Note: Le texte
ci-dessous a été publié par l'Université de Paris-8 en 1987 (n° 66 de la série
Cours et études de Linguistique Contrastive et Appliquée). Depuis cette date,
l'image de l'espéranto a évolué au sein d'une fraction non négligeable de la
population: elle est devenue plus positive et s'est sensiblement rapprochée de
la réalité. Il n'en reste pas moins qu'une bonne partie du public, notamment de
l'intelligentsia, continue à adhérer aux préjugés classiques et à les diffuser.
La présente étude, qui invite le lecteur à prendre du recul et à se méfier d'une
affirmation tant qu'elle n'a pas été vérifiée, garde donc tout son intérêt. Une
mise à jour complète aurait exigé un travail pour lequel l'auteur n'avait pas la
disponibilité voulue. Le travail d'actualisation a donc surtout porté sur les
notes, qui permettent au lecteur de vérifier les faits. Puisse ce texte
contribuer à éveiller la curiosité sur ce qu'est l'espéranto réel, souvent bien
différent de l'idée qu'on s'en fait.
Espéranto : l’image et la réalité
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A – INTRODUCTION
La communication interculturelle s’effectue de
nos jours par toutes sortes de moyens qui diffèrent très largement selon la
situation et le niveau d’instruction des participants : emploi unique de la
langue de l’un des partenaires, interprétation simultanée, communication par
gestes, etc. L’une des méthodes utilisées consiste à adopter comme moyen de
communication la langue issue du projet de L.L. Zamenhof généralement connue
sous le nom d’espéranto.
Le chercheur qui entreprend de comparer
l’espéranto aux autres systèmes ne tarde pas à constater, lorsqu’il parle de ses
recherches autour de lui, que la plu-part de ses interlocuteurs ont leur petite
idée sur cette langue. Cette image de l’espéranto varie d’un individu à l’autre,
mais certains traits, sans être présents dans chaque cas, se retrouvent avec une
fréquence suffisante pour qu’on puisse les considérer comme éléments
constitutifs de l’image globale de l’espéranto dans l’intelligentsia de l’Europe
occidentale. L’objet du présent document est de confronter à la réalité (1) quelques-uns de ces traits, particulièrement représen-tatifs.
Nous donnerons à chacun une forme concrète en citant deux ou trois formulations
typiques relevées dans la presse ou dans des ouvrages spécialisés.
La
confrontation envisagée ici exige trois types d’opération. Dans certains cas, il
s’agit simplement de vérifier les faits par rapport à une question concrète, par
exemple : "Y a-t-il des gens qui parlent espéranto tous les jours ?". Dans
d’autres, le problème réside dans la définition d’un terme. Si partisans et
adversaires de l’espéranto donnent une réponse diamétralement opposée à la
question : "L’espéranto a-t-il échoué ?", une réponse objective implique que
l’on définisse l’échec. Une troisième opération, presque toujours nécessaire,
consiste à replacer le trait étudié dans son contexte. L’espéranto étant
considéré ici, non en lui-même, mais comme un moyen de communication
interculturelle parmi d’autres, il n’y aurait aucun sens à le comparer à
l’anglais tel qu’il est utilisé entre Londoniens; par contre, il y a un sens à
comparer la communication entre, disons, un Finlandais, un Brésilien et un
Coréen s’exprimant en anglais à celle d’un groupe semblable utilisant
l’espéranto.
Soulignons, pour clore ces remarques préliminaires, que le
mot espéranto, dans le présent article, désigne le moyen de communication
linguistique ainsi appelé par ses usagers, tel qu’il a été utilisé au cours de
la période 1974-84, sur laquelle porte notre recherche, et non le projet publié
en 1887 par L.L. Zamenhof.
B – CONFRONTATION DE L’IMAGE ET DE LA
RÉALITÉ 1. L’espéranto, langue que personne ne parle
? "Parlée
nulle part (...), elle (la
langue "espéranto") n’existe que dans les revendications de ses adhérents".(2) "La
langue est trop intimement liée à la pensée, dit-on; c’est pourquoi on ne peut
pas parler une langue artificielle" (il s’agit de l’espéranto).(3) Voilà deux affirmations typiques qui se révèlent
erronées dès qu’on procède à la vérification. Depuis 1986, l'espéranto a été
chaque jour, quelque part dans le monde, la langue d'une rencontre
internationale, d'une session, d'une conférence ou d'un congrès, voire de cours
universitaires.(4) L’observateur qui assiste à quelques-unes de
ces rencontres constate que l’espéranto y est bel et bien la langue de
communication. Si le niveau linguistique diffère selon la manifestation et varie
d’une personne à l’autre, on peut dire que, dans l’ensemble, l’espéranto est
parlé avec beaucoup d’aisance par la majorité des participants, qui
appartiennent souvent à des régions linguistiques très différentes.(5)
Bien des voyageurs sachant l'espéranto rencontrent
des usagers de cette langue dans les pays étrangers où ils se rendent. De
nombreux jeunes parcourent ainsi le monde en logeant dans des familles qui
pratiquent la langue de Zamenhof et qui sont heureuses d'accueillir des
étrangers, souvent gratuitement. Celles-ci publient leurs coordonnées dans des
brochures telles que Pasporta Servo (6), qui offre des
possibilités d'hébergement dans plus de 80 pays.(7)
Par ailleurs, le chercheur se doit de noter que certaines institutions, comme
l’Universala Esperanto-Asocio (Rotterdam), le Kultura Centro
Esperantista (La Chaux-de-Fonds) et l’lnternacia Kultura Servo
(Zagreb) ont un personnel qui, dans les multiples interactions de la vie
quotidienne, ne s’exprime qu’en espéranto.
S’il pousse suffisamment
ses recherches, il découvrira qu’il existe des couples qui se sont formés dans
le milieu espérantophone et dont l’espéranto est le seul moyen de communication
: il y a des enfants dont c’est la langue maternelle. Lorsqu’il ajoutera les
réunions de clubs et groupes locaux, les communications téléphoniques et les
programmes radiophoniques réguliers (8), il sera forcé de
conclure que l’idée relativement répandue selon laquelle l’espéranto est une
langue que personne ne parle ne correspond pas à la réalité.
suite ____________ 1. Le
lecteur soucieux de contrôler par lui-même les faits pourra consulter une somme
considérable de documents à l’Internationales Esperanto-Museum (Hofburg,
A-1010 Vienne 1, Autriche), auquel il pourra emprunter toute publication par
l’intermédiaire des grandes bibliothèques publiques d’Europe en passant par la
Bibliothèque nationale d’Autriche (Josefplatz 1, A-1014 Vienne), à la
Bibliothèque Hector Hodler (U.E.A., Nieuwe Binnenweg 176, NL-3015 BJ,
Rotterdam, Pays-Bas) et au Centre de documentation et d’étude sur la langue
internationale, rattaché à la bibliothèque municipale de la Chaux-de-Fonds
(CDELI, Bibliothèque de la Ville, rue du Progrès 33, CH-2300 La Chaux-de-Fonds).
Il trouvera également toutes sortes de renseignements sur la Toile, par exemple
en consultant les sites www.esperanto.net, www.esperanto-panorama.net ou www.ghangalo.com. S’il
s’intéresse surtout à l’espéranto parlé, il aura avantage à assister à quelques
congrès ou rencontres culturelles. Une liste des prochaines réunions
internationales en espéranto peut être consultée à l'adresse http://www.eventoj.hu/kalendar.htm . L’un des
meilleurs moyens d’apprécier en linguiste ou en psychologue l’espéranto tel
qu’il se parle est de suivre le congrès annuel de l’Organisation mondiale de la
Jeunesse espérantophone (TEJO, informations: oficejo(arobase)tejo.nl. 2. Loeventhal, Madeleine.
"Une langue sans peuple", Cités Unies, 1984 (juil.), 114, p
.9. 3. Nivette, Jos. "Le choix d’une deuxième langue dans
une Europe unie" in Langues et coopération européenne (Paris : CLREEL,
1979), p. 17. 4. Par exemple ceux qui sont organisés par
l'Académie internationale des sciences (http://www.ais-sanmarino.org/). Pour ce qui est des autres
réunions, on en trouvera une liste à l'adresse http://www.eventoj.hu/kalendar.htm . 5. Comme le dit un linguiste italien, l’espéranto est une langue qui
fonctionne : Bausani, Alessandro, "L’esperanto : unua lingua che funziona",
Affari sociali internazionali, 1981, 1, reproduit in L’esperanto
(Pisa : Edistudio, 1982, quaderni k-10), pp. 32-36. On notera qu'en 2004,
l'Institut de linguistique de l'Académie hongroise des sciences a déclaré que,
pour l'application de la législation relative à l'enseignement, l'espéranto
devait être reconnu comme "langue vivante". 6. http://www.tejo.org/ps/ 7. Le lecteur qui
voudrait se faire une idée de ce que représente un voyage où l’on se met, à
chaque étape, en rapport avec les espérantophones locaux lira avec intérêt le
récit, traduit en anglais, du tour du monde d’un jeune Japonais Deguti Kiotaro,
My travels in Esperanto-land (Kameoka : Oomoto, 1973). Voir également:
Maryvonne et Bruno Robineau Et leur vie, c'est la terre – Huit ans de
nomadisme autour du monde (Nantes: Opéra, 1995). 8.
Varsovie et Pékin émettent plusieurs fois par jour en espéranto, Rome, Zagreb,
Radio Vatican et d'autres émetteurs une ou plusieurs fois par semaine.
Renseignements sur les programmes radiophoniques en espéranto: http://esperanto-panorama.net/franca/radio.htm et http://osiek.org/aera/.
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