» :
penso est le terme courant, qu'on emploiera le plus souvent, mais
si vous discutez philosophie ou psychologie et que vous vouliez préciser les
nuances, vous direz pensaĵo pour désigner la chose que vous
pensez, la pensée en tant qu'objet d'un acte mental, et pensado
pour exprimer le fait de penser, la pensée en tant que processus. Ce ne sont pas
des complications farfelues puisque vous ne préciserez ces nuances qu'en cas de
besoin. Mais si la situation se présente, le mot est là, dans le potentiel de la
langue, et vous n'avez qu'à le construire vous-même. Vous serez compris dans le
monde entier. L'occasion pourrait se présenter par exemple si vous traduisez un
auteur grec qui différencie noêsis (pensado, action de penser) de noêma
(pensaĵo, la chose pensée, la pensée que vous pensez).
Mais qu'est-ce que je raconte? Voilà que mon délire me reprend.
J'oublie que, comme le savent tous les gens sains d'esprit, l'xxxxx est une
langue pauvre, un code sans vie, le rêve utopique de quelques pauvres
fous...
...une maladie favorisant l'intérêt pour la diversité des
cultures et des langues
J'ai mentionné ci-dessus mes correspondants. Ils ont joué un
très grand rôle dans mon adolescence. Ce n'est pas drôle d'être un malade
mental. Mais c'est encore moins drôle d'être seul. Ma grande consolation, c'est
qu'il y avait, partout dans le monde, d'autres personnes présentant les mêmes
symptômes. A 14 ans, j'avais un correspondant chinois et un correspondant
japonais avec qui j'échangeais des lettres extrêmement intéressantes en xxxxx.
Ils m'ont donné le goût de la culture asiatique et je ne dirai jamais assez
l'enrichissement que cela a représenté pour moi. Si plus tard, J'ai fait un
diplôme de chinois, c'est à mon ami xxxxxphone Er Tungguo que je le dois en
grande partie.
J'avais aussi des correspondants en Argentine, en Australie, en
Suède, en Bulgarie. Un de mes frères a été contaminé (l'xxxxx est contagieux) et
lui aussi a correspondu avec des xxxxx-istes de divers pays. Nous avions environ
25 ans lorsque la Tchécoslovaquie d'après-guerre a ouvert ses portes au
tourisme. Mon frère et moi fûmes du premier groupe de voyageurs. Je n'oublierai
jamais l'accueil chaleureux que nous avait réservé un groupe d'xxxxxphones de
notre âge rassemblés par le correspondant de mon frère. Les autres touristes de
notre groupe, gens sains d'esprit, n'ont eu aucun contact avec la population
locale. Mon frère et moi en avons appris sur la vraie vie tchécoslovaque plus
que tous les autres touristes réunis, grâce à ces innombrables conversations
directes, spontanées, sans effort et sans interprète, avec les gens du
peuple.
Une expérience difficilement transmissible
Qui faut-il croire? Mon expérience, mon vécu personnel, ou les
arguments des sceptiques? S'ils ont raison, je n'ai pas pu communiquer, puisque
l'xxxxx n'est pas une vraie langue. «C'est une utopie», m'a-t-on répété, «les
gens de peuples différents parleront une langue internationale chacun à sa
manière, selon ses structures grammaticales, son accent, sa sémantique, et ils
n'arriveront jamais à se comprendre». Avec mon esprit débile, je ne vois pas
pourquoi un Turc et un Argentin qui se parlent anglais peuvent quand même
communiquer dans cette langue, beaucoup plus difficile à prononcer et à manier
que l'xxxxx, mais que puis-je répondre ? Ils en savent tous tellement plus que
moi. Parce que c'est ça, la grande caractéristique des gens sains d'esprit : ils
n'ont pas besoin de l'expérience pour savoir.
Tel linguiste célèbre
- qui n'a jamais appris l'xxxxx - n'a-t-il pas affirmé que
cette langue pouvait rendre quelques services au niveau des banalités
de la vie quotidienne, mais qu'elle ne saurait servir à une
communication au sens plein dans les domaines scientifique, philosophique,
politique ou littéraire ? J'ai assisté à bien
des échanges scientifiques en xxxxx, j'ai souvent discuté,
dans cette langue, politique ou philosophie, j'ai été
ému par tels et tels poèmes originaux écrits
dans la langue internationale par Kurzens, Kalocsay ou Miyamoto
Masao. Mais que suis-je à côté d'un linguiste
qui n'a pas besoin d'apprendre une langue pour en juger les capacités?
Un historien et homme de lettres très connu a un jour déclaré
avec fougue à la Société des Nations, lors de l'examen d'un rapport très
favorable à l'xxxxx, établi par le secrétariat de la SDN (rapport bientôt
enterré sous le coup d'arguments aussi irréfutables): «En xxxxx, on peut tout
traduire, on ne peut rien exprimer». Bien sûr, ce monsieur n'a jamais ouvert un
manuel d'xxxxx, il n'a jamais assisté à un débat dans cette langue, mais c'est
un homme sain d'esprit, qui était à l'époque titulaire d'une chaire dans une
grande université européenne. Face à cette santé mentale, à quoi bon raconter
mon expérience de la réalité : tels enfants de père français et de mère
norvégienne dont la langue maternelle est l'xxxxx, tel couple flamand-hongrois
dont l'xxxxx est la seule langue commune, telle expression qu'il m'arrive
d'utiliser spontanément dans la langue internationale et que je suis incapable
de traduire dans mon français «natal»?
Vous qui me lisez et êtes sains d'esprit, aidez-moi à
comprendre ma maladie Pourquoi diable suis-je blessé dans mon identité
d'xxxxxphone quand je lis ce que dit un journal aussi sérieux que Le Monde, lors
du décès du Président de la République autrichienne, M. Franz Jonas, qui parlait
avec beaucoup d'aisance la langue internationale. L'article qui lui est consacré
le 25 avril 1974 contient le passage suivant:
«Ce handicap, joint à (...) son goût trop affiché pour l'xxxxx
et la photographie en couleur, fait sourire». Comme c'est subtil ! Comme le
journaliste transmet habilement son message, sans y toucher à pleines mains...!
Mais non, je ne comprend pas. Quand Jonas et Tito se sont entretenus en xxxxx,
seuls à seuls, qu'ont-ils fait qui prête à sourire?
Un des graves problèmes, pour les malades mentaux, est celui de
leur insertion sociale. Il existe heureusement deux grands débouchés: les
organisations internationales, d'une part, les professions psychologiques,
d'autre part. J'ai eu la grande chance d'être admis dans les unes et les
autres.
Une folie renforcée par l'expérience professionnelle
Je suis devenu fonctionnaire de l'ONU parce que j'avais appris
plusieurs langues. C'est une complication assez fréquente de la maladie «xxxxx». Mes correspondants m'avaient donné le goût des cultures étrangères. En outre,
je savais par expérience qu'il était possible de maîtriser une autre langue.
Mais surtout - telle est du moins la façon dont mon délire systématique explique
aujourd'hui les faits - je m'étais déconditionné par rapport à ma langue
maternelle. Apprendre une langue suppose en effet deux opérations, un décodage
et un recodage. Pour moi, le décodage s'était fait facilement. En xxxxx, les
structures grammaticales sont immédiatement perceptibles, puisque la langue est
tout à fait régulière et que les rapports entre les mots, ou, sémantiquement,
entre les notions, sont exprimés par des terminaisons ou des affixes bien
visibles. J'avais donc assimilé sans m'en rendre compte une grammaire
universelle qui m'a incroyablement facilité l'apprentissage des autres
langues.
Le francophone qui apprend l'allemand, par exemple, doit passer
d'un système complexe, rigide et arbitraire à un autre système complexe, rigide
et arbitraire sans que rien facilite l'articulation entre les deux systèmes.
Pour passer du français je vous remercie à l'allemand ich danke
ihnen, il faut apprendre à relativiser deux choses: la place des mots dans la phrase, et la nature directe ou indirecte du
complément d'objet (ihnen est un datif). Quand j'ai appris l'xxxxx, je disais au
début, suivant la structure française, mi vin dankas, mais je n'ai
pas tardé à remarquer dans les livres ou revues que je lisais, dans les lettres
de mes correspondants ou les énoncés de mes interlocuteurs, qu'il n'y avait rien
d'incongru à dire mi dankas vin, mi al vi dankas ou mi dankas al vi.
Le déconditionnement était opéré.
Tout le monde sait qu'il est beaucoup
plus facile d'apprendre la deuxième langue étrangère que la première. Pourquoi ?
Parce que l'étape décodage est franchie. Comme les structures linguistiques
apparaissent de manière concrète en xxxxx, le décodage à l'aide de cette langue
est particulièrement utile. Apprendre l'xxxxx, c'est à la fois assimiler un
noyau de vocabulaire étranger, faire de l'analyse grammaticale et acquérir des
réflexes qui représentent une salutaire prise de distance par rapport à la
langue maternelle.
Le plus artificiel est-il vraiment celui qu'on croit?
Quoi qu'il en soit de ces explications, je suis devenu
fonctionnaire de l'ONU. J'étais à peine arrivé dans la grande maison de verre
qu'on m'envoyait en séance: j'étais chargé d'établir le compte rendu analytique
d'un petit comité. Quelque temps avant mon départ pour New-York, j'avais
participé à une réunion xxxxx-iste. Il y avait un Japonais, un Hongrois, un
Brésilien, un Belge francophone, un Islandais... Le Japonais avait commencé à
apprendre l'xxxxx deux ans plus tôt, le Hongrois neuf mois avant la réunion, les
autres, je ne sais pas. Le souvenir des débats, animés, spontanés, vivants,
pleins d'humour résonnait encore à mes oreilles.
C'est plein de cette expérience, que j'ai pénétré dans la
petite salle de réunion où m'envoyait mon chef onusien. Le hasard a voulu qu'il
y ait là aussi un Hongrois, un Brésilien et un Japonais, mais les autres étaient
un Français, un Américain, un Soviétique et un Syrien. C'était extraordinaire.
On leur distribuait des documents dans quatre langues différentes. Ils parlaient
devant un micro et avaient sur les oreilles des écouteurs où des interprètes
leur susurraient dans une langue généralement autre que la leur ce qui se disait
en séance. Pour ces sept personnes, il y avait huit interprètes et un
technicien.
Le Français était un méridional plein de verve qui ne cessait
de faire des bons mots et de tenter de mettre dans cette réunion sévère un
élément de fantaisie. Dans son enthousiasme rieur, il avait tendance à donner
des coups de coude à son voisin soviétique ou à le tirer par la manche en
souriant de toutes ses dents. Je n'oublierai jamais son visage chaque fois déçu
lorsqu'il voyait que le Soviétique ne réagissait pas. C'est qu'il y avait un
décalage d'un quart ou d'une demi-minute entre la phrase humoristique du
Français et le sourire amusé du Russe. Le Brésilien, lui, n'a jamais souri. Non
qu'il fût d'humeur chagrine. Mais, bien que de langue portugaise, il écoutait
l'interprète espagnole et cette jeune femme n'était pas inspirée: les finesses
du Français étaient, dans la langue de Cervantès, soit omises, soit tristement
aplaties.
Le moment le plus intéressant, pour le fou que je suis, a été
la pause. Tout le monde est passé dans une petite salle voisine où l'on avait
servi quelques rafraîchissements. En sirotant leur jus d'orange ou leur café,
les experts (c'étaient tous des universitaires de haut vol) se regardaient sans
mot dire, ou baragouinaient quelque petit-nègre s'apparentant de très loin à la
langue de Shakespeare. Souvent ils nous demandaient de traduire phrase après
phrase ce qu'ils voulaient se dire.
Surpris de cette façon de procéder, mon esprit malade a émis
une hypothèse: sans doute ces messieurs n'ont-ils pas eu le temps d'apprendre
une langue où le rapport entre l'investissement en énergie et l'efficacité soit
optimal pour la communication. Je les ai donc interrogés l'un après l'autre. Le
Hongrois avait mis sept ou huit ans pour arriver au niveau assez lamentable où
il s'exprimait en russe. Le Japonais avait appris l'anglais pendant 10 ans, mais
il donnait énormément de mal aux interprètes à cause de son accent (je me
souviens notamment qu'on ne savait jamais s'il disait premier ou troisième,
first et third étant prononcés par lui d'une façon pratiquement
équivalente).
Des investissements en argent et en énergie sans mesure avec
les résultats obtenus
Les gens sains d'esprit sont vraiment bizarres. Ainsi, ils
avaient passé un temps fou pour apprendre des langues qu'ils ne maîtrisaient pas
et qui ne leur permettaient pas de se comprendre directement. Mais là où
vraiment j'ai heurté comme un mur les limitations qu'engendre mon handicap
mental, c'est quand je me suis renseigné sur l'aspect financier du problème. A
la réunion en xxxxx à laquelle j'avais participé avant mon départ pour l'ONU,
les dépenses linguistiques s'étaient élevées à 0
fr. 0 centime. Ici, pour mal se
comprendre, ils dépensaient une fortune.
J'ai entrepris quelques recherches sur ce point, mais je n'ai
pas eu la force de les poursuivre. C'est dommage. Les budgets des organisations
internationales sont très intéressants. L'année de mes recherches, la Conférence
des Nations Unies pour le Commerce et le Développement, qui s'était tenue à New
Delhi, avait coûté quelque 8 millions de francs suisses. Sur ce chiffre, 4
millions étaient affectés exclusivement au système multilingue employé, et cette
somme ne comprenait ni la multiplication des dépenses d'électricité, de papier,
d'amortissement des machines à écrire et autre matériel, ni les frais
occasionnés par le recrutement des 190 interprètes, réviseurs et traducteurs
temporaires engagés spécialement pour la Conférence au prix de mille
difficultés: En mai 1975, l'Assemblée de l'Organisation mondiale de la Santé a
adopté le principe d'accorder à l'arabe et au chinois le statut de langues de
travail. Le Secrétariat de l'OMS évalue à 5.000.000 de dollars par an le
coût minimal de cette décision. Cette somme permettrait de sauver la vue de 10
000 000 de personnes atteintes de trachome qui vont devenir aveugles faute
d'argent pour les soigner.
Je m'avoue vaincu. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi le
contribuable sain d'esprit accepte de financer de telles opérations. Pourquoi
consacrer des milliards à la traduction, à l'interprétation et à la
dactylographie multilingue, alors que ce sont des opérations purement stériles,
puisque dans le monde de fous où je vis, nos réunions internationales s'en
passent fort bien et que la communication est meilleure ?
J'ai essayé de faire part de mon expérience aux personnes
compétentes, mais j'ai vu les visages se fermer, les sourcils se froncer, des
sourires ironiques se dessiner. Les gens sains d'esprit savent que l'xxxxx est
une chose peu sérieuse, une manie de quelques farfelus.
Il y a deux solutions au problème de la communication entre
étrangers. Celle des gens sains d'esprit consiste à estropier des langues
difficiles comme l'anglais et le français, après des années et des années
d'étude, dans des réunions où règne une jolie inégalité linguistique et où de
toutes façons on ne se comprend pas sans interprètes ni traducteurs. Cette
solution est très supérieure à celle des fous, en argent notamment.
La solution des malades mentaux de ma catégorie consiste à
adopter pour les relations entre étrangers une langue bien adaptée aux exigences
du psychisme humain, pour que les personnes de toutes les cultures puissent s'y
sentir à l'aise. En effet, qu'est-ce qui inhibe l'expression linguistique ? Les
difficultés de la grammaire et de l'usage, le manque du mot correspondant au
concept. Dans une langue comme l'xxxxx, où il faut cinq secondes pour apprendre
à former le pluriel de tous les substantifs, cinq secondes pour apprendre à
former le présent de l'indicatif (ou le futur, ou le conditionnel...) de tous
les verbes à toutes les personnes, cinq secondes pour apprendre à former un
adjectif à partir de tout nom et inversement, le rendement de chaque minute
d'apprentissage est extraordinaire et l'expression linguistique est on ne peut
plus aisée. Quel sentiment agréable, de ne pas avoir à se demander à tout
instant si on dit "vous disez" ou "vous dites", "on the bus" ou
"in the bus", "er helft mich" ou "er hilft mir"!
Nous autres xxxxx-phones avons la même facilité pour le
vocabulaire. Il nous a fallu cinq secondes pour apprendre à former
écurie, chenil et porcherie à partir de cheval, chien
et cochon, cinq secondes pour apprendre à former jument,
chienne et truie, cinq secondes pour apprendre à former
poulain, chiot et porcelet.
Si d'aventure on en a besoin, le mot est là, immédiatement
présent à l'esprit, alors qu'en anglais ou en allemand, même après 10 années
d'étude...
Il faut être fou comme moi pour juger préférable de communiquer
entre étrangers avec spontanéité, sans dépenser un sou, après un apprentissage
de durée raisonnable (il faut 167 heures pour arriver en xxxxx au niveau qui, en
anglais, demande 1200 heures d'étude; cela n'a rien d'étonnant si l'on considère
que 80 à 90 % des difficultés d'une langue n'apportent rien à la communication).
Pourquoi diable adopter une solution aussi simple, alors qu'il est possible d'en
choisir une beaucoup plus compliquée, qui, de surcroît, confère à quelques
langues un statut privilégié, avec toutes les conséquences économiques et
politiques qui en résultent?
Nous autres fous, nous sommes tous sur le même pied, avec
chacun son accent étranger, chacun utilisant une langue qui n'est pas celle de
son pays. Chez les gens sains d'esprit, le délégué norvégien ou finlandais, le
Hongrois et le Mongol, le Grec et le Portugais parlent une langue étrangère,
alors que l'Anglais, l'Américain, le Français, le Russe utilisent leur propre
idiome. Quel avantage sur les autres! Quelle arme redoutable, dans des débats où
le ridicule est si important!
Un jour, dans mon délire, j'ai raconté l'expérience vécue du
francophone que je suis: «En Belgique, les seuls Flamands avec qui je n'éprouve
dans la communication aucune gêne, ni linguistique, ni psychologique, sont ceux
avec lesquels je parle xxxxx». Les gens normaux qui m'entouraient ont secoué la
tête avec pitié. Je savais ce qu'ils pensaient : «Pauvre type! Il est bien
brave, mais...» Quelle idée saugrenue que la mienne! Mais mon délire m'empêche
de les comprendre. Je les entends crier: «Droit du sol», «Droit de la majorité»
et je vois les poings se fermer, les visages se durcir, et telles candidatures
éliminées d'office...
Il faut être fou pour proposer comme solution une langue
«artificielle», comme disent les gens sains d'esprit. C'est vrai qu'elle est
artificielle. Quand nous rigolons ensemble à cinq de cinq pays différent autour
d'un sympathique «pot», il suffit de nous voir et d'entendre la rapidité de
notre débit pour comprendre comme nous sommes guindés dans notre artificialité.
Tandis qu'avec leurs fils, leurs micros, leurs boutons sélecteurs et leurs
dizaines de traducteurs qui s'affairent une nuit durant dans les coulisses pour
que les documents sortent dans toutes les langues de travail à la séance du
matin, les gens sains d'esprit ont trouvé la solution «naturelle». Le micro, la
cabine d'interprètes, les écouteurs, voilà la nature. La bouche et les oreilles
sans intermédiaire? Oh horreur! Vous êtes fou?
Je suis fou. Je vois bien vos sourires. Vous êtes gentils,
merci. Mais n'essayez pas de me convaincre. Il y a trop longtemps que ça dure.
Je crains que mon cas ne soit désespéré.
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