Espéranto : l’image et la réalité
D – CONCLUSION Le décalage entre l’image courante et la réalité
est si énorme que l’on peut affirmer sans risque d’erreur que dans notre société
– abstraction faite d’une petite minorité d’usagers – l’espéranto n’est tout
simplement pas connu.
Les relations entre les divers facteurs qui
contribuent à cette méconnaissance sont difficiles à préciser. On peut dire que
des intérêts particuliers (ou des réflexes de défense), parfois individuels,
souvent collectifs, parfois conscients, généralement inconscients, de nature
sociale ou politique, voire économique (1), exploitent des
ressorts affectifs (angoisse latente, problèmes d’identité, peur du ridicule),
renforcés par des malentendus d’ordre cognitif, pour empêcher l’étude sur le
terrain (field study) du
phénomène sociolinguistique "espéranto". Les médias contribuent à amplifier
l’action des autres facteurs en diffusant largement dans la population les
modèles d’attitude et les rationalisations qui, au départ, étaient les armes des
intérêts particuliers menacés.
Dans cette imbrication d’influences
diverses, les facteurs psychologiques ne sont pas premiers. Ceci est attesté par
le fait que la majorité des enfants et des adolescents à qui l’on explique ce
qu’est l’espéranto ont d’emblée une attitude favorable, allant souvent jusqu’au
désir explicite d’apprendre la langue. Pourtant, le noyau complexuel "robot"
existe chez eux comme chez les adultes. Comment se fait-il que, jusque vers
16-17 ans, il ne se projette guère sur l’espéranto ? L’explication la
plus plausible est que, moins exposés aux journaux et à la culture adulte en
général, ces jeunes n’ont pas subi les effets de la désinformation sans laquelle
les ressorts affectifs ne pourraient être mis en action.
Un sondage
effectué au Salon de l’Étudiant à Paris du 14 au 25 mars 1984 (2) confirme cette
interprétation. Les attitudes négatives envers l’espéranto se sont retrouvées
essentiellement, non pas chez les personnes qui ignoraient la signification du
mot ou chez qui il évoquait vaguement une langue internationale, sans plus, mais
chez les sujets qui pouvaient en donner une définition plus étoffée agrémentée
d’un certain nombre de précisions. Ces personnes, qui croyaient savoir, mais
dont l’esprit était, en la matière, surtout meublé de contrevérités, ont cité
comme sources de leur information : la presse, la radio, les amis, les
enseignants, les parents et les collègues de travail, ou ont déclaré qu’il
s’agissait simplement de culture générale.
Quoi qu’il en soit, la
convergence des divers facteurs en jeu a pour effet de créer une image qui fait
écran entre l’espéranto réel et la personne qui prend position à son égard. À
vrai dire, il s’agit peut-être plus d’un prisme que d’un écran. La déformation
est due à un effet cumulatif. Si l’on prend chaque trait isolément, l’écart
entre l’image et la réalité est une simple nuance. La ligne de démarcation qui
sépare "universel"
d’"international", "a été créé" de "s’est forgé peu à peu", "apportera immédiatement la
paix" de "peut favoriser
le dialogue" n’est pas nécessairement évidente et celui qui insiste
pour qu’on la respecte peut passer pour tatillon.
Mais, pour
compréhensible qu’elle soit, l’attitude qui consiste à faire fi de toutes ces
nuances n’est admissible ni sur le plan scientifique, car elle empêche de
percevoir le réel, ni sur le plan de l’équité : une erreur judiciaire reste une
erreur judiciaire même si, pour chaque indice, la police ne s’est trompée que de
peu. Considérer comme rêveurs, linguistiquement ignares, ou imbéciles, des gens
dont le comportement est tout à fait raisonnable, puisqu’ils appliquent un moyen
qui répond bien à leur but, n’est pas digne d’une société qui parle haut et fort
de dialogue entre les cultures, de compréhension mutuelle et de respect de la
différence. Personne, dira-t-on peut-être, n’a jamais traité les
espérantophones d’imbéciles. Directement, non. Mais on n’hésite pas à publier
que les partisans de l’espéranto sont des utopistes selon lesquels l’adoption
d’une langue "universelle" mettrait automatiquement fin aux conflits entre les
hommes. Cela ne revient-il pas à prononcer à leur égard un verdict de stupidité
? N’est-ce pas sous-entendre que ces gens sont incapables de tirer une
conclusion logique des conflits familiaux, sociaux et politiques qui se
déroulent dans un même cadre linguistique, ou des violences que peuvent
connaître des régions unilingues comme l’Irlande du nord et la Colombie? La
condescendance a beau être généralement inconsciente, elle n’en est pas moins
réelle.
Nous voudrions citer ici un fait significatif. Nous avons
rencontré au cours de notre recherche, dans un milieu international, un haut
fonctionnaire qui savait l’espéranto depuis l’enfance et avait participé dans sa
jeunesse à de nombreuses réunions utilisant cette langue. Quand nous lui avons
demandé soit d’exposer par écrit son expérience des différents modes de
communication linguistique, soit de nous permettre de le citer, il a refusé,
demandant que nous ne publiions à son sujet aucune indication permettant de
l’identifier. "Je tiens à ma
carrière et à ma réputation", nous a-t-il dit. "Si on savait que je crois à la valeur de
l’espéranto, cela me ferait du tort". De même, un professeur maniant
parfaitement la langue de Zamenhof, rencontré dans un pays où elle lui était
fort utile, nous a prié de ne pas mentionner publiquement son appartenance au
monde espérantophone. Ces deux personnes jugeaient l’espéranto supérieur aux
autres moyens de communication internationale, mais, nous ont-elles dit, les
circonstances étant ce qu’elles sont, c’est là une constatation qu’elles doivent
garder pour elles.
Est-ce lâcheté ou réalisme ? Au lecteur de juger.
Quel que soit son verdict, il verra sans doute dans leur comportement un aspect
intéressant de l’image de l’espéranto : cette image a un effet discriminatoire.
Celui qui se déclare publiquement partisan de l’espéranto est ipso facto affublé d’une
étiquette dépréciatrice, sans que le jugement négatif de la société puisse être
étayé. Il s’agit purement et simplement d’un préjugé. Appartenir à la
collectivité espérantophone est une tare, une maladie honteuse, comme, en
certains temps et lieux, le fait d’être juif ou baha’i, ou d’avoir du sang
africain dans les veines.
L’attitude d’une partie considérable de la
société, et surtout de l’intelligentsia occidentale, est, sans que les
intéressés s’en doutent, radicalement contraire à l’esprit des droits de
l’homme. Une prise de conscience de cette contradiction entre un idéal auquel on
adhère intellectuellement et une attitude discriminatoire envers une
collectivité innocente des défauts qu’on lui impute serait saine pour tout le
monde, que l’on soit pour ou contre l’espéranto.
Il va sans dire que
les considérations formulées dans le présent article sont loin d’épuiser le
sujet. Nous nous sommes bornés à un travail de défrichage destiné à attirer
l’attention des personnes qui s’intéressent à la communication interculturelle
sur la facilité avec laquelle des auteurs, par ailleurs compétents dans leurs
domaines respectifs, émettent publiquement au sujet de l’espéranto des
affirmations tirées de leur propre fond et non de l’étude du dossier, sans
s’apercevoir de ce que leur comportement a d’incongru.
Il ne s’agissait
nullement de définir ici la valeur de l’espéranto en tant que moyen de
communication inter-peuples, ni même de le situer par rapport aux autres
systèmes. Plus modeste, notre but était simplement de déterminer dans quelle
mesure l’image courante s’écarte de la réalité. Si nous avons été amené à
conclure que les prises de position sur l’espéranto sont fréquemment
sous-tendues par des processus mentaux infantiles, c’est là un résultat
secondaire d’une recherche qui, au départ, n’était pas orientée dans ce
sens.
Ce qui nous a le plus frappé, au cours de cette étude, c’est le
caractère catégorique, péremptoire, de la plupart des affirmations sur
l’espéranto. Les auteurs qui mentionnent cette langue, fût-ce incidemment,
adoptent un ton d’autorité indiscutable, comme s’ils savaient. Pourtant,
dès qu’on se documente, on constate qu’ils ignorent maintes données
fondamentales. Mais ils ignorent leur ignorance. Sans doute serait-il utile de
repérer d’autres cas quasi massifs d’ignorance ignorée au sein de notre société.
En tout état de cause, il serait bon que des chercheurs s’intéressant aux
questions d’information, de sociologie, de psychologie et de linguistique
explorent plus avant le terrain que nous avons essayé de défricher. La
connaissance de l’être humain ne pourrait qu’y gagner.
L’auteur tient à remercier le Professeur Pierre Janton
pour ses encouragements, ainsi que MM. Henri Masson et Germain Pirlot pour leurs
suggestions et leur aide précieuse dans la collecte de la documentation.
____________ 1. "English
language teaching is thus very big business", English Language Fair.
Newsletter Issue N° 2 (Londres : Barbican Centre, 22-24 octobre
1984). 2. Résumé des résultats sous le titre "France" dans
SAT-Amikaro – Service de Presse, 1984, avril-mai, n’ 394, p. 1. |