Espéranto : l’image et la réalité
12.7 Le complexe
Notre société souffre-t-elle d’un complexe de
Babel ? Comment expliquer autrement que tant de gens honnêtes et
intelligents en arrivent à épouser le schématisme primaire de l’enfant de quatre
ans lorsqu’ils traitent de la langue issue du projet de Zamenhof ? Ils savent
pourtant que la réalité humaine est complexe, mouvante, diverse. Comment
s’aveuglent-ils au point de négliger cette loi générale dans le cas de
l’espéranto ?
Notons tout d’abord que ce schématisme primaire est
entretenu par un cercle vicieux. Il est rare qu’une personne fasse connaissance
de l’espéranto en lisant un exposé détaillé et objectif. La première rencontre
se ramène en général à une phrase du type c’est une langue qui..., laquelle
évoque immédiatement un schéma simplificateur. Or, un tel schéma, qui remplace
le relatif par l’absolu, aboutit à faire de l’espéranto la superlangue que ses
partisans prétendent parfaite et universelle; elle ne peut qu’être menaçante
pour les autres idiomes, limités, eux, à un peuple et à un territoire. Ainsi
naît la peur. Et la peur, surtout si elle est diffuse et inconsciente, fait
régresser à un stade enfantin qui produit les raisonnements du type "tout ou
rien" et empêche de corriger l’erreur première. Le cercle vicieux est ainsi
amorcé : le schématisme crée la peur et la peur entretient le
schématisme.
L’être humain s’identifie spontanément à sa langue. Aussi
n’est-il pas étonnant que, chez certains, la peur prenne la forme d’une blessure
narcissique : Qu’est-ce que cet
espéranto qui se dit supérieur aux autres ? Non, mais pour qui se prend-il ? Ça
n’a ni passé ni culture et ça prétend résoudre des problèmes qu’avec toute notre
expérience nous arrivons à peine à surmonter ? Le sentiment est alors
de l’indignation, mais c’est une indignation infantile : au lieu de voir les
traits de l’espéranto tels qu’ils sont – conférant même à la langue une
supériorité objective à certains égards – on les ressent comme voulant enlever
quelque chose à la perfection de notre langue maternelle.
Ces
mécanismes impliquent une projection de contenus inconscients. Toutes sortes
d’émois, d’angoisses et de fascinations infantiles se sont tissées en un
ensemble complexe que symbolise, dans les rêves et dans la production
littéraire, l’image du robot : être rigide, inhumain mais puissant, capable,
dans sa marche aveugle, de tout détruire sur son passage (1).
Bien des indices donnent à penser que ce noyau fantasmatique se projette sur
l’espéranto. Le texte suivant en fournit un bon exemple :
"La langue, comme l’amour et l’âme, est
chose vivante et humaine, si difficile qu’il soit de la définir; c’est le
produit naturel de l’esprit d’une race, non d’un homme seul.... Les langues
artificielles sont répugnantes et grotesques, comme les hommes dotés de jambes
ou de bras métalliques ou ayant un régulateur de rythme cousu dans leur cœur. Le
Dr Zamenhof, comme le Dr Frankenstein, a créé un monstre fait de pièces et de
morceaux vivants, et, comme Mary Shelley a essayé de nous le dire, rien de bien
ne peut en sortir. (2)"
Nous laissons à
l’auteur de ce passage la responsabilité de son jugement sur les êtres humains
qu’un accident, une maladie ou une quelconque malformation contraint à utiliser
une prothèse et qu’il perçoit comme répugnants et grotesques. Nous voudrions
surtout appeler l’attention du lecteur sur le procédé qu’il emploie. Il est
manifeste que ce texte émane d’une couche irrationnelle du psychisme et
s’adresse au côté irrationnel du lecteur. Il tient plus du cauchemar que de
l’étude objective du réel. Tout son impact résulte des métaphores qu’il utilise.
Or les métaphores ont le grand avantage de permettre de dire n’importe quoi. Une
personne, pour qui il s’agirait non d’un cauchemar mais d’un beau rêve, pourrait
dire en partant de la même image du linguistique assimilé au vivant :
Zamenhof a transplanté des
arbres et des fleurs, des herbes et des buissons, des oiseaux et des papillons
provenant de pays très divers, pour créer un parc magnifique, structuré avec un
goût excellent, afin que les hommes s’y rencontrent dans un climat de bien-être
et de paix.
Pour utiliser une métaphore de ce type, il
faudrait qu’une autre couche du psychisme se projette sur l’espéranto. C’est
probablement le cas des personnes qui apprennent cette langue ou qui, sans aller
jusque-là, éprouvent de la sympathie pour la collectivité espérantophone. La
notion de langue inter-peuples semble bien agir comme révélateur psychique : les
uns – la majorité – projettent leur angoisse, les autres – la minorité – leur
espérance. (3)
Sur dix auteurs ou journalistes qui
mentionnent l’espéranto, neuf n’ont eu aucun contact avec la langue telle
qu’elle apparaît dans la pratique. Ce qu’ils nous livrent, ce ne sont donc pas
des connaissances ou des réflexions faites à partir de l’observation du réel,
mais des associations d’idées, au sens psychanalytique du terme. La langue joue
ici le rôle des taches d’encre dans le test de Rorschach : la personne croit
décrire une réalité extérieure; en fait, elle nous donne un aperçu sur certains
éléments vivant dans les tréfonds de sa psyché.
Comme des contenus
analogues, associés à des affects analogues, se retrouvent en chacun de nous,
leur mention touche les mêmes couches du psychisme et suscite les mêmes
réactions émotionnelles, de sorte que la même projection se refait chez le
lecteur ou l’auditeur.
La projection est un mécanisme de défense du
moi contre l’angoisse. Sa mise en jeu dans le cas qui nous occupe
suggère l’hypothèse suivante. La définition sommaire de l’espéranto qui forme le
premier contact avec ce phénomène linguistique comprend presque toujours des
mots tels que "inventé" ou "créé", une référence à un "inventeur" ou "créateur",
cause unique de l’existence de la langue. Autrement dit, elle présente cette
dernière comme ayant eu un père, mais pas de mère. Comme nous l’avons vu, cette
conception est historiquement inexacte : si la semence jetée par Zamenhof
n’avait pas rencontré un terrain propice où le germe s’est développé
naturellement, comme l’embryon dans l’utérus ou le grain dans la terre,
l’espéranto ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui.
Mais cela, la
personne qui réagit à la première mention ne le sait pas. Comme toutes les
autres langues sont des langues maternelles, cette langue née sans mère ne peut
être qu’une monstruosité. L’évocation d’un monstre suscite l’angoisse et
l’angoisse un mécanisme de défense.
L’anglais peut être ressenti comme
une menace par un Québécois et le français par un Belge d’expression
néerlandaise, mais ce sont là des menaces à l’échelle humaine. Si l’on est tout
petit face à un géant, si on fait tout pour ne pas se faire écraser, du moins le
géant est-il humain. L’espéranto est perçu comme né contre nature. C’est un
mutant, un robot, un monstre qui, étant différent, ne peut se sentir à l’aise
parmi les êtres normaux. On a envie d’éliminer ce monstre "répugnant et
grotesque" et, la loi du talion régissant nos réactions inconscientes, nous
imaginons qu’il doit lui aussi vouloir nous supprimer ("l’espéranto est orienté vers la suppression
des traditions... " (4). On s’attend d’autant plus à
un comportement agressif de sa part que, né sans mère, il lui manque le côté
sensible, la compréhension, la compassion. Il ne peut qu’être brutal. Sa fureur
d’être exclu va se déchaîner contre les langues maternelles, ses rivales, et ce
qu’il voudra agresser, en attaquant ma langue, c’est moi, moi dont il est jaloux
parce que j’ai une mère et suis normal.
Le lecteur trouvera peut-être
outrée une telle vision affective et fantasmatique de l’espéranto. C’est
pourtant celle que nous a révélée une série d’entretiens cliniques qui fera
l’objet d’une publication ultérieure (5). Pour en vérifier la
réalité, le lecteur est invité à laisser une personne de sa connaissance
dérouler devant lui le fil des métaphores que lui suggère le mot espéranto. Il sera étonné de la
séquence d’images et de contenus affectifs qui apparaîtront ainsi. Tout se passe
comme s’il existait au fond de bon nombre d’entre nous une zone d’angoisse et de
défense susceptible d’être mise en émoi par la découverte qu’il existe une
langue réputée artificielle, ce qui est interprété, non pas, suivant
l’étymologie, comme "faite avec art", mais comme "contre-nature". Il n’en faut
pas plus pour inhiber le processus intellectuel normal, qui consisterait à
raisonner tranquillement en commençant par examiner les faits, puis en les
analysant par référence à d’autres réalités comparables.
Un autre
aspect du complexe réside probablement dans le désir inconscient de se protéger
contre les risques du dialogue direct, avec perception immédiate des affects. On
parle souvent de barrières linguistiques en oubliant que la fonction d’une
barrière est de protéger. L’homme tient à ses opinions, à ses illusions, à son
échelle de valeurs. Il sent confusément que les vues de ses voisins, et plus
encore des sociétés lointaines, risquent de le remettre en question. Mieux vaut
ne pas être confronté directement à l’Autre. Le jeune Japonais qui, dans
My travels in
Esperanto-land (6), raconte son tour du monde a été
profondément bouleversé, voire traumatisé, par les conversations directes avec
tous ces gens à la mentalité totalement différente avec lesquels l’espéranto lui
a permis de dialoguer en profondeur. L’anglais ne présente pas ce risque, parce
que sa maîtrise est limitée à une certaine couche sociale et que, pour des
raisons d’ordre psycholinguistique qu’il serait trop long de développer ici (7), il ne donne pas aux non-anglophones la possibilité d’un
dialogue aussi spontané et aussi nuancé que l’espéranto. Ce besoin de maintenir
en place des barrières protectrices est selon toute vraisemblance un élément
psychique important du "complexe de Babel".
suite ____________ 1.
Baudouin, Charles. De l’instinct à l’esprit (Paris : Desclée de Brouwer,
1950), pp. 225-229. 2. Arbaiza, N.D. Foreign Language
Annals, 1975, 8, p 183. 3. Emmert, B.D. "Attitudes
towards the world language problem as shown by Q-methodology", La Monda
Lingvo-Problemo (La Haye : Mouton), 1972, 4, 11, pp. 106-116. Ce chercheur a
constaté que les partisans de l'espéranto ne se disinguaient en rien,
psychologiquement, d'un échantillon aléatoire de population, si ce n'est que
leur score sur l'axe "espérance" était supérieur à celui du groupe témoin dans
une mesure statistiquement significative. 4. Acconinti,
Domenico. "Les Interventions" in Contri, Manlio, "Eliminer la Tour de Babel",
Bulletin européen, 1984, 7 (juil.), p. 5.
5. Piron,
Claude. "Un cas étonnant de
masochisme social", Action et Pensée, 1991,
19, pp. 51-79, http://perso.wanadoo.fr/enotero/cas_eton.htm.
6. Deguti Kiotaro, My travels in Esperanto-land (Kameoka :
Oomoto, 1973).
7. Comparer
ce qui est dit de l'anglais au ch. IV de Piron, Claude, Le
défi des langues (Paris: L'Harmattan, 1994, pp. 82-88),
à ce qui est dit, dans le même ouvrage, de l'espéranto
(ch. VII, pp. 173-197.
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