Espéranto : l’image et la réalité
2. L’espéranto, solution déraisonnable aux
problèmes de communication internationale ?
"Pour moi, c’est assez
folklorique et, d’autre part, irrationnel. L’espéranto n’est et ne sera jamais
une grande langue d’échanges"(1) . "Le latin appartient au
passé et l’espéranto au rêve" (2). "Une langue inventée,
artificielle, ne peut pas servir de langue commune. C’est pourquoi l’espéranto
reste toujours une fantaisie"(3).
2.1 Procédure de vérification
Irrationnel, appartenant au domaine du rêve et de
la fantaisie, l’espéranto, dit-on, ne saurait sérieusement être choisi comme
moyen international de communication. Un tel juge-ment se prête-t-il à la
vérification ? Oui. Si l’espéranto est l’option aberrante que l’on dit, cela
apparaîtra lorsqu’on le comparera aux autres formules couramment appliquées pour
atteindre le même but. Dans l’industrie, on n’écarte jamais un procédé sans
l’avoir com-paré à d’autres. Et lorsqu’on veut juger si un nouveau médicament
peut raisonnable-ment être utilisé, on effectue des essais cliniques pour
déterminer dans la pratique ses avantages et ses inconvénients par référence à
des médications d’efficacité connue ou à un placebo. Une démarche analogue est
indiquée dans le cas de l’espéranto.
Nous avons profité de missions
faites pour l’Organisation mondiale de la santé en Extrême-Orient pour prendre
des notes sur la communication dans des groupes multinationaux et nous avons
cherché à étudier de la même manière des groupes semblables traitant de sujets
analogues en espéranto. Les groupes que nous avons pu observer étaient
comparables à trois critères près : ceux qui utilisaient l’espéranto
comprenaient un plus grand nombre de femmes, ils n’avaient aucun statut officiel
et le niveau d’instruction y était, en moyenne, légèrement inférieur à celui des
autres groupes, où chaque participant avait fait des études
universitaires.
Nous appellerons A les groupes employant
l’interprétation simultanée anglais-français-chinois pour trois réunions du
Comité régional du Pacifique occidental de l’OMS (Manille, septembre 1976 et
août 1978; Singapour, octobre 1979), anglais-français-chinois-japonais pour le
même comité réuni à Tokyo en septembre 1977. Les documents, dans cette catégorie
A, étaient en anglais et en français.
La catégorie B comprend
les groupes n’utilisant que l’anglais. Nous avons assisté à de nombreuses
rencontres de ce genre, par exemple une visite d’institutions relevant du
Ministère japonais de la Santé le 11 septembre 1977 à Tokyo et dans les
environs, suivie d’une discussion; un groupe de travail consacré à la santé
publique à Kuala Lumpur en septembre 1974; et de nombreuses conversations lors
de réceptions officielles, telles que celle offerte par le Gouvernement de
Singapour le 4 octobre 1979 aux participants au Comité régional. Seul le
deuxième de ces groupes a utilisé des documents, en anglais uniquement. Dans les
autres, il y a eu de brèves interventions d’interprétation consécutive non
professionnelle destinées à clarifier certains points.
La catégorie
C comprend les groupes n’utilisant que l’espéranto. Nous avons étudié en
particulier une réunion à l’Institut japonais d’espéranto à Tokyo le 14
septembre 1977, de nombreuses séances tenues dans le cadre des congrès
universels d’espéranto de Lucerne (août 1979) et Anvers (juillet 1982), ainsi
que les débats organisés dans le cadre des cours donnés en espéranto au
Département des Humanities de San Francisco State University en
juillet 1983. Les documents, dans cette catégorie C, étaient
exclusivement en espéranto.
On peut résumer comme suit les observations
faites.
2.2 Compréhension mutuelle
Il y a eu des malentendus avec les trois
formules. Par exemple, dans l’un des groupes A de Manille, un dialogue de sourds
de trois quarts d’heure a été provoqué par la difficulté qu’avaient les
interprètes à comprendre si certains membres asiatiques prononçaient biennial ou biannual, c’est-à-dire si l’on
parlait de "deux fois par an" ou de "une fois tous les deux ans". A Singapour,
un Coréen parlait un anglais si incompréhensible qu’un interprète nous a dit
avoir inventé la traduction de son intervention et que plusieurs
participants nous ont avoué ne jamais comprendre ce qu’il voulait dire.
Dans le groupe B de Tokyo, nous avons assisté à plusieurs cas de
confusion et à de nombreuses demandes d’éclaircissement tenant à des difficultés
de compréhension, surtout d’origine phonétique (par exemple, confusion entre
first et third prononcés avec l’accent
japonais).
Dans les groupes C, les cas d’incompréhension étaient
rares, mais nous en avons tout de même relevé quelques-uns (par exemple,
vento, "vent", prononcé pratiquement comme bendo, "bande
(magnétique)", par un participant japonais, d’où un moment de perplexité au sein
du groupe). Il semble toutefois que le petit nombre de phonèmes vocaliques de
l’espéranto, son accent tonique fixe et son système de désinences en fassent une
langue phonétiquement mieux adaptée que l’anglais et le français aux exigences
de la communication verbale interculturelle.
2.3 Aisance et égalité
Bien que les différences individuelles aient été
considérables dans les trois catégories, l’aisance des locuteurs, d’une manière
générale, était nettement supérieure dans les groupes C si l’on prend
comme critères la rapidité du débit, la rareté des hésitations et la capacité
d’improviser (très souvent, dans les groupes A, les Asiatiques
s’exprimant en anglais écrivaient le texte de leur intervention, même s’il
s’agissait de deux ou trois phrases dépourvues d’importance politique ou
diplomatique, détermination du moment de la pause par exemple; ce phénomène n’a
été observé dans aucun des groupes B et C).
Cette plus
grande aisance s’est traduite concrètement par une propension à peu près égale
des diverses nationalités à la participation, qui a nettement distingué les
groupes C des groupes A et B. Lors du comité de Manille, en
1978, le délégué japonais n’a prononcé, en une semaine, qu’une vingtaine de
phrases. Comme ce même représentant s’était beaucoup exprimé sur des sujets
analogues à Tokyo, où il pouvait user de sa langue maternelle, l’interprétation
étant assurée à partir du japonais, on peut présumer qu’il s’agit là d’un manque
d’aisance linguistique – peut-être associé à un problème de honte en rapport
avec les habitudes éducatives japonaises – et non d’un problème de tempérament
ou de compétence. A la réunion en anglais tenue à Tokyo le 11 septembre 1977, le
délégué laotien n’a pas participé à la discussion, alors qu’il pouvait se faire
comprendre en anglais (nous l’avions entendu utiliser cette langue dans
l’autocar); par contre, le soir même, il a parlé avec beaucoup de vigueur dans
un groupe de francophones où nous nous trouvions. Une confirmation du fait que
la langue favorise la prise de parole nous a été apportée par la Conférence des
Organisations non gouvernementales en relation officielle avec l’ONU, à laquelle
nous avons assisté, à Genève, du 2 au 5 juillet 1979. Alors que les associations
représentées étaient d’ampleur mondiale, 87% des intervenants étaient de langue
maternelle anglaise.
Pareille sélection dans la prise de parole ne s’est
retrouvée dans aucun des groupes utilisant l’espéranto. Tout au plus peut-on
dire que, dans le groupe de San Francisco, les Japonais intervenaient un peu
moins souvent que les autres membres; en revanche, la personne qui y parlait le
plus, et avec le plus de volubilité, était une boursière chinoise venue de
Shanghaï. Il est possible que cette différence entre les groupes C d’une
part, les groupes A et B d’autre part, ne tienne pas au système
linguistique adopté, mais à un facteur de caractère. On n’apprend pas
l’espéranto sans un désir marqué de communiquer. La composition de nos groupes a
donc pu être biaisée en ce qui concerne la tendance à s’exprimer.
2.4 Etudes linguistiques préalables
Nous avons interrogé des échantillons aléatoires
de participants sur leurs études de langue, en nous limitant aux sujets
asiatiques afin de neutraliser la variable facilité (le suédois et l’anglais
ayant une base lexicale et structurelle commune, l’assimilation de l’anglais est
plus facile pour un Suédois que pour un Coréen ou un Indonésien).
La
durée moyenne de l’apprentissage de la langue avait été de 10 ans chez les
Asiatiques des groupes A et B s’exprimant en anglais; elle était
de deux ans chez les sujets de même origine des groupes espéranto. Par
contre, la pratique de la langue, après la fin des études, a été déclarée
"sporadique" par la majorité des Asiatiques des groupes A et B,
alors qu’elle a été qualifiée de "fréquente" dans les groupes C. Cette
pratique était limitée aux contacts professionnels et à la lecture dans les deux
premières catégories; à une exception près – un présentateur des programmes en
espéranto de Radio-Pékin participant à la réunion de Lucerne – aucun des
espérantophones ne se servait de la langue de Zamenhof dans le cadre de sa vie
professionnelle.
2.5 Coût
L’aspect économique du problème est important,
mais le calcul de ce qu’ont coûté aux États et aux individus l’acquisition de
l’anglais ou du français et la formation des interprètes sortirait du cadre de
notre recherche. L’étude de l’espéranto n’a été financée par l’État que dans le
cas de certains Chinois.
L’interprétation simultanée et la traduction sont
très coûteuses (recrutement, indemnités journalières, frais de voyage et
traitement du personnel de conférence) (4) (5)
(6) (7),ce qui contraste avec les formules
B et C, où il n’y a aucune dépense linguistique. 2.6 Fatigue nerveuse D’après les sondages aléatoires que nous avons
faits à la fin des diverses journées de réunion, les membres des groupes
A et B étaient plus fatigués nerveusement que ceux des groupes
C, mais trop de facteurs non linguistiques interviennent ici pour qu’il
soit possible de tirer des conclusions de ces déclarations. Nous ne mentionnons
ce point que parce que plusieurs participants des groupes A et B
se sont plaints spontanément de la fatigue que représente, à la longue, l’usage
des écouteurs ou le fait de suivre un débat dans une langue imparfaitement
maîtrisée. Une étude objective appliquant les mesures couramment utilisées en
neurophysiologie serait indispensable pour comparer honnêtement les trois
formules. Si un mode de communication linguistique privilégie certaines nations
sur le plan du bien-être nerveux, c’est un facteur qui doit entrer en ligne de
compte dans tout jugement relatif au caractère raisonnable ou déraisonnable des
diverses options possibles
2.7 Documentation
Pour ce qui est des documents, les groupes A devaient
attendre que la traduction des textes ait été élaborée. Les groupes B et C
disposaient des documents immédiatement. 2.8 Humour Nous avons été frappé par une autre différence :
le recours à l’humour était nettement plus fréquent dans les groupes C
que dans les autres. Ce fait tient peut-être plus à un facteur psychologique –
la rencontre d’un même type de personnalité dans des groupes sélectionnés par
une démarche linguistique relativement peu courante – qu’au système de
communication adopté, mais il n’est pas impossible que l’expérience d’être
immédiatement compris par tous sans passer par un intermédiaire ou par une
langue mal maîtrisée favorise l’expression humoristique de la pensée en
conférant au débat un climat de plus grande spontanéité. Cette interprétation
est confirmée par un article récemment publié dans Le Monde au sujet du Parlement
européen : l’auteur y explique que, dans ces séances, les rires sont
intergroupes — c’est-à-dire suivent la répartition linguistique et non
politique – et que les effets oratoires "tombent à plat"(8).
2.9 Conclusion quant à la rationalité de la
formule "espéranto"
Conscients du grand risque de subjectivité que
comporte une étude faite dans les conditions décrites ci-dessus, nous avons
essayé de trouver des rapports de recherche faisant état de comparaisons
analogues, mais nous n’en avons pas découvert, bien que l’interprétation
simultanée et l’espéranto coexistent comme moyens de communication
interlinguistique depuis une quarantaine d’années. Nous pouvons tout de même
signaler au lecteur le texte d’une conférence d’un fonctionnaire européen, M.M.
Cwik , qui a assisté à deux congrès internationaux siégeant simultanément à
Vancouver en juillet 1984; l’un de ces congrès utilisait l’espéranto, l’autre
l’anglais. Il est intéressant de remarquer que M. Cwik (9), qui
ne connaissait pas nos travaux, confirme à tous égards nos observations.
Dans
ces conditions, il nous paraît difficile d’admettre que, comme le veut l’image
courante de l’espéranto, le type de communication que permet cette langue soit
irrationnel ou relève du domaine du rêve. S’il n’est pas irréprochable, il n’est
certainement pas plus imparfait que l’interprétation simultanée ou que l’emploi
d’une langue ethnique unique. suite
____________ 1. Beyer,
Luc, interviewé par Christian Deprez, "L’Europe des cultures : oui, pas celle de
l’espéranto", La Dernière Heure, 19 avril 1984. 2.
Omnes, Roland. "L’anglais, langue scientifique ? " Colloque de Paris
XI-Orsay (Paris : Université de Paris XI-Orsay, 1981). 3. Esenkova, E. "Le français, langue commune pour l’Europe",
Bulletin européen, 1984, 10 (oct.), p. 9. 4. King,
C.E.; Bryntsev, A.S.; Sohm, F.D. Incidence de l’emploi de nouvelles langues
dans les organismes des Nations Unies (Genève : Corps commun d’inspection,
1977, document JIU/REP/77/5; New-York Assemblée générale des Nations Unies,
1977, document A/32/237). 5. Au Parlement européen et au
Comité économique et social, "le coût du plurilinguisme ne serait pas loin
des 3/4 [du budget] au minimum", Humblet, Jean E. "Le problème des langues
dans les organisations internationales", Revue internationale des sciences
sociales, 1984, XXXVI, 1, pp. 155-156. 6. Allen, Mark
E.; Sibahi, Zakaria; Sohm, Earl D. Evaluation of the Translation Process in
the United Nations System (Genève : Joint Inspection Unit, 1980). voir
notamment les annexes, non paginées. 7. Piron, Claude.
"Problèmes de communication linguistique aux Nations Unies et dans les
organisations apparentées", Language Problems and Language Planning,
1980, 4, 3 (fall), pp. 224-237. 8. B.B. "Grandeurs et
petitesses d’un vrai Parlement", Le Monde, 29/30 juillet
1984. 9. Cwik, Michael. Two international congresses :
the one in English the other in Esperanto – some interesting experiences in
international communication (Communication présentée à l’occasion des
Journées canadiennes de Gand le 18 octobre 1984). suite |