Lettre au Pr Bossong
Jen mia reago al Prof. Bossong. Mi bedauras, ke mi ne havas la tempon ghin traduki esperanten. Se iuj el vi deziras ricevi la tekstojn, kiujn mi kunsendis al li, ili rilatu kun mi je la adreso c.piron(arobase)bluewin.ch
Sehr geehrter Herr Professor, Monsieur le Professeur,
Bitte entschuldigen Sie, dass ich nicht in Deutsche schreibe... mais, bien que je lise votre langue sans problème, je l'écris tellement mal qu'il vous sera plus agréable de me lire en français.
Dans votre interview à la SDA du 26 décembre 2004 vous avez émis au sujet de l'espéranto quelques affirmations qui ne correspondent pas exactement à la réalité, si l'agence a reproduit vos propos sans les déformer:
1. "Laut Bossong
hat sich bei Esperanto im Laufe der Zeit nur der Wortschatz geändert
". En fait, l'évolution a été plus
complexe que cela. Voyez mon article "A
few notes on the evolution of Esperanto" in Klaus Schubert,
réd., Interlinguistics (Berlin, New York: Mouton de Gruyter
1989, pp. 129-142). Je vous en adresse ci-joint une
version allemande.
2. "Chinesisch
aber etwa sei in mancher Hinsicht einfacher: Wortarten würden
dort überhaupt nicht unterschieden." Cette idée
très répandue ne résiste pas à l'étude
des faits (voyez mon article: "Le
chinois: idées reçues et réalités",
dont je vous adresse ci-joint une copie). Ce trait, dans les cas
où il est présent, est l'une des causes de la difficulté
du chinois. Si une phrase comme "Ta shi qunian shengde xiaohaier"
peut signifier aussi bien "c'est un enfant qui est né
l'année passée" que "c'est l'année
passée qu'elle a donné naissance à un enfant"
et si "Ta shi yi-jiu-ba-jiu xuanjude zongtong"
peut signifier à la fois "C'est le président
qui a été élu en 1989" et "C'est
en 1989 qu'il a voté pour le président", c'est
précisément parce que la fonction grammaticale du
mot reste floue dans cette langue.
Par ailleurs, le chinois est beaucoup plus difficile à prononcer et à écrire pour tous les non-Chinois que l'espéranto ne l'est pour les Chinois. J'ai dans mon ordinateur une série de témoignages de Chinois qui m'ont confirmé qu'il leur avait fallu dix fois moins de temps pour maîtriser l'espéranto que l'anglais. En tant que langue internationale, l'espéranto me paraît bien supérieur et au chinois et à l'anglais, à en juger par mon expérience des milieux où l'une de ces langues sert de lingua franca.
3. " Um eine
Sprache perfekt zu beherrschen, braucht es Jahre intensivster Übung.
Das werde wohl beim Esperanto auch nicht anders sein, sagt Bossong".
Je regrette de vous contredire, mais l'expérience prouve
le contraire. Lors d'une expérience d'enseignement parallèle
de l'espéranto et de l'allemand à des élèves
de Zagreb, organisée par le Medjunarodni Centar za Usluge
u Kulturi, il est apparu que les élèves d'allemand
avaient besoin de 240 heures pour rejoindre le niveau de communication
que les élèves d'espéranto avaient atteint
au bout de 36 heures. J'ai moi-même enseigné l'anglais,
l'espéranto et le français à des personnes
de nationalités diverses, et je peux témoigner qu'il
faut nettement moins de temps pour arriver à un bon niveau
en espéranto. Cela s'explique par la liberté de la
syntaxe, la régularité de la formation lexicale et
le fait que chaque trait linguistique est renforcé à
chaque minute d'usage, alors que dans le cas d'autres langues une
somme considérable d'énergie nerveuse est perdue dans
la mise en place des réflexes correspondant aux irrégularités.
En espéranto, je suis toujours sûr de moi, jamais en
anglais (j'ai pourtant vécu cinq ans à New York).
4. "Für
einen Chinesen ohne Englisch- oder Französischkenntnisse sei
wohl Esperanto auch nicht besonders einfach." L'espéranto
exige certes un effort, mais il est besonders einfach, par
comparaison avec les autres langues. N'oubliez pas que l'élève
y retrouve beaucoup de points communs avec sa langue. L'espéranto
se compose exclusivement, comme le chinois, de monèmes (en
anglais: morphems) strictement invariables qui peuvent se
combiner à l'infini. C'est pour cela qu'en espéranto,
on dérive "mon" de "je" (mi > mia)
et "premier" de "un" (unu > unua)
comme en chinois. Il est plus facile pour un chinois de retenir
le mot "eksterlandano" (ekster-land-ano),
dont la formation est parfaitement parallèle à waiguoren
(wai-guo-ren), que d'apprendre foreigner, étranger
ou extranjero. Vous trouverez d'autres exemples dans mon article
"Langue
occidentale, l'espéranto?" http://satamikarohm.free.fr/article.php3?id_article=200.
5. "Eine künstliche
Sprache kann erst Erfolg haben, wenn sie aufhört künstlich
zu sein und zur Muttersprache wird", sagt Georg Bossong "Erst
dann werde sie eine Komplexität entwickeln, die zu einer natürlichen
Sprache dazugehört." A mon avis, l'analyse des textes
et des enregistrements de conversations révèle que
l'espéranto a une complexité analogue, et sur certains
points supérieure, à celle des langues nationales.
Personnellement, je n'ai jamais constaté de différence
par rapport aux autres langues que je pratique (j'ai appris l'espéranto
à 12 ans). Ayant entrepris de traduire en français
un roman que j'ai publié en espéranto (Tien, Wien:
IEM, Hofburg, 1997), je me rends compte que j'ai souvent de la peine
à rendre dans ma langue maternelle telle ou telle nuance
qui s'est formulée spontanément en moi au moment où
j'écrivais le livre.
Par ailleurs, les termes
"artificiel" et "naturel" sont trompeurs. Si
l'espéranto était artificiel au début, il est
devenu naturel, en ce sens qu'il répond naturellement aux
réflexes spontanés d'un enfant. L'enfant qui dit wir
haben gesingt ou mitgebringt suit sa nature. J'ai eu
l'occasion d'observer le langage d'un enfant de 4 ans bilingue français-espéranto.
Il faisait encore beaucoup de fautes en français, il n'en
faisait aucune en espéranto. C'est artificiellement, de l'extérieur,
qu'on l'a amené par un long conditionnement à remplacer
des cheval par des chevaux et plus bon par meilleur. Après
720 heures d'allemand à l'école, votre langue reste
pour moi artificielle, alors qu'après quelque 80 heures,
l'espéranto était déjà pour moi une
langue dans laquelle je me sentais naturel.
6. "Die einzige
Weltsprache werde Englisch sein." C'est votre opinion et
je la respecte. Je regrette toutefois que cette opinion soit si
souvent exprimée de nos jours dans les médias, car
elle comporte une série de messages sous-jacents qui ne sont
jamais explicités, par exemple: "c'est un fait",
"il n'y a pas à réfléchir", "c'est
définitif", "il n'y a pas d'alternative",
"cela n'a pas d'inconvénients", "il n'y a
là rien d'injuste", "ce n'est pas d'un mauvais
rapport efficacité/coût", "n'appliquez pas
à cet énoncé votre esprit critique", "ne
comparez pas avec les autres formules", etc. Or, si l'on prend
la peine de faire des comparaisons, on s'aperçoit que l'anglais
n'est pas, et de loin, la solution qui comporte le maximum d'avantages
et le minimum d'inconvénients pour le maximum de gens (voyez
mon article "Communication
linguistique - Étude comparative faite sur le terrain",
Language Problems & Language Planning, vol, 26, n°1,
Spring 2002, pp. 23-50, texte anglais accessible par www.geocities.com/c_piron).
Comme le système métrique l'a emporté sur les
anciens systèmes de poids et mesure, comme les chiffres arabes
ont remplacé les chiffres romains, l'espéranto peut
très bien - pour des raisons analogues de simplicité,
de cohérence, de commodité, de justice, d'économie
- se substituer à l'anglais au bout d'un certain délai.
Voilà, Monsieur, ce que je tenais à vous dire. J'espère que vous ne m'en voudrez pas d'avoir soumis vos affirmations à une critique peut-être un peu dure, mais en votre qualité de professeur de linguistique il me semble que vous deviez entendre un "autre son de cloche", fondé sur une étude approfondie des faits pertinents et sur une longue expérience du domaine en question (j'ai utilisé l'espéranto dans toutes les parties du monde pendant une vingtaine d'années). Merci d'avoir bien voulu me lire jusqu'ici malgré la longueur sans doute excessive de mon message, que je vous prie de bien vouloir excuser.
Cordiales salutations,
et excellente année 2005!
Claude Piron, auteur de l'ouvrage "Le défi des langues" (Paris: L'Harmattan, 2e éd. 1998; ISBN 2-7384-2432-5), 22 rue de l'Etraz, 1196 Gland
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