Espéranto : l’image et la réalité
3. L’espéranto, "langue inventée" ?
L’espéranto a été "créé en 1887
par le Dr Zamenhof".(1) . "il fut inventé par L.
Zamenhof".(2). Il est sorti "casqué et botté un jour de 1887
de la tête du Dr Minerve allas Zamenhof".(3).
L’objet de notre recherche étant l’espéranto
utilisé dans la communication internationale au cours de la décennie 1974
-1984,
ces assertions sont inexactes. Ce que Zamenhof a publié en 1887 sous
l’appellation de Langue Internationale – son projet n’avait pas de nom à
l’époque – ce n’était pas une langue, c’était une proposition, un langage
inachevé dont il espérait la transformation par l’usage en une langue réellement
vivante. Il a dit lui-même :
"Je
n’ai pas tardé à comprendre qu’il serait préférable qu’au début la langue ne
contienne que les éléments les plus indispensables et que je laisse à la vie le
soin de la compléter".(4)
C’est par un processus très complexe
d’interactions entre créateurs spontanés (les usagers, et notamment la partie de
la collectivité ayant le plus de verve), créateurs-chercheurs (écrivains) et
codificateurs (grammairiens, enseignants) que le code initial s’est étoffé et
adapté aux nécessités de la communication interculturelle jusqu’à devenir une
véritable langue.
Les espérantophones ont toujours beaucoup écrit et
beaucoup publié. Les documents ne manquent donc pas pour suivre cette évolution.
Si l’on se livre à cette étude, on découvre la mise en jeu, souvent anonyme et
inconsciente, de mécanismes linguistiques d’ajustement mutuel provoquant des
glissements sémantiques, des innovations grammaticales et lexicales et le
passage en désuétude d’un certain nombre de formes et de racines. (5)
Par exemple, dans une circulaire en espéranto de
l’Association mondiale de cybernétique, d’informatique et de systématique en
date du 8 octobre 1984 (6), on trouve le mot jeskaze, qui
signifie "au cas où vous êtes d’accord", "si votre réponse est affirmative". Ce
mot est formé des monèmes jes, "oui", kaz, "cas", et -e,
morphème circonstanciel. L’emploi de kaz dans ce sens est d’origine
occidentale, il n’appartient pas au lexique de Zamenhof; celui de jes
dans ce type de formation est d’origine extrême-orientale; et le recours à la
terminaison -e plutôt qu’à une particule résulte d’une évolution interne
qui s’est produite dans toute la diaspora espérantophone au cours de la même
période. Dans la langue à extérieur roman et à substrat slave qu’utilisait
Zamenhof, on aurait dit en okazo de konsento, formule d’ailleurs encore
parfaitement correcte aujourd’hui.
A vrai dire, même si on se limite au
projet de Zamenhof, des mots comme créé ou inventé ne donnent pas une image
exacte de la réalité. Ils négligent le fait que la majorité des éléments
linguistiques incorporés par Zamenhof dans son projet sont des emprunts, non des
inventions, et ils évoquent une planification, une schématisation a priori,
alors que Zamenhof procédait a posteriori : il élaborait son projet en composant
des poèmes et en traduisant des œuvres littéraires dans un langage qu’il
forgeait au fur et à mesure; (7) (8), il
procédait par essai, erreur et correction d’erreur, introduisant constamment des
retouches destinées à rendre l’embryon linguistique aussi souple et expressif
que possible, tout en le dotant de traits structurels propres à en favoriser le
développement spontané une fois le projet adopté par une collectivité. Cette
façon d’agir tient plus de la production artistique que de l’établissement du
plan d’une machine.
Une affirmation comme "l’espéranto est une langue créée en 1887
par un seul homme" ne correspond donc ni à la réalité linguistique ni
à la réalité historique. L’espéranto d'aujourd'hui est le résultat d’un
foisonnement de communications interethniques qui ont couvert une partie
considérable de la planète pendant quatre générations au sein d’une collectivité
de type "diaspora" sur la base d’un projet linguistique exposé dans une petite
brochure parue à Varsovie en 1887.
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____________ 1. Petit
Larousse, l96l, p. 398. 2. "Quelques mots sur le langage",
Encyclopédie des techniques de pointe (Lausanne : Synopsis, 1984), p.
2555. 3. Poirier, Marie-France, "L’espéranto à Dijon",
Les Dépêches, 9 oct. 1977. 4. Zamenhof, L.L.
in "Protokolo de la Sesa Universala Kongreso", Oficiala Gazeto,
1910, 3, p. 112. 5. Voir: Piron, Claude "A few notes on the
evolution of Esperanto" in Schubert, Klaus, réd., Interlinguistics
(Berlin, New York: Mouton de Gruyter, 1989), pp.129-142; article accessible sous
le titre "Evolution is proof of life" par l'adresse www.geocities.com/c_piron . 6. TAKIS,
Paderborner Novembertreffen 1984 / Paderborna Novembra Renkontigo 1984 (Prof. Dr
Karl Schick, Dalheimer Weg 34, D-4790 Paderborn, RFA). 7.
Waringhien, Gaston. Lingvo kaj Vivo (La Laguna : J. Régulo, 1959), pp.
19-49. 8. Piron, Claude. "Contribution à l’étude des
apports du yiddish à l’espéranto" Jewish Language Review, 1985, 4 (pp. 15
à 29), article accessible à l'adresse: http://me.in-berlin.de/~maxnet/esperanto/piron/yiddish.doc.
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