Un cas étonnant de masochisme
social
(Article paru dans la revue de
psychologie "Action et Pensée", 1991,
n° 19, septembre, pp. 51-79)
La névrose
collective
Souffrance, frustration et rapports de force
La névrose se défend
Y a-t-il une solution?
Le tabou...
Les réactions psychologiques à
l'espéranto
1.
Ignorance ignorée
2.
Mécanismes de défense
Etiologie: l'angoisse sous-jacente
1.
La défense du status quo
2. La
langue comme valeur sacrée et symbole d'identité
3. Peurs
diverses
4.
Conclusion: la fonction historique de la résistance psychologique
La névrose collective
Une société peut-elle être névrosée?
Lorsque Fromm a prétendu que oui (Fromm, 1955), on ne s'est pas fait
faute de le critiquer. Et pourtant, certains comportements collectifs sont si
aberrants et si proches des comportements pathologiques individuels qu'on est
naturellement amené à leur appliquer le même type de
diagnostic.
Imaginez la situation suivante... Trois personnes établies l'une
à Marseille, l'autre à Mulhouse, la troisième à
Clermont-Ferrand ont à discuter d'une question confidentielle de la plus
haute importance. Une de leurs secrétaires suggère une rencontre à
Lyon, mais, à sa grande surprise, on ne tarde pas à la ridiculiser
et à lui enjoindre de se taire. A l'encontre de tout bon sens, le
Marseillais part pour Rome, le Mulhousien pour Moscou et le Clermontois pour
Buenos Aires. La discussion se fait par téléphone, de leurs hôtels
respectifs. La communication n'est pas excellente, elle coûte cher, elle
aura représenté pour les protagonistes des frais considérables
et une perte de temps qu'il aurait été facile d'éviter.
Puisqu'il n'y avait aucune raison de choisir ces capitales plutôt qu'une
ville française, et que leurs longs voyages, loin de procurer du plaisir,
leur auront compliqué l'existence, n'est-on pas fondé à
parler de comportement pathologique, surtout s'il s'avère que la solution
consistant à se rencontrer dans une même localité
relativement proche n'a jamais été envisagée ? Ce cas
hypothétique paraît si invraisemblable que nul ne le croira
possible. Tel est pourtant le comportement de la société du vingtième
siècle dans le domaine de la communication linguistique.
Voici trois experts, un Finlandais, un Tchèque et un Rwandais, qui
ont participé à une recherche commune coordonnée par l'OMS.
Quand ils se rencontrent pour confronter leurs résultats, il s'avère
que le Finlandais a passé huit ans de scolarité, à raison
de cinq heures par semaine, pour apprendre un anglais qu'il maîtrise mal.
Le Tchèque a consacré un temps plus considérable encore à
se battre avec l'allemand et le russe. Quant au Rwandais, il a dépensé
une énergie fantastique à acquérir le français, avec
toutes ces subtilités qui suscitent tant de questions sans réponse
chez les élèves étrangers (pourquoi dit-on vous dites
mais pas vous prédites, constructif, mais pas destructif?)
Lorsqu'ils se retrouvent au siège de l'OMS, leurs 1200 à 1500
heures de langue, auxquelles il faut ajouter tout le temps passé à
domicile à faire les devoirs ou à mémoriser vocabulaires et
règles de grammaire, se révèlent totalement inutiles. Pour
que ces experts puissent communiquer, il faudra un technicien et six interprètes,
dont la formation aura coûté elle aussi à la société
un nombre démesuré d'heures d'enseignement. Or, pour un
investissement aussi impressionnant, les résultats sont plus que médiocres.
Les partenaires sont loin de maîtriser parfaitement les langues qu'ils
utilisent, ils parlent dans un micro et entendent une autre voix que celle de
leur interlocuteur réel. La communication est d'une efficacité
limitée, faute d'un niveau technique approprié au sein du
personnel linguistique. Les rapports et protocoles de recherche ont dû être
traduits à grands frais et renferment quelques contresens. A la pause café,
aux repas, ou s'ils ont envie de faire quelques pas dehors, les experts ne
peuvent rien se dire: leurs échanges se réduisent à des
gestes et à des onomatopées.
Pour comble, cette façon de faire, très désagréable
pour ceux qui la vivent directement, coûte une fortune aux contribuables
du monde entier.
Souffrance, frustration et rapports de force
Mais, direz-vous peut-être, cela n'a rien de pathologique; tout
simplement, il n'y a pas d'autre solution. Erreur ! Rien n'empêche d' "aller
à Lyon ". Nous le verrons dans un instant. Pour le moment,
constatons que le comportement névrotique, qui implique généralement
une dépense d'énergie gravement disproportionnée par
rapport au résultat obtenu, entraîne en outre souffrances et
frustrations, sans que l'intéressé imagine qu'il pourrait se les épargner.
Sur ce plan-là aussi la société actuelle répond aux
critères de la pathologie névrotique.
Dans le monde entier, les états investissent des millions pour que
des millions d'enfants et de jeunes apprennent les langues. Sur les millions d'élèves
contraints à ces apprentissages, certains en tirent du plaisir, mais très
nombreux sont ceux qui se passeraient volontiers de cette gymnastique mentale.
Plus ils essaient d'attraper la langue étrangère, plus elle se dérobe.
Et que de découragements douloureux chez les professeurs ! Combien
d'entre eux ne seraient-ils pas ravis de n'avoir dans leurs classes que des élèves
motivés, ayant réellement envie d'apprendre l'idiome qu'ils
enseignent.
Il est frustrant pour un jeune de ne pas trouver chez l'adulte la cohérence
dont il aurait besoin. Or, pour rendre une phrase aussi simple que "les
femmes pourraient", l'élève d'anglais ne peut pas dire the womans would can, c'est-à-dire utiliser la forme normale du
pluriel et la forme normale du conditionnel.
Il devra dire "the women could." Pourquoi ? "Parce
que c'est comme ça", répond le professeur, cachant et
montrant tout à la fois que les rapports linguistiques sont des
rapports de force.
L'élève n'ose même pas rétorquer: "Mais on
se comprendrait tout aussi bien si on disait: "the womans would can".
Oser dire cela, ce serait affirmer son droit à un système efficace
et donc renoncer à un arbitraire lié à une autorité
d'autant plus puissante qu'elle se dérobe à la perception. Ce
serait sortir de la névrose collective.
Bien sûr, il ne s'agirait là que d'un premier mouvement.
D'autres considérations interviendraient ensuite: la langue anglaise
est belle, il faut la respecter, avoir des égards pour les peuples qui la
parlent et qui ne souffrent déjà que trop de voir ce trésor
culturel constamment écorché parce qu'on lui impose un rôle
auquel il n'est pas adapté. On serait ainsi amené à l'étape
suivante ("aller à Lyon") dont il sera question ci-dessous.
La névrose se défend
Mais la société n'est pas prête à un tel sursaut
de santé mentale. La névrose est trop enracinée. Comme s'il
était masochiste, l'enfant se plie. Et comme s'il était
sadomasochiste, le professeur impose la contrainte arbitraire, souffrant de la
lenteur des progrès de la classe. Maître et élève
peuvent être psychiquement très sains. La pathologie se situe à
l'étage supérieur: dans le fonctionnement de la société.
En fait, l'un et l'autre sont inconscients de la tragi-comédie à
laquelle la névrose sociale les fait participer. Le professeur ne saurait
expliciter les messages sous-jacents à son rôle. Par exemple,
reconnaître que l'apprentissage de l'anglais n'a pas pour but, comme on le
fait croire à l'enfant et à ses parents, de pouvoir communiquer
avec le reste du monde. Cela, c'est le contenu manifeste, dont l'inanité
est démentie par l'épreuve du réel.
S'il était vrai que l'anglais résout les problèmes de
communication inter-peuples, comment expliquer les innombrables cas où la
communication ne passe pas ? Deux jeunes Suisses, Ello Erriquez et Emanuel
Christen, travaillaient pour la Croix Rouge au Liban lorsqu'ils ont été
pris comme otages. Ils sont restés ensemble durant tout leur
emprisonnement, mais l'un était romand, l'autre germanophone. Libérés,
ils ont raconté qu'une de leurs grandes souffrances avait été
l'impossibilité de communiquer entre eux. Il a fallu qu'un gardien arabe
leur procure un dictionnaire allemand-français pour qu'ils puissent
progressivement arriver à se comprendre tant bien que mal. La
communication linguistique telle qu'elle est organisée dans le monde
d'aujourd'hui aboutit à une somme fantastique de frustrations.
Travailleurs migrants se débattant avec un formulaire... Directeur d'une
petite entreprise dynamique handicapé par son anglais mal maîtrisé
dans ses négociations avec un partenaire japonais ou brésilien...
Etudiants et chercheurs découvrant que la publication-clé dont ils
ont besoin a paru dans une langue incompréhensible... Touristes désireux
d'échanger quelques propos sur la politique ou la cuisine locale et réduits
à des sourires qui transmettent bien un message de sympathie, mais ne répondent
pas au désir légitime de précision dans l'échange.
Si vous interrogez l'homme de la rue sur la communication linguistique dans
le monde, il vous répondra: "Il n'y a pas de problème, avec
l'anglais, on s'explique partout." Bien sûr, lui-même ne sait
pas l'anglais, mais... Un mythe pernicieux s'est insinué dans les
esprits. La réalité est tout autre et l'observation révèle
des millions de cas où une communication souhaitable s'avère
impossible. Les affirmations sur l'anglais ne font que recouvrir pudiquement une
béance profonde, lourde de souffrances, d'énervements et de
frustrations dans plus de 90 % des cas où des personnes de langues différentes
ont affaire les unes aux autres.
Lorsqu'on laisse entendre aux parents et aux élèves que les leçons d'anglais leur ouvriront l'accès au monde, on les trompe sur un autre
point: la possibilité d'apprendre réellement la langue sans séjour
linguistique à l'étranger. Au niveau du bac, 1 % des élèves
seulement peuvent s'exprimer convenablement dans la langue étrangère
apprise au cours de leur scolarité (Roger, 1979). Le discours sur
l'anglais à l'école que ministères, parents et jeunes se répètent
à l'envi tient plus du rêve que de la réalité. C'est
le contenu manifeste d'une manoeuvre occultée, refoulée dans
l'inconscient pour entretenir la soumission dans un système où la
langue n'est pas faite pour l'homme, mais l'homme soumis à la langue. Le
message caché est : "Ta logique, ta cohérence, ta créativité,
ton bon sens n'ont aucune valeur dans le mode d'expression; ce qui compte, c'est
la conformité au modèle, donc la soumission à l'autorité
". L'axe est vertical.
Certes, il en est de même dans le cas de la langue maternelle, mais la
situation est ici bien différente. La langue est le dépositaire
d'innombrables valeurs culturelles qui seraient défigurées si l'on
cessait d'apprendre aux enfants à respecter les traditions. Et puis,
l'enfant apprend la langue correcte parce qu'il y est exposé à
longueur de journée, sa vie durant.
Il s'agit donc moins d'un effort que d'une assimilation inconsciente, fondée
sur l'un des ressorts les plus puissants du psychisme humain: la tendance à
imiter. Cela dit, il y aurait sans doute un grand intérêt
psychologique à prendre conscience du modèle d'autorité qui
préside à l'apprentissage du langage: quand l'enfant forme des
mots selon sa logique ("on est allé chez le chaussurier", "on
doivait faire attention "...), le message du milieu, fait de sourire au début,
prend à partir d'un certain âge une tonalité contraignante: "On
ne dit pas comme ça ", c'est-à-dire "Il faut que tu te
conformes, même si la règle imposée n'a pas de justification
rationnelle ". Grammaire et vocabulaire corrects s'inscrivent dans le
surmoi.
Cette étape surmoïque est obligée si nous voulons que nos
enfants possèdent leur langue maternelle, outil d'une importance capitale
pour leur avenir. Mais quand il s'agit de communiquer entre étrangers,
les conditions sont totalement différentes. La soumission à
l'arbitraire du plus fort ne devient-elle pas, chez les peuples qui s'y prêtent,
un manque de dignité?
Y a-t-il une solution?
D'accord, direz-vous, mais que peut-on y faire? L'étude des faits
-que la névrose évite soigneusement- montre qu'une solution
existe. Elle consiste à passer du niveau du surmoi au niveau du moi, à
remplacer l'axe vertical (relation d'autorité) par un axe horizontal
(relation entre pairs) et à dire: "Adoptons une convention pour nous
comprendre, une convention où les exceptions n'existent pas, ou
s'exprimer ne revienne pas à se heurter constamment à des
culs-de-sac, des sens interdits, des déviations obligatoires, une
convention qui permette à l'affectivité de s'exprimer sans
inhibition linguistique".
Pendant des siècles, ce débat était purement théorique.
Il ne l'est plus aujourd'hui. Les intéressés peuvent en effet
orienter leurs efforts vers un même point de rencontre, et
l'investissement en énergie nerveuse, en argent, en temps est alors à
la fois raisonnable et relativement égal pour chacun. Cette solution
s'appelle "espéranto ". De toutes les langues étrangères,
c'est celle qui confère le maximum d'aisance, moyennant un minimum
d'effort: à nombre d'heures hebdomadaires égal, un an d'espéranto
assure un niveau de communication équivalant à huit ans d'anglais
pour un Occidental, à dix ans d'anglais pour un Asiatique (il faut en
moyenne 160 heures d'espéranto pour atteindre un niveau non encore
atteint, dans le cas de l'anglais, au bout de 1200 heures; Frank, 1976, 1984).
Ce moyen de communication présente l'avantage de mettre tous les
partenaires sur un pied d'égalité et de leur permettre d'échanger
sans intermédiaire (donc dans une parfaite confidentialité), aussi
bien au café ou lors d'une promenade digestive que dans la salle de réunion,
où ils cessent d'être à la merci d'une panne d'électricité.
Psychologiquement, l'espéranto est la langue étrangère
la moins frustrante à manier. Tous ceux qui en ont l'expérience le
confirment. En effet, l'esprit humain est cohérent. L'enfant qui dit fleurier
pour "fleuriste" et journalier pour "journaliste"
a compris ce qu'avait de commun la série fermier; poissonnier; serrurier,
et il crée une règle là où la plupart des langues
baignent dans le désordre. L'étranger qui dit la tombe du mur
de Berlin (au lieu de "la chute"), vous disez au
lieu de "vous dites", ne fait pas autre chose. L'espéranto
suit ce mouvement naturel: tout élément y est absolument généralisable.
Lorsqu'on ne cherche pas ses mots, qu'on ne tracasse pas sa mémoire à
la recherche d'une règle arbitraire, toute la pensée se centre sur
ce qu'on veut exprimer, pas sur des interdits ou obligations formels. L'esprit
libéré des contraintes de forme s'investit totalement dans le
contenu : on peut dialoguer avec finesse, en profondeur. C'est pourquoi
l'affectivité s'exprime en espéranto bien mieux que dans n'importe
quelle autre langue étrangère, comme le savent les rares
personnes, dont l'auteur de ces lignes, qui ont eu l'occasion de pratiquer
l'entretien psychothérapique dans cette langue.
Le tabou...
L'espéranto est né parce qu'une petite fraction de la
population du globe a pris confusément conscience de l'absurdité
qu'il y a, pour s'entendre entre personnes de langues différentes, à
se conformer à des décrets arbitraires qui n'apportent rien à
la communication. L'anglais dit: "il a aidé moi "(he
has helped me), l'allemand: "il a à moi aidé"(er
hat mir geholfen), le français: "il m'a aidé".
Les trois formules sont également efficaces pour faire passer le message.
Mais chaque langue impose sa structure propre. En espéranto, on peut dire
aussi bien "li helpis min" ou "li min helpis"
que "li helpis al mi" ou "li al mi helpis".
Le critère n'est pas la conformité à un modèle, mais
l'efficacité de la communication. Il s'agit d'une convention entre pairs,
dont le message sous-jacent est: "Je respecte trop les langues nationales
pour proposer de les déformer. Mais je te respecte trop, toi, mon
interlocuteur, pour t'imposer des exceptions, des règles compliquées,
des incohérences, des structures obligatoires qui ne sont pas nécessaires
pour que nous nous comprenions. Apprends les quelques éléments de
base, et à partir de là utilise ta logique et ta créativité.
Tu verras, ça marche très bien." Ce qui est vrai. Mais encore
faut-il, pour s'en rendre compte, observer les faits.
Curieusement, la grande majorité des linguistes et des sociologues ne
se sont pas intéressés à ce phénomène
extraordinaire: une langue qui n'existait pas il y a un siècle et qui est
aujourd'hui utilisée par quelques millions de personnes dans une centaine
de pays du monde. Or, pour être recevable, un discours sur la
communication internationale devrait partir de comparaisons faites sur le
terrain: comment se présentent, en pratique, les échanges
d'idées selon qu'on utilise l'anglais, l'interprétation simultanée,
l'emploi de plusieurs langues sans traduction, l'espéranto ou tout autre
système, y compris la communication par gestes et le baragouinage d'une
sorte d'anglais primitif qui sont le lot de nombreux voyageurs.
Si cette comparaison n'est jamais faite avant une prise de décision
sur la politique linguistique ou l'enseignement des langues, c'est que "Babel"
est une névrose qui se défend bien.
Le problème de
la communication linguistique est, en fait, tabou. La société
se débrouille avec un talent remarquable pour éviter
de regarder en face comment les hommes communiquent d'un peuple
à l'autre, quels sont leurs besoins et leurs aspirations
profondes à cet égard. Regarder en face, cela voudrait
dire remplacer les mythes par l'observation, apprécier le
coût social et le coût humain de la pratique actuelle,
et comparer les divers systèmes appliqués, dont l'espéranto.
Une névrose qui se défend est égocentrique: l'angoisse,
l'obsession ou les raisonnements enracinés dans les facteurs névrotiques
ne laissent guère de place à la considération pour autrui.
Rien d'étonnant, dès lors, à ce que, dans le domaine qui
nous occupe, la société agisse au mépris de l'éthique
la plus élémentaire. Par exemple, lorsque l'Assemblée de
l'OMS a décidé, sans étude sérieuse, de conférer
à l'arabe et au chinois le statut de langues de travail, elle a accepté
d'engager à cet effet un crédit initial de cinq millions de
dollars par an (OMS, 1975a). Cinq millions de dollars par an, pour commencer,
sont accordés aux services linguistiques, mais on refuse, faute de
fonds, des demandes de crédits très modestes, comme les
suivantes:
Bangladesh - formation d'assistants médicaux, 148.200 dollars;
Malaisie - réadaptation des handicapés physiques, 130.500
dollars Birmanie - lutte contre la lèpre, 83.000 dollars ; République
dominicaine - mesures d'assainissement de base, 26.000 dollars (OMS, 1975b).
A la même assemblée, Sir John Wilson, président de
l'Organisation mondiale contre la cécité, a prononcé un
plaidoyer émouvant en faveur des millions d'enfants condamnés à
devenir aveugles si on ne traite pas leur maladie, alors que les remèdes
existent et sont peu coûteux. Le plus grand responsable de la cécité
chez les enfants, a-t-il dit, est la xérophtalmie; or, protéger
contre cette affection ne coûte que 12 cents par enfant et par an (OMS,
Communiqué de presse WHA/7 du 20 mai 1975). Pour émouvante que
cette intervention ait pu être, elle n'a pas touché les coeurs. Les
représentants des États sont restés impassibles. Pour cela,
ils n'avaient pas d'argent... Personne ne s'est étonné qu'on
puisse débloquer en quelques minutes cinq millions de dollars pour tout
traduire dans deux langues de plus mais qu'on ne dispose plus d'argent pour empêcher
des milliers d'enfants de devenir aveugles. Que l'octroi d'une jolie rallonge
aux services linguistiques doive avoir pour effet de priver diverses populations
du niveau de santé auquel elles auraient accès sans cela, aucun délégué
-et aucun journaliste- n'y a pensé, de même que personne n'a exigé
une étude efficacité/coût pour déterminer si
l'alourdissement des services linguistiques avait une quelconque justification.
Toutes les organisations internationales sont coupables de la même
aberration dans leurs priorités : elles n'arrivent pas à voir que
les montants qu'elles engloutissent dans un système aberrant de
communication linguistique pourraient servir à des activités concrètes
pour lesquelles l'argent fait cruellement défaut. La névrose "Babel
", telle la mafia, dévie à ses propres fins d'innombrables
forces vives, sûre de l'impunité : elle sait que le tabou général
préviendra tout risque de tollé.
En 1922, après une étude approfondie remarquablement
objective, une conférence internationale réunie par la Société
des Nations recommandait à tous les Etats d'inscrire un cours d'espéranto
dans leurs programmes d'enseignement (Société des Nations, 1922,
p. 44). Comme une année scolaire suffit pour acquérir cette
langue, les élèves auraient pu, par la suite, étudier
telles ou telles autres langues qui les intéressaient, moins pour se
doter d'un moyen de communication que pour s'enrichir culturellement en découvrant
un univers mental différent du leur. Hélas, les grandes
puissances, surtout la France, qui craignait pour la position internationale du
français, ont manoeuvré pour que cette recommandation ne soit pas
suivie d'effets. Et pourtant ! Si on l'avait appliquée, les frustrations
précitées n'existeraient pas : Ello Erriquez et Emanuel Christen
auraient pu communiquer avec la même aisance que dans leurs langues
maternelles respectives, les touristes dialogueraient avec les populations
locales, les chefs d'entreprise bons en affaires, mais peu doués en
langues, s'expliqueraient en toute aisance avec leurs partenaires étrangers,
le monde des publications serait transformé, la question de l'arabe et du
chinois ne se serait pas posée à l'OMS et les pays ayant besoin
d'aide auraient reçu les crédits demandés, les idées
se transmettraient avec facilité d'un univers culturel à l'autre
et les sommes que contribuables et consommateurs consacrent à leur insu à
la multiplicité linguistique s'investiraient dans des activités
concrètes, bref, les avantages seraient innombrables pour tous, sans
compter que les cultures de bien des pays cesseraient d'être menacées
par l'énorme pression des productions anglo-saxonnes.
Mais la solution "espéranto "est tabou. Elle n'est
pratiquement jamais prise au sérieux, ni dans les organisations
internationales, ni dans les ministères de l'éducation ou de la
culture, ni dans les médias, ni même, au niveau de l'homme de la
rue, dans les conversations de bistrot. Jamais le rejet n'intervient après
étude. On refuse tout simplement de l'envisager ou, au mépris
de l'honnêteté intellectuelle, on en parle, sans la connaître,
avec dérision (nombreux exemples dans Piron, 1987a). C'est ce refus a
priori qui met la puce à l'oreille du psychanalyste. D'où vient
que la question soit si souvent liquidée avant même d'avoir été
possédée?
La résistance à l'espéranto, et à l'idée
même de langue conventionnelle inter-peuples, semble procéder d'une
angoisse profonde liée à l'âge
tendre auquel on apprend à parler. Mais avant de faire des hypothèses
étiologiques, il importe de décrire les réactions les plus
courantes et de mettre en évidence les mécanismes de défense
qui y sont à l'oeuvre. Les considérations
qu'on va lire résultent d'une recherche effectuée, d'une part, par
l'étude des documents et, d'autre part, par la méthode de
l'entretien clinique appliquée à un échantillon de 200
personnes (échantillon statistiquement biaisé, puisqu'il
comprenait 152 francophones, et seulement 37 travailleurs manuels). Seuls seront
considérés ci-après les résultats obtenus chez les
adultes; les enfants et adolescents ont, dans une proportion considérable,
un point de vue opposé à celui de leurs aînés. Les résultats
obtenus par l'entretien clinique convergent, sur la plupart des points, dans 80
% des cas. Ils offrent donc une base fiable à l'analyse de cette forme de
névrose sociale qu'on pourrait appeler "Babel ".
Les réactions psychologiques à l'espéranto
I. Ignorance ignorée
Le psychologue qui étudie les réactions au mot "espéranto
"est frappé par deux faits: 1) bon nombre de sujets invités
à s'exprimer sur ce thème parlent d'abondance; 2) ils
tiennent pour évidents, et, souvent, citent spontanément divers
points contraires à la réalité vérifiable, par
exemple: "personne n'a jamais écrit de roman directement en espéranto",
"c'est une langue que personne ne parle", "il n'existe pas
d'enfants dont ce serait la langue maternelle", etc. Un bon exemple de
ces convictions se trouve dans une lettre de lecteur au magazine américain
Time:
"L'espéranto est dépourvu d'histoire
culturelle, de littérature propre, de locuteurs dont ce serait la première
langue." (Wells, 1987).
En fait, de très nombreux romans ont été écrits
en espéranto (Janton, 1989, ch. V : "La littérature ";
Encyclopédie Clarté, 1976); l'espéranto est parlé
quotidiennement dans des contextes très divers (Piron, 1987a, pp. 2-3) et
il existe un certain nombre d'enfants dont c'est la langue maternelle, généralement
issus de parents d'origines différentes qui n'ont pas d'autre langue
commune et qui se sont connus à l'occasion de rencontres d'espérantophones
(le lecteur sceptique qui tient à vérifier les faits pourra, en
s'adressant à l'auteur, obtenir des adresses de couples dans ce cas:
couples polonais-italien, danois-néerlandais, danois-allemand, néozélandais-hongrois,
néerlandais-japonais, etc.)
Par ailleurs, une bonne partie des personnes sondées présentent
tous les signes d'une implication affective. C'est parfois l'enthousiasme,
l'excitation. Bien plus fréquemment, c'est la condescendance. La personne
interrogée "démontre" que l'espéranto n'a rien de
sérieux et son ton est méprisant, ironique ou humoristiquement supérieur
à l'égard des "naïfs "qui s'en occupent. Lorsque,
pour disposer d'un comportement-référence, le chercheur propose à
son interlocuteur de s'exprimer de la même manière sur le bulgare
ou l'indonésien, il enregistre une réaction toute différente.
En une minute, le sujet a expliqué sur un ton parfaitement neutre tout ce
qu'il pouvait en dire, à savoir, en règle générale..
qu'il n'y connaît rien.
Le contraste est étonnant. Il devient plus remarquable encore
lorsqu'on teste les connaissances par des questions précises: littérature,
extension géographique, richesse d'expression, etc. Il apparaît
alors que l'information de la personne au sujet de l'espéranto est
presque totalement erronée, bien plus que les quelques bribes de savoir
qu'elle possède sur les langues-témoins. Elle ignore tout de la
question, mais elle ignore qu'elle l'ignore. Comment se fait-il qu'elle soit
consciente de son incompétence dans un cas, mais non dans l'autre?
En sondant plus avant, on obtient un début de réponse: des
langues comme le bulgare et l'indonésien sont perçues comme
relevant du domaine des faits, alors que l'espéranto est ressenti
comme une proposition. Devant un fait, on s'incline. Face à un
projet, on se sent appelé à répondre oui ou non, puis à
défendre sa position. Mais pourquoi l'espéranto n'est-il pas perçu
comme se situant sur le plan des faits ? Et pourquoi la réaction est-elle
si fortement affective ? Cette attitude n'est pas limitée aux entretiens
individuels, témoin le passage suivant, tiré d'un article sur la pédagogie
du latin, au ton par ailleurs neutre et informatif:
"Gloire donc au latin, et à bas l'espéranto, mixture
aux relents d'artifice et aux espérances déçues" (G.P.,
1985).
Cette phrase, sans rapport avec l'ensemble, donne l'impression d'une bouffée
émotionnelle surgie comme une bulle d'on ne sait quelles profondeurs
inconscientes. Pourquoi?
II. Mécanismes de défense
Le discours sur l'espéranto ou sur le domaine plus vaste de la
communication linguistique internationale, tel qu'on l'obtient facilement en
demandant à un interlocuteur de s'exprimer librement à ce sujet ou
tel qu'il se présente dans les assemblées saisies de la question,
se révèle à l'analyse caractérisé par la mise
en place des mécanismes de défense classiques : le sujet organise
inconsciemment des tactiques destinées à lui éviter de
faire face à une réalité pressentie comme menaçante.
En voici quelques exemples:
a) Déni.
L'espéranto est considéré comme inexistant dans des
contextes où il serait logique de le prendre en considération.
C'est ainsi que le volume Le Langage de l'Encyclopédie de la Pléiade
(Martinet, 1968), qui, en 1525 pages, traite aussi bien des sabirs et argots que
de la traduction et de l'aphasie, ne contient aucune description, ne fût-ce
que d'un paragraphe, de ce phénomène étonnant: une langue
connue d'une seule personne il y a un siècle, mais aujourd'hui utilisée
dans le monde entier par une diaspora. De même l'expérience dont on
dispose sur l'espéranto en tant que langue de conférence est
considérable: depuis 1985, il n'y a pas eu un seul jour sans qu'il n'y
ait quelque part dans le monde un congrès, une rencontre, une réunion
internationale dont c'était la langue de travail. Lorsque l'ONU, par
exemple, étudie en détail les problèmes de communication
linguistique, il serait cohérent de tenir compte de cette expérience,
quitte à l'écarter, après examen, pour des raisons
explicites. Mais ce n'est pas le cas (King et al., 1977; Allen et al., 1980;
Piron, 1980).
Même un linguiste envisageant précisément le type de
communication quotidiennement réalisé par l'espéranto
aborde la question comme si l'expérience n'avait jamais été
faite:
Du moment que les économistes s'emploient à mettre au
point une monnaie commune à I 'Europe, pourquoi n'essaierions-nous pas de
créer une "Eurolangue"? (Lord, 1974, p.40).
La première réaction d'un industriel face à un problème
de production consiste à faire le tour de toutes les solutions appliquées
ailleurs pour déterminer, avant de chercher une formule nouvelle, s'il
n'en existerait pas une qui donne satisfaction. Cette démarche si
naturelle dans la vie courante n'est pratiquement jamais adoptée dans le
cas de la communication linguistique internationale. Le sujet est tabou. Il y a
déni de la réalité.
b) Projection.
La projection consiste à attribuer à autrui des éléments
psychiques qui se trouvent chez le sujet, mais dont il n'a pas conscience. Un
bon exemple nous est offert par la phrase:
"Les efforts déployés en vue d'élaborer des
langues universelles qui pourraient être adoptées sans préjugé
et apprises sans difficulté, des langues comme l'espéranto, procèdent
à la fois d'une noble intention et d'une parfaite ignorance de ce qu'est
une langue et de comment elle fonctionne." (Laird, 1957, p. 236).
En fait, l'espéranto répond à tous les critères
admis en linguistique pour définir une langue (Bosko, 1975a ; Bosko,
1975b; Martinet, 1967, p. 20; Wood, 1979). L'auteur qui part du principe que ce
n'est pas le cas n'est-il pas celui chez qui se situe cette "parfaite
ignorance" qu'il attribue à autrui ? (Sur la manière dont
fonctionne l'espéranto, voir l'article du linguiste italien Alessandro
Bausani "L'esperanto, una lingua che funziona"; Bausani, 1961).
Souvent, on impute gratuitement à l'espéranto des caractéristiques
qui en font une menace destructrice ou une sorte de mutant monstrueux. Témoin
le passage suivant, dû à la plume d'un professeur de langues américain:
"La langue, comme l'amour et l'âme, est chose vivante et
humaine, si difficile qu'il soit de la définir; c'est le produit naturel
de l'esprit d'une race, non d'un homme seul... Les langues artificielles sont répugnantes
et grotesques, comme les hommes dotés de jambes ou de bras métalliques
ou ayant un régulateur de rythme cousu dans leur coeur. Le Dr Zamenhof,
comme le Dr Frankenstein, a créé un monstre fait de pièces
et de morceaux vivants, et, comme Mary Shelley a essayé de nous le dire,
rien de bien ne peut en sortir." (Arbaiza, 1975, p. 183).
Puisse cet auteur, qui juge "répugnants et grotesques" les êtres
humains qu'un accident, une maladie ou une quelconque malformation contraint à
utiliser une prothèse, n'avoir jamais à en porter ! Mais quoi
qu'il en soit, il est clair que ce texte émane d'une couche irrationnelle
du psychisme et s'adresse au côté irrationnel du lecteur. Il tient
plus du cauchemar que de l'étude objective du réel. Il y a là,
manifestement, projection sur la langue d'un noyau fantasmatique, comme le
Golem, ou l'Automate défini par Baudouin (1950, pp. 225229). Au lieu d'étudier
la langue dans sa réalité linguistique, littéraire,
psychologique et sociale, on en fait une sorte de personnage onirique animé
d'intentions perverses, sans percevoir ce qu'il y a là de délirant,
au sens psychiatrique du terme.
c) Rationalisation.
Les prises de position irrationnelles sont défendues avec un luxe
d'arguments convaincants. Autrement dit, comme dans le discours paranoïaque
classique, la construction intellectuelle est d'une logique rigoureuse. Seule
son absence d'insertion dans les faits en trahit le caractère imaginaire.
Par exemple, on attribue à l'espéranto une nature européenne,
flexionnelle et analytique que l'on explique par le fait que Zamenhof ne
connaissait que des langues indo-européennes. Mais aucune de ces
affirmations n'est vérifiée. En fait: une place importante, dans
les caractéristiques de l'espéranto, revient à son substrat
polyethnique, notamment aux apports asiatiques et hongrois (l'activité
littéraire espérantophone, entre les deux guerres, était
centrée sur une pléiade d'auteurs magyars, l'Ecole de Budapest; le
hongrois n'est pas une langue indo-européenne). Un des principaux traits
de la langue, l'emploi, en tant que mots autonomes, d'éléments
qui, chez Zamenhof, n'étaient que des affixes procède dans une
large mesure des transformations que la langue a subies du fait de son adoption
par des personnes de langue maternelle chinoise, vietnamienne et japonaise.
Zamenhof savait bien une langue non-indo-européenne: l'hébreu,
et son oeuvre en porte la marque; par exemple, le champ sémantique du monème
-ig-, "rendre tel ou tel ", "faire que", n'a d'équivalent
exact, parmi les langues qu'il connaissait, que dans le "hif'il"
hébreu (Piron, 1984, p. 26).
L'espéranto procède par agglutination, non par flexion. Les énoncés
peuvent y être synthétiques aussi bien qu'analytiques (l'idée
"j'irai à l'hôtel en taxi" peut être rendue aussi
bien selon le système dit analytique des langues modernes d'Occident,
c'est-à-dire à l'aide de prépositions: mi iros al
hotelo en taksio que sur le mode synthétique qui caractérise
les langues anciennes ou des langues actuelles comme le turc et le finnois :
mi taksios hotelen). L'étude des textes et des enregistrements de
conversation révèle que ces formes synthétiques sont très
fréquentes dans l'espéranto d'aujourd'hui. Par ailleurs, si, sur
le plan lexical et phonétique, l'espéranto est indo-européen,
il ne l'est certainement pas sur le plan des structures: aucune langue
indo-européenne ne se compose comme lui de monème (éléments
signifiants) rigoureusement invariables, trait qui caractérise, par
exemple, le chinois.
d) Isolation.
L'isolation consiste à détacher du contexte et à juger
sans référence. Quand un auteur dit, en parlant des langues:
"Il arrive aussi qu'il en naisse, mais jamais du néant;
l'espéranto est un échec" (Malherbe, 1983, p. 368),
il
isole la langue internationale de son contexte, tant historique que
linguistique. En fait, l'espéranto s'insère dans une longue série
d'essais et de réflexions s'étalant sur plusieurs siècles.
Il a, dans le travail de Zamenhof, une lente genèse qui rappelle à
bien des égards l'évolution des langues ethniques, comme
l'embryogenèse récapitule la phylogenèse (Waringhien, 1959,
pp. 19-49). Par ailleurs, les monèmes qui constituent la langue sont des
emprunts, non des éléments "tirés du néant ".
L'espéranto n'est pas plus né du néant que, par
exemple, le créole haïtien. Une langue apparaît quand elle répond
à un besoin. Dans les Antilles, c'est parce qu'ils voulaient communiquer
entre eux que des esclaves d'origine africaine parlant des idiomes mutuellement
incompréhensibles se sont dotés d'une langue composite en grande
partie basée sur le langage de leurs propriétaires blancs. De même,
il y avait dans le monde, dans les années 1880-1910, une fraction de la
population assoiffée de contacts extérieurs et désireuse d'élargir
ses horizons culturels, mais n'ayant pas la possibilité d'apprendre les
langues. Ces personnes se sont emparées du projet de Zamenhof et, en
l'utilisant, en ont fait une langue vivante. Si les modalités sont différentes
au départ, le créole et l'espéranto sont nés, non du
néant, mais d'une même force socio-psychologique : la pulsion au
dialogue dans un contexte comportant des contraintes déterminées.
Considérons maintenant le texte suivant:
"Allez prendre un oiseau, un cygne de notre lac par exemple, déplumez-le
complètement, arrachez-lui les yeux, substituez à son bec plat
celui du vautour ou de l'aigle, greffez sur les moignons de ses pattes les échasses
d'une cigogne, mettez dans ses orbites la prunelle du hibou (...); ensuite,
inscrivez sur vos bannières, répandez et criez ces mots: "Ceci
est l'oiseau universel", et vous vous ferez une petite idée de la
sensation de glacement qu'a produit sur nous cette terrifiante boucherie, cette
vivisection nauséabonde, qu'on n'a cessé de nous prôner sous
le nom d'espéranto ou langue universelle." (Cîngria, pp.
1-2).
Ce passage, qui trahit également le mécanisme "projection",
projection d'un noyau fantasmatique sur un moyen de communication linguistique
qui n'en demande pas tant, témoigne d'une intense réaction
affective ("terrifiante boucherie", "vivisection nauséabonde").
Mais si l'on en élimine le côté imagé, il reste deux
critiques : l'espéranto résulte d'une intervention de l'homme sur
le vivant; c'est une langue hétérogène.
La conclusion ne serait acceptable
qu'à trois conditions: qu'une langue soit un être vivant
au même titre qu'un animal; que l'intervention de l'homme
sur le vivant soit automatiquement néfaste; qu'une langue
hétérogène ne puisse servir à la communication.
Hypnotisé par sa vision cauchemardesque,
l'auteur isole l'image de toutes ces considérations. Il ne
voit donc pas que l'assimilation de la langue au vivant est une
métaphore qu'il est injustifié de pousser trop loin.
L'oiseau en question souffrirait atrocement.
Lorsque l'orthographe néerlandaise
a été réformée dans les années
40, la langue n'a pas poussé de cri et aucune anesthésie
n'a été nécessaire.
Ensuite, il est fréquent
que l'homme intervienne avec bonheur sur le vivant. La faim serait
beaucoup plus dramatique en Inde si l'on n'avait pas réussi,
par intervention consciente, à produire de nouvelles formes
de céréales. Et il n'y aurait ni chien, ni rose, ni
pain si l'homme n'était pas délibérément
intervenu dans la nature, appliquant intelligemment les ressources
de sa créativité. Enfin, si l'hétérogénéité
était rédhibitoire, l'anglais ne pourrait être
une langue satisfaisante. L'analyse linguistique le révèle
en effet plus hétérogène que l'espéranto:
Dans le cas d'une langue comme l'anglais, nous avons affaire à
plusieurs langues tressées en une seule entité linguistique (Lord,
1974, p. 73) Je n'arrive pas à traduire l'original de façon
satisfaisante. L'auteur dit: "When we come to a language like English, we
find ourselves dealing with several languages rolled into one".
L'espéranto est plus homogène parce que les lois qui régissent
l'assimilation des emprunts y sont plus rigoureuses. Ce qui détermine l'hétérogénéité
d'une composition, ce n'est pas la diversité d'origine des éléments,
c'est leur manque d'harmonie et de noyau assimilateur, comme le sait quiconque
s'est essayé à réussir... une mayonnaise.
e) idéalisation.
A plusieurs reprises, l'Assemblée nationale française a été
saisie de propositions de loi visant à inclure l'espéranto parmi
les langues étrangères enseignées au niveau secondaire, au
même titre que des langues telles que l'arabe, le breton, le néerlandais,
le polonais ou l'occitan. La réponse du ministère a chaque fois été
la même: l'espéranto n'a pas sa place dans l'enseignement des
langues, parce que cet enseignement "comprend l'accès à
une culture, et, pour les langues étrangères, à une
civilisation" (réponse n° 8531 du 8 février 1982 du
Ministre de l'éducation nationale à M. le Député
Philippe Marchand). Cette réponse, qui semble satisfaire presque tout le
monde, relève en fait de l'idéalisation. Comment les élèves
pourraient-ils accéder à une culture ou à une civilisation
puisqu'au niveau du baccalauréat, un enfant sur cent seulement parvient à
s'exprimer correctement dans la langue étrangère apprise tout au
long de sa scolarité.
Au demeurant, si ce sont des considérations d'ordre culturel qui régissent
l'enseignement des langues, comment expliquer la répartition des choix
des élèves ? En France, 80 % "choisissent"
l'anglais, 16 % l'allemand, 3 % l'espagnol et moins de 1 % une des autres
langues. La culture anglo-saxonne présente-t-elle un intérêt
supérieur aux autres dans une telle proportion ? Il n'y a pas
parallélisme entre la place respective des cultures dans la civilisation
humaine et leur place, en France, dans l'enseignement des langues.
La vérité est que si l'anglais est si souvent enseigné,
c'est parce que les parents le demandent. Et ils ne le demandent pas par
attachement à la culture anglo-saxonne. Ils le demandent parce qu'ils
veulent doter leurs enfants d'un moyen de réussir dans la vie et que
l'anglais leur paraît augmenter les chances d'atteindre ce but. L'accès
à une culture ou à une civilisation étrangère ne se
produit pratiquement qu'au niveau universitaire, surtout pour le petit nombre de
jeunes qui font des études de lettres. L'argument du ministère,
qui ne tient aucun compte des faits (la connaissance des cultures étrangères
est plus poussée dans un échantillon d'espérantophones que
dans un échantillon aléatoire de population de même niveau
d'instruction), relève de ce mécanisme de défense qu'on
appelle idéalisation. La réalité de l'enseignement des
langues y est remplacée par une vision idéale, sans rapport avec
la réalité.
Étiologie: l'angoisse sous-jacente
Les mécanismes de défense ont pour fonction de protéger
le moi contre l'angoisse. Leur intervention dans le cas qui nous occupe doit
donc signifier que l'espéranto, dans les profondeurs du psychisme, est vécu
comme angoissant.
I. La défense du statu quo.
A certains égards, la résistance à l'espéranto
est comparable à l'opposition qu'ont rencontrées les idées
de Christophe Colomb et de Galilée: un monde stable et bien ordonné
était bouleversé par ces théories nouvelles qui faisaient
perdre aux humains leur assise millénaire. De même, l'espéranto
vient déranger un monde où à chaque peuple correspond une
langue et où la langue est reçue des ancêtres comme un bloc
auquel aucun individu ne saurait toucher. Il démontre que la langue n'est
pas forcément un cadeau des siècles passés, mais peut être
le résultat d'une convention. En prenant pour critère de
correction, non la conformité à l'autorité, mais
l'efficacité de la communication, il bouleverse les rapports humains,
remplaçant un axe vertical par un axe horizontal. Il attaque ainsi trop
de choses profondes sur lesquelles on n'a pas envie de faire la clarté.
Par exemple, que devient avec lui la hiérarchie des langues? Le gaélique,
le néerlandais, le français et l'anglais se situent à des
niveaux différents dans l'esprit des gens comme dans bien des textes
institutionnels. Si pour communiquer entre personnes de langues différentes,
on adopte l'espéranto, cette hiérarchie perd sa raison d'être.
II. La langue comme valeur sacrée et symbole d'identité.
Mais la langue n'est pas uniquement un phénomène social, extérieur.
Elle est tissée dans le tissu même de notre personnalité.
"J'ai sucé le catalan avec le lait de ma mère",
disait une personne interrogée dans le cadre de la recherche qui a servi
de base au présent article. Nos concepts ont une tonalité
affective d'une importance capitale pour le comportement. Le noyau affectif du
concept "langue" se situe dans la relation avec la mère,
raison pour laquelle, sans doute, bien des peuples appellent "maternelle"
la langue apprise en famille. Entre le bébé qui ne peut que vagir
pour exprimer sa souffrance, n'obtenant souvent que des réactions inadéquates
ou désemparées, et le petit de trois ans qui explique par des mots
ce qui s'est passé, il s'est produit un changement que l'enfant vit comme
miraculeux.
Nous étions trop petits quand nous avons appris à parler pour
nous rendre compte qu'il ne s'agissait en fait que d'un processus très
banal d'apprentissage. Nous y avons perçu un cadeau magique, un jouet
divin. Avant, nous étions impuissants à nous expliquer, et voilà
que, sans comprendre pourquoi, nous nous retrouvons dotés d'un talisman
qui accomplit toutes sortes de miracles et enrichit dans une mesure inouïe
ce sans quoi nous ne pourrions pas vivre: la relation humaine.
Le besoin de se sentir compris est l'un des besoins les plus fondamentaux de
l'enfant. Or, sans le langage, qu'en resterait-il ? L'attitude des parents, puis
la longue influence de l'école, qui présente la langue comme une
norme intouchable et la clé de toutes ces beautés que sont les
oeuvres littéraires, ne font que renforcer ce noyau affectif. Dans ce
contexte psychologique, prétendre qu'une langue "fabriquée"
par un quasi contemporain -on confond toujours l'espéranto avec le
projet de Zamenhof- peut fonctionner aussi bien que la langue maternelle,
c'est insulter celle-ci, c'est la dépouiller du statut de talisman
magique qu'elle a toujours gardé dans nos tréfonds, même si
au niveau conscient nous la concevons de façon plus sobre. Il y a là
un sacrilège insupportable. C'est sans doute pour éviter une telle
désacralisation que certains espérantophones, par un mouvement
psychologique somme toute très compréhensible, puisqu'il préserve
une atmosphère suprahumaine qui a sa valeur, se disent que l'oeuvre de
Zamenhof n'est pas explicable par lui seul et l'attribuent à une
inspiration d'En Haut.
Mais ce n'est pas tout. Lorsqu'on explore les réactions
psychologiques suscitées par le mot espéranto, on est frappé
de voir le nombre de personnes qui ne supportent pas l'idée que cette
langue puisse être, par certains traits, supérieure à leur
langue maternelle. Cette réaction procède de l'identification de
la langue à la personne: ma langue, c'est mon peuple, et c'est moi; si ma
langue est inférieure, mon peuple est inférieur et je suis inférieur.
En déclarant l'espéranto a priori sans valeur et en se
formulant ce jugement comme une évidence, on est sauvé : tour de
passe-passe humain, compréhensible, mais socialement inadmissible Si l'on
prive ainsi la population du monde d'un moyen pratique de communication
inter-peuples qui lui faciliterait la vie et représenterait une économie
fantastique.
III. Peurs diverses.
L'étude des réactions à l'espéranto par la méthode
de l'entretien clinique met en évidence toutes sortes de peurs
sous-jacentes qu'il serait impossible de traiter en détail ici.
Relevons-en huit:
a) Peur du risque.
L'espéranto n'étant reconnu comme ayant de la valeur par
aucune instance officielle, par aucune institution prestigieuse, se prononcer en
sa faveur revient à engager sa personne. Il est moins risqué de répéter
ce que tout le monde dit et qui semble correspondre à l'attitude des
dirigeants ou de l'élite intellectuelle.
b) Peur du contact direct.
Passer par la traduction ou par une langue trop mal maîtrisée
pour permettre des échanges profonds, directs et nuancés a quelque
chose de rassurant. La rencontre, dans une parfaite aisance de communication, de
mentalités radicalement différentes pourrait avoir un effet déboussolant.
Cette peur est justifiée, l'espéranto s'insérant dans
nos structures mentales à un niveau plus proche de la verbalisation
spontanée que les autres langues (Piron, 1987b). Un jeune Japonais qui a
fait le tour du monde en se faisant héberger à chaque étape
par des espérantophones locaux a raconté les chocs qu'ont représentés
pour lui ces rencontres directes avec des gens qui, parce qu'ils exprimaient ce
qu'ils étaient, ont remis en question toute sa conception de la vie
(Kiotaro Deguti, 1973).
c) Peur de la régression infantile.
On confond "simple" avec "simpliste" et "infantile",
d'où l'idée que l'espéranto ne peut servir à
l'expression de la pensée vraiment adulte, d'un haut niveau
d'abstraction. On isole ainsi le facteur "simplicité" de son
complément qui change tout: la combinatoire illimitée. C'est
l'erreur que ferait un Chinois regardant de haut notre
alphabet de 26 lettres, en le jugeant trop élémentaire
pour permettre d'exprimer des sentiments délicats
et nuancés, ou des pensées profondes.
Le –a qui marque la fonction adjective en espéranto
est nettement plus simple que la trentaine de suffixes
dont le français se sert dans le même but
: -al, -ique, -el, -eux, -if, -aire, -ier…, mais
il permet souvent une expression plus adéquate
parce qu'il s'applique à tout concept, alors
que bien des substantifs français n'ont pas d'adjectif
correspondant : c'est le cas d'insécurité
(anglais insecure, espéranto nesekura),
de pays (à côté de nacia,
'national', 'de la nation', l'espéranto a landa
'du pays'), de chant (espéranto kanta
; le français a vocal, choral, mais pas
d'adjectif qui soit, par rapport au chant, ce que musical
est par rapport à musique).
d) Peur de la transparence.
On imagine que l'espéranto
va mettre dans la pensée une clarté insupportable
: "l'élément affectif si important
dans le langage trouve difficielement sa place dans
cette langue claire où tout est explicite, cette
langue plus précise que la pensée"
(Burney, 1966, p. 94).
Cette affirmation, comme tant d'autres
publiées au sujet de l'espéranto, est
un pur préjugé. L'observation de la communication
telle qu'elle se présente en pratique, montre
que l'élément affectif s'y exprime mieux
que dans bien des langues, peut-être parce que
l'expression n'est pas inhibée par les irrégularités
et incohérences lexicales et grammaticales qui
encombrent la plupart des idiomes. En fait, on peut
être chaotique et flou en espéranto aussi
bien que dans toute autre langue.
e) Peur de la facilité
perçue comme infériorité.
On croit qu'une solution plus compliquée
a plus de valeur qu'une solution facile. Choisir la
solution difficile satisfait un certain orgueil qui
confère un sentiment d'importance réconfortant.
f) Peur
de la perte d'une supériorité.
Comme l'a fait remarquer le psychanalyste
Flügel (1925), l'acquisition d'une nouvelle langue
constitue une augmentation de puissance. Pour celui
qui a peiné pendant des années pour maîtriser
tant bien que mal une langue étrangère
qui lui donne accès à un monde limité,
il est profondément vexant de voir quelqu'un
qui a fait nettement moins d'efforts en apprenant l'espéranto
accéder par là à beaucoup plus
de richesses culturelles et à des contacts d'une
variété sensiblement plus grande, c'est-à-dire,
dans le langage affectif de l'inconscient, à
une puissance supérieure.
g) Peur de l'hétérogénéité.
C'est une projection de l'angoisse de morcellement sur le domaine de la
communication linguistique.
Du fait de l'identification de la personne à la langue, l'espéranto
se prête à la projection sur lui des émois relatifs à
l'ensemble de notre personnalité. Or, celle-ci est ressentie, au niveau
inconscient, comme une construction fragile faite à l'aide d'éléments
contradictoires et toujours prête à se disloquer.
h) Peur du nivellement et de la destruction.
L'espéranto est perçu comme un rouleau compresseur qui va écraser
tout sur son passage, aplatissant notamment les différenciations
culturelles
"Il est orienté vers la suppression graduelle des traditions"
(Accontini, 1984, p. 5).
Il y a là projection sur la langue de Zamenhof d'éléments
appartenant soit à ce que Freud a appelé les instincts de mort,
soit au noyau affectif inconscient décrit par Charles Baudouin sous le
nom d'Automate (Baudouin, 1950, pp. 225-229). Cette peur n'a aucune base
objective, comme le montre l'observation du milieu espérantophone, où
les différenciations culturelles ainsi que le respect de chaque tradition
et de chaque langue sont très marqués. En fait, cette peur résulte
d'un déplacement: ce qui, de façon objectivement vérifiable,
provoque un nivellement et une destruction des valeurs culturelles particulières
est un engouement pour un anglo-saxon primaire, sans grand rapport avec les
valeurs britanniques ou américaines, mais associé à la
langue anglaise.
Le fait que la jeunesse
de Séoul, de Moscou et de Berlin danse, en portant les mêmes
jeans, sur les mêmes rythmes importés du même
pays, les USA, témoigne d'un effet nivelant qu'on ne constate
nulle part dans le monde de l'espéranto.
IV. Conclusion : la fonction historique de la résistance
psychologique
La raison des réactions affectives notées ci-dessus devient
maintenant plus claire: l'intéressé a peur. Il craint qu'on ne lui
arrache ou abîme un trésor sacré rayonnant au fond de son
psychisme d'une beauté féerique que rien n'a le droit de
surpasser: la langue maternelle, symbole de son identité. Tel le moineau
enfermé, qui, affolé, ne cesse de se heurter à la fenêtre
sans voir la porte ouverte à côté, il n'a pas la sérénité
nécessaire pour regarder tranquillement ce qu'est, en réalité,
cet espéranto qui semble désacraliser la notion même de
langue. Il est pris dans un cercle vicieux: pour cesser d'avoir peur, il
faudrait regarder la réalité en face, mais pour oser aller voir
cette réalité-là, il faudrait cesser d'avoir peur.
Pareilles réactions, illogiques, mais typiquement psychologiques,
n'existeraient pas sans l'intervention de facteurs politiques et sociaux, répercutés
par les médias, qu'il serait impossible d'analyser ici et qui ont été
traités ailleurs (Piron, 1987a, pp. 22-28 et 34-36). Elles supposent en
effet une influence subliminale, comparable à celle de la publicité
et de la propagande politique, basée sur une désinformation
involontaire, auto-entretenue depuis le début du siècle. Comment
comprendre autrement que les enfants et adolescents ne présentent presque
jamais de réaction a priori négative envers l'espéranto,
alors que tous les éléments affectifs déclenchant les mécanismes
de défense des adultes sont aussi présents en eux ? Manipulé
par ses peurs inconscientes, l'homme du vingtième siècle ne s'aperçoit
pas qu'il y aurait des faits à étudier avant de porter un jugement
sur l'espéranto. On peut le regretter.
Mais, dans une perspective historique, on notera que ces réactions
ont eu un effet positif. Une acceptation générale de l'embryon
linguistique composé par Zamenhof l'aurait soumis à des
tiraillements dont il ne serait pas sorti vivant. Il était à ce
stade trop fragile, trop incomplet. Il avait besoin d'une période de vie
en milieu restreint, mais multiculturel, pour que s'opèrent les
ajustements nécessaires, que se définissent les champs sémantiques,
que les lacunes se comblent de façon naturelle, par l'usage.
D'autre part, les relations linguistiques ont toujours été des
relations de pouvoir. L'idée de les remplacer par des relations d'égal
à égal, conférant à la moindre petite langue le même
statut qu'à celle des géants économiques et culturels, était
trop perturbante pour que l'humanité puisse sans dommage s'y adapter d'un
coup. Les transformations de mentalité exigent une assimilation lente.
D'un siècle de défis, d'un siècle d'épreuves
politiques et intellectuelles, l'espéranto sort remarquablement
vigoureux, assoupli, affiné. C'est une langue dotée d'une
personnalité marquée, aussi vivante que le français de
Rabelais. Elle stimule la créativité langagière d'une manière
souvent thérapeutique, car elle fait retrouver le droit illimité
de former soi-même ses mots dont jouissait l'enfant d'âge préscolaire,
mais avec la possibilité d'appliquer cette faculté aux notions les
plus adultes qui soient. L'existence de cette vitalité, de cette créativité,
est encore niée par la majorité, mais toujours a priori. Dès
qu'un auteur se fonde sur l'étude des documents ou l'observation de l'espéranto
vécu, il en reconnaît la grande vitalité. Quoi qu'il en
soit, la résistance opposée à l'espéranto semble
aujourd'hui s'essouffler. Ne serait-ce pas, tout simplement, parce qu'elle a
cessé d'exercer sa fonction?
Le comportement de la société face au problème de la
communication linguistique présente tous les signes du masochisme. Les
hommes sont à la fois complices et victimes d'un système
comportant une somme fantastique de frustrations, alors qu'ils ont sous la main
un moyen simple et efficace de les éviter. Ce moyen, il est facile d'en vérifier
la qualité. Mais le réflexe le plus courant, dès qu'on l'évoque,
est le rejet. Ce qui confirme l'hypothèse d'un masochisme social, c'est
l'ampleur du détournement des ressources que ce refus du réel
implique. Les complications énervantes et évitables qui résultent
du système actuel, les populations les paient, financièrement, par
des montants astronomiques, aussi bien à titre de contribuables que de
consommateurs. Le prix en argent, en temps, en efforts, en énergie
nerveuse, en souffrance, en injustice offert à l'adage "Pourquoi
faire simple quand on peut faire compliqué" dépasse de loin
toute tentative d'évaluation.
Dira-t-on qu'il ne s'agit pas de masochisme, mais d'un malentendu?
En effet, certains ont cru comprendre que l'espéranto avait pour but de
remplacer toutes les langues et l'écartent immédiatement pour défendre
les valeurs de leur culture et de leur identité. S'il s'agissait de tuer
la diversité linguistique du monde, leur réflexe serait tout à
fait louable. Mais il n'est pas question de cela. L'anglais sera toujours le
meilleur moyen de communication entre anglophones. Par contre, entre, disons, un
Coréen et un Suédois, l'espéranto se révèle
bien plus agréable et plus efficace que l'anglais, après un
apprentissage de huit à dix fois inférieur. L'espéranto n'a
jamais été proposé que comme moyen de communication entre
personnes de langues différentes. L'explication par le
malentendu est peut-être valable pour une partie de la population. Mais
elle ne l'est certes pas au niveau des ministères, des instances
internationales, des chaires de linguistique et de sociologie, ou encore des médias.
Une autre hypothèse doit sans doute être
combinée avec celle du masochisme : la couche de la population
linguistiquement cultivée aurait le désir, peut-être surtout
inconscient, de conserver sa supériorité. Ceux qui possèdent
une des grandes langues utilisées dans les relations internationales bénéficient
d'un avantage considérable qu'ils ne sont pas prêts à
perdre.
C'est vrai en particulier dans le Tiers Monde, où la toute petite
frange de la population qui sait l'anglais ou le français détient,
de ce fait, le pouvoir. S'il en est ainsi, le masochisme des grandes masses
serait lié à la tromperie pratiquée par les "élites",
peut-être de bonne foi, pour maintenir une situation d'injustice dont
elles profitent.
En mettant une communication interculturelle de qualité à la
portée des petits, des obscurs, des sans-grade, l'espéranto dérange
un aspect de la stratification sociale. Qui sait si certains ne vivent pas cette
démocratisation potentielle comme une menace? Passer du registre du
surmoi au registre du moi n'est pas forcément attirant. Surtout pour ceux
qui, détenant le pouvoir, s'identifient au surmoi.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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