Et si l'on prenait les handicaps linguistiques au sérieux?
La situation: plus attristante qu'on ne le
dit
Divers seuils de capacité
linguistique
L'effet des sous-programmes
inhibiteurs
Une solution à
portée de la main
Multiplication
contre addition
Pourquoi ne pas reprendre une ancienne proposition,
parfaitement raisonnable?
La situation: plus attristante qu'on ne le dit
Un centre pour «requérants d'asile». Face aux regards
poignants de ces emmurés linguistiques, qu'il est douloureux de vivre
l'impuissance! Les énoncés se heurtent au mur impénétrable de Babel. Certes, le
mur, transparent, permet le contact des yeux et la lecture des visages. Mais
cela n'enlève rien à sa dureté. Seul passe un message désespéré: «J'ai besoin de
m'expliquer! N'y a-t-il donc personne pour me comprendre?» Quelle ironie, quand
cet appel s'adresse à un polyglotte! Ici, c'est le kurde, l'amharique, le
tamoul, l'albanais qu'il faudrait savoir. Mais le sort des emmurés linguistiques
ne suscite guère de compassion. Il fait l'objet d'un tabou qui recouvre
pudiquement la souffrance des uns et la paralysie mentale des autres. Bien des
aspects du problème des langues sont dans le même cas, de sorte que toute la
perception du sujet s'en trouve faussée. Voyons cela de plus
près.
Première constatation: notre société traite les victimes en
coupables. «Si ces gens ne savent pas s'expliquer, c'est de leur faute». Que les
autorités politiques, les instances internationales, les forgeurs d'opinion
puissent avoir une quelconque responsabilité dans les handicaps linguistiques,
personne ne semble le soupçonner. D'ailleurs, ce handicap n'est jamais nommé, la
notion n'existe pas; la chose n'est donc pas perçue.
Elle est pourtant quotidienne,
et multiforme. Directeur d'entreprise manquant une bonne affaire
parce que la négociation exige une maîtrise linguistique
qui lui fait défaut. Étranger incapable de défendre
ses droits et sa dignité, faute de bien manier la langue.
Voyageur angoissé de ne pas se faire comprendre d'un médecin
local. Congressiste irrité par une interprétation
simultanée incompréhensible... N'est-il pas pathétique,
cet aveu d'une Indienne Hopi dans un paysage saccagé par
une exploitation minière: «Si nous avions mieux su
l'anglais, nous n'aurions pas signé ce contrat» (1)?
Souffrances, injustices, frustrations dues au handicap linguistique
sont de plus en plus nombreuses. Mais elles passent pour une fatalité
contre laquelle nul ne peut rien. Et comme l'impuissance est difficile
à vivre, on minimise le problème en invoquant des
solutions bidons: anglais, traducteurs, électronique...
D'où une deuxième constatation: des clichés
protecteurs nous aident à ignorer les milliards de cas concrets de handicap
linguistique douloureux. «Avec l'anglais on se débrouille partout dans le
monde», dit-on communément, ou, pour démontrer que les solutions sont faciles,
on cite un exemple bien connu: «Regardez la Suisse! C'est un pays plurilingue où
il n'y a pas de problème de langue». Mais ni l'une ni l'autre de ces assertions
ne résiste à l'étude des faits. Témoin le cas suivant, représentatif. Deux
jeunes orthopédistes suisses travaillaient à Saïda (Liban) lorsqu'ils ont été
pris comme otages. Ils sont restés ensemble durant leurs 300 jours de captivité.
Hélas, l'un était francophone, l'autre Suisse allemand. «Notre grande
souffrance», dira le premier à sa libération, «a été l'impossibilité de
dialoguer. Il a fallu qu'un gardien nous procure un dictionnaire
français-allemand pour que nous arrivions peu à peu à communiquer tant bien que
mal».
Troisième constatation: les distorsions ont un impact affectif, au
point que bien des gens n'arrivent plus à se situer objectivement dès qu'il
s'agit de langues. «VOUS N'AVEZ PLUS D'EXCUSE SI VOUS NE SAVEZ
PAS L'ANGLAIS» hurle une affiche à Mondolingua, Salon des Langues et des
Cultures. L'idée que savoir l'anglais est la norme est présentée comme
incontestable, avec son corollaire, non explicité: savoir l'anglais est
possible. Les auteurs de l'affiche jouent sur la peur d'être hors-norme: elle
inhibe la mise en doute, à laquelle le ton autoritaire de la formule ne laisse
de toute façon guère de place. Bien sûr, à lui seul, ce slogan aurait peu
d'effet. Mais le même message est ressassé sur tous les tons. La perception
répétée de titres comme L'anglais sans peine, Le turc en six semaines, Le russe
est une langue facile (sic!) fausse le jugement: les
apprentissages linguistiques sont présentés comme tout simples. Du coup, les
personnes peu expertes en langues se mettent sur la défensive. Elles vivent
comme un défaut la condition naturelle de l'être humain. «Excusez-moi, je parle
mal l'anglais», «Dites-lui de m'excuser, mais je n'ai réussi à apprendre aucune
langue étrangère». On s'excuse d'être normal! N'est-ce pas un comble?
Certes,
le mot «normal» est piégé et il est sage
de s'en méfier. Tout de même, il est ici justifié.
«Il ressort d'une enquête récente que "la
proportion de personnes capables de comprendre correctement l'anglais
[dans l'Europe des Douze] se situe sensiblement en-dessous de nos
prévisions les plus pessimistes puisqu'elle se limite à
quelque 6% de la population" (2) ; or, (...)
la proportion de personnes capables d'utiliser activement la langue
est bien plus faible encore.» (3) Si notre
cas est celui de 94% de la population, le moins qu'on puisse dire
est que nous nous situons, statistiquement parlant, dans la norme.
Divers seuils de capacité linguistique
Comment se fait-il que la maîtrise de la langue
étrangère la plus populaire soit si rare? Une autre approche statistique,
l'étude du nombre d'heures nécessaires pour savoir une langue, nous fournira un
début de réponse.
Commençons par Sylvain, six ans. Ses énoncés
comprennent une abondance de formes telles que: «si
j'aurais», «vous disez», «des journals», «il s'asseye», «une chevale»
(jument). Il a pourtant vécu dans «l'immersion totale» - comme dit le jargon des
séjours linguistiques - pendant plus de 20.000 heures. Cas spécial? Pas du tout.
Chez un petit Américain du même âge, nous relevons des formes telles que «I comed» (au lieu de I came),
«foots» (au lieu de feet),
«it's mines» (au lieu de it's
mine), «when he'll go» (au lieu de «when he goes»). Vingt mille heures n'ont pas suffi pour lui
apprendre le bon usage.
Patricia est étudiante d'anglais. D'une année
passée dans une université britannique elle rentre profondément déçue: «Je ne
serai jamais à égalité avec les Anglo-Saxons. La dernière fois que j'ai fait un
exposé, le professeur a relevé une soixantaine de fautes.» Quand nous
additionnons ensemble ses heures de cours, d'étude personnelle, de pratique,
d'immersion totale dans la vie quotidienne, nous aboutissons à 4152.
M.
H., Suisse allemand, est cadre dans une banque. Il sait s'exprimer en français,
mais ... «On était de l'opinion que c'était nécessaire à faire baisser les
nouvelles taux hypothécaires», dit-il par exemple, et le reste est à l'avenant.
Si l'on additionne tous ses moments d'étude et de pratique de notre langue, y
compris un stage d'un an dans la partie francophone de la Suisse, on obtient un
total de 9602 heures.
Voici un groupe de sept personnes haut placées
dans des multinationales: un Français, un Italien, un Suédois, un Argentin...
Tous s'expriment dans un anglais parfait. L'enquête révèle qu'ils ont tous fait
entre trois et six années universitaires dans un pays anglo-saxon, la plupart
dans des «Business Schools». Pour celui dont les études ont été les plus
courtes, le nombre d'heures de contact avec l'anglais, depuis l'enfance, s'élève
à 15.300. La moyenne est d'environ 17.000.
En fait, on peut distinguer
plusieurs seuils de capacité linguistique. Pour pouvoir se débrouiller dans les
situations courantes, il faut avoir eu entre 1500 et 2000 heures de contact avec
la langue, mais à ce stade une bonne partie des énoncés reste encore fermée à
l'intéressé. (Lors d'un test sur des jeunes de ce niveau, 10 titres sur 30, dans
le magazine Time, n'ont pas été compris). Un autre
seuil se situe aux environs de 12.000 heures. Entre 2000 et 12.000 heures, la
personne peut s'exprimer couramment, mais elle ne possède pas à fond la langue
correcte. Par exemple, un spécialiste ne peut écrire un article sans se faire
relire par un «natif» (qui trouve en moyenne trois corrections à faire par
page). Au-dessus de 12.000 heures, l'intéressé peut être considéré comme
possédant l'idiome, du moins s'il est doué, ou s'il a attaché une grande
importance à l'apprentissage linguistique. Nombreuses sont tout de même les
personnes qui, après une vie passée parmi les Anglo-Saxons, n'arrivent pas à
faire les distinctions phonémiques que comporte la série but,
bat, bet, bit, beat. Et le cas de cet Italien qui, depuis 20 ans en
France, dit toujours il fallerait, profondité et c'est chaud (pour «il fait chaud»)
n'a rien d'exceptionnel.
L'effet des sous-programmes inhibiteurs
Pourquoi tant d'heures ne confèrent-elles pas la
maîtrise d'une langue? Parce que nos idiomes représentent un enchevêtrement
complexe de programmes, au sens informatique, dont le déroulement est
constamment inhibé par des centaines de milliers, voire des millions, de
sous-programmes non moins complexes. Ce fait, notre société n'ose pas le
regarder en face. De même qu'elle minimise la fréquence des situations de
handicap linguistique, de même elle minimise la difficulté des
langues.
Elle a à cela une excuse: l'apprentissage de la langue
maternelle se fait inconsciemment, à un âge où rien ne nous permet de soupçonner
l'ampleur du travail qu'effectuent nos neurones. La verbalisation suit en effet
des chemins neuropsychologiques innés qu'il faut sans cesse bloquer pour
s'exprimer correctement. Le jeu spontané du cerveau conduit à irrésolvable. Mais il faut barrer ce chemin et installer la
déviation qui mène à insoluble. Si nous disons imprenable et concevable, mais pas
comprenable ou percevable,
c'est parce que l'histoire d'une langue est celle d'une lutte entre pentes
psycholinguistiques et correction philologique. Malheureusement, ce n'est pas
toujours le même camp qui gagne, d'où une quantité d'incohérences qui
multiplient le nombre de réflexes antinaturels à mettre en place. Une fois
intégrés en hiver, j'y pense et biologiste, il faut inhiber en printemps,
je lui pense et psychologiste. Le flux nerveux
ne peut suivre son mouvement naturel, qui le porte à exprimer les concepts
parallèles par des formes parallèles: barrages et sens interdits lui imposent
d'innombrables détours.
Reprenons la phrase du banquier: «On était de l'opinion que c'était nécessaire à faire baisser les
nouvelles taux hypothécaires». Pour pouvoir rendre cette idée en français
normal, son système nerveux aurait dû incorporer à titre de
réflexes les points suivants:
1) bien que opinion et avis soient synonymes,
on dit normalement: être d'avis (on ne dit ni être de l'opinion, ni être de
l'avis, sauf dans l'expression être de l'avis de tel
ou tel);
2) on dit c'est nécessaire
lorsque l'acte jugé nécessaire vient d'être précisé, mais il faut dire il est nécessaire lorsqu'il est énoncé après
l'adjectif;
3) il est nécessaire est correct,
mais dans une phrase de ce genre on utilise généralement le verbe falloir;
4) l'imparfait de falloir ne se forme pas comme celui de voir ou d'asseoir: on dit fallait.
5) bien qu'on dise nécessaire à coudre ou nécessaire à une
bonne gestion, on dit il est nécessaire de
devant un infinitif quand nécessaire est adjectif;
6) il est nécessaire exige un de,
mais il faut est suivi du verbe sans
préposition;
7) le mot taux est masculin.
Pour cette phrase de seize mots, il y avait sept sous-programmes à
consulter.
A
ces contraintes s'ajoutent l'immensité des vocabulaires et
les nombreux cas où le sens de plusieurs mots pris ensemble
diffère de la somme de leurs significations. Pour comprendre
j'en ai assez, il lui en veut ou syndicat d'initiative,
il ne sert à rien de connaître le sens de en, avoir,
assez, vouloir, syndicat et initiative. Il faut apprendre
ces expressions comme autant d'éléments nouveaux.
L'anglais est une langue particulièrement lente à
conquérir à cet égard. Demandez à dix
jeunes qui ont fait six ans d'anglais comment ils exprimeraient
l'idée «je vous raccompagne (jusqu'à la porte)».
Vous obtiendrez plus de formules comme I go with you, I accompany
you, I walk with you que la forme réelle I'll see
you out. Le fait que, dans la situation évoquée
ici, le verbe soit toujours au futur en anglais, mais jamais en
français, nous révèle un autre aspect de la
difficulté des langues. Si vous avez appris à conduire
une Citroën, vous vous adapterez sans peine à une Toyota:
le transfert d'apprentissage sera très rapide. Rien de tel
en matière linguistique. Ce n'est pas parce qu'on sent la
différence entre il allait, il alla, il est allé
qu'on sait employer correctement he was going, he used to go,
he went, he has gone. Pas étonnant, dès lors,
qu'on n'arrive guère à posséder réellement
une langue étrangère même après des années
d'étude et de pratique. La mot de George Steiner sur l'anglais
des étrangers exprime bien la réalité: «So
much that is being said is correct, so little is right»
(«Ils forment tant de phrases correctes, mais si peu qui sonnent
juste»). (4)
Il est vain d'imaginer que le
programme LINGUA apportera une solution. Politiciens et éditorialistes
continueront à faire l'apologie de la diversité culturelle et de l'étude des
langues. Mais en pratique, les contraintes de la réalité acculeront les jeunes à
privilégier l'anglais à plus de 90%... et, dans la même proportion, à ne jamais
le posséder vraiment. Quant aux handicapés linguistiques extra-occidentaux, ils
sont totalement exclus de ces programmes, comme ils sont ignorés des
médias.
Une solution à portée de
la main
L'inertie
de la société face aux difficultés linguistiques
est d'autant plus regrettable qu'une solution intéressante
se trouve à portée de la main. Las! Une résistance
psychologique d'une rare puissance (5) empêche
nos contemporains de l'étudier sereinement.
Pour surmonter les barrières
linguistiques, les hommes utilisent divers moyens, qui varient selon la
situation et leurs compétences: gestes et baragouinage, anglais, langue locale
plus ou moins déformée, interprétation simultanée, espéranto, etc. Si l'on prend
la peine de comparer ces formules dans la pratique, on
s'aperçoit que l'une d'elles - l'espéranto - présente une incontestable
supériorité. Et si l'on s'attelle à l'analyse des causes, on comprend pourquoi
il en est ainsi.
Malheureusement, cette
supériorité, facile à vérifier, est
peu connue: la désinformation qui sévit au sujet de
la langue de Zamenhof depuis le début du siècle a
bien atteint son but. Elle s'entretient par simple répétition,
politiciens, journalistes, professeurs diffusant les erreurs qu'on
leur a inculquées sans soupçonner qu'ils ont été
trompés. C'est ainsi qu'on déclare l'espéranto
pauvre, alors que, du fait de sa combinatoire illimitée,
il apparaît à l'examen doté d'une richesse étonnante,
dont sa poésie, en particulier, tire un remarquable parti.
On le présente comme l'oeuvre d'un seul homme, alors que
l'analyse diachronique le révèle comme le fruit d'un
siècle d'interactions entre personnes des cultures les plus
distantes. On laisse entendre qu'il veut remplacer les autres langues,
alors que ses usagers ne le conçoivent que comme truchement
entre gens aux parlers différents. On le présente
comme un projet, alors qu'il est la langue professionnelle de divers
employés, la langue quotidienne de bien des couples binationaux,
la langue maternelle d'un certain nombre d'enfants. On le dit en
déclin, alors qu'il n'a jamais cessé de se propager,
couvrant de plus en plus notre planète de réseaux
peu voyants, mais solides, d'amitiés et de solidarités
interculturelles, et que sa diffusion sur l'Internet croît
à une vitesse vertigineuse. On lui refuse le statut de langue
parlée, alors que, depuis 1986, il ne se passe plus un seul
jour sans qu'il soit, quelque part dans le monde, la langue d'un
congrès, d'une session, d'une réunion internationale
(6). On le déclare rigide, alors qu'il est
plus souple qu'aucune langue occidentale. On lui reproche une prétendue
froideur, alors qu'il frappe l'observateur par son expressivité
chaleureuse dans les relations affectives et les moments chargés
d'émotion.
L'auteur
du présent article peut témoigner. Son vécu
lui permet de comparer, par exemple, la communication avec un réfugié
albanais du Kosovo selon qu'elle s'effectue par l'entremise d'un
interprète ou en espéranto. Il connaît le type
d'échanges oraux et écrits auxquels se livrent les
organisations interétatiques, pour y avoir travaillé
comme traducteur, interprète et rédacteur de comptes
rendus; et il connaît, pour collaborer à leurs activités,
le type de communication pratiquée dans les associations
espérantophones. Dans tous ces cas, il n'y a aucune différence
quant à la complexité des contenus. Mais ce qui est
pénible et coûte des milliards d'un côté
(7) est agréable et ne coûte pas un
sou de l'autre, pour une communication bien plus fluide et précise,
de surcroît libre de discrimination.
Les
organisations mondiales sont en effet discriminatoires: le Wallon peut parler sa
langue maternelle, le Flamand pas. Dans les associations espérantophones, non
seulement tout le monde est sur le même pied au moment où la communication se
déroule, mais la discrimination a été très réduite lors de l'acquisition de
l'outil linguistique. Pour pouvoir siéger à l'ONU, un Laotien, un Éthiopien, un
Japonais ont dû manier la langue choisie pendant une dizaine de milliers
d'heures, dont environ 3000 heures d'étude linguistique intensive. En moyenne,
les personnes de ces pays atteignent le même niveau en 210 heures dans le cas de
l'espéranto. Différence (sans compter les 7000 heures de pratique indispensables
dans le cas des langues occidentales): près de 70 semaines de 40 heures: près de
17 mois de travail à plein temps. Un spécialiste
pressenti pour une négociation peut être très fort dans sa branche, mais peu
doué en langues; faut-il qu'il cède sa place à un expert moins compétent, mais
brillant dans l'une des langues du club? Ce dilemme est épargné aux États
privilégiés, dont les délégués ont pu consacrer à d'autres branches les heures
investies dans les langues par leurs collègues. Le monde de l'espéranto ignore
ces injustices.
Multiplication contre addition
Pour comprendre le décalage entre la solution «ONU» et la
solution «espéranto», il faut savoir que ce dernier fait l'économie de tous les
sous-programmes qui, dans nos langues, inhibent le jeu spontané des lois
psycholinguistiques. L'espérantophone se sent donc libre, naturel, car il n'a
pratiquement pas de réflexes conditionnés à opposer à ses réflexes innés. Il
manie la langue de façon créative, grâce à un petit nombre de repères d'une
rigueur absolue.
L'étranger qui dit «vous musiquez
bellement» se rend peut-être ridicule, ce qui fausse la relation humaine,
mais il ne fait qu'appliquer avec rigueur les structures de notre langue qu'il a
assimilées. En espéranto, il a le droit de dire «vi muzikas
bele». La liberté de faire du concept «musique» un verbe résulte de la
rigueur de la terminaison -as: celle-ci indique
toujours, et exclusivement, un indicatif présent. La terminaison -e a la même rigueur, d'où le droit de l'appliquer chaque
fois qu'on veut indiquer la manière, le moyen, la circonstance. En espéranto,
toute structure linguistique est généralisable à l'infini.
Les langues
nationales s'acquièrent de façon additive, l'espéranto de façon multiplicative.
Il y a la même différence qu'entre progression arithmétique et progression
géométrique. La langue de Zamenhof se compose en effet d'«atomes» rigoureusement
invariables (monèmes) qui se combinent entre eux à l'infini. Dans n'importe
quelle langue occidentale, les mots santé, guérir,
curatif, etc., doivent être appris séparément: le processus est additif.
En espéranto, chaque nouvel élément multiplie le lexique préalablement acquis.
Considérons les monèmes san, qui exprime le concept de
«santé», et jun (prononcer: /youn/), qui correspond à
la «jeunesse» , ainsi que cinq monèmes particulièrement multiplicateurs: -a (fonction adjective), -o
(fonction substantive), -i (fonction infinitive),
re (retour) et ig
(causatif). Leur combinaison donnera sana, «bien
portant», sano, «santé», resanigi, «guérir» («rendre de nouveau bien portant»), resanigo, «guérison», resaniga,
«curatif», juna, «jeune», juno, «jeunesse», rejunigi,
«rajeunir», rejunigo, «rajeunissement», etc. Un seul
monème de plus, ebl, qui exprime la possibilité,
accroîtra sensiblement votre vocabulaire. A côté de ebla, «possible» et eblo,
«possibilité», vous formerez resanigebla ou sanigebla, «guérissable», et rejunigebla, «susceptible d'être rajeuni», pour ne rien dire
d'ebligi, «rendre possible», «donner la possibilité».
Deux attitudes opposées, chacune légitime à son niveau, se présentent
dans les apprentissages linguistiques. Dans le cas d'une langue nationale, c'est
la soumission; pas question de vagabonder hors des chemins tracés: il m'aide est admis, il aide moi
ou il aide à moi sont exclus. En anglais ou en
allemand, on n'a pas davantage de choix, mais les structures imposées sont
différentes: he helps me (il aide moi), er hilft mir (il aide à moi). Ces contraintes sont
comparables aux usages et formes de politesse qu'il faut respecter si l'on ne
veut pas choquer et qui donnent à chaque culture sa saveur irremplaçable. Mais
ce qui a un sens dans le cadre d'une culture donnée n'en a plus au niveau
interculturel. L'ordre des mots de la phrase néerlandaise ou allemande, qui
contribue à donner à ces langues leur génie particulier, se mue en handicap dans
la communication inter-peuples: il empêche l'étranger de s'exprimer avec la même
aisance que le natif. Visant à faciliter au maximum le dialogue humain,
l'espéranto ne pouvait imposer les habitudes d'un peuple déterminé; il a donc
naturellement débouché sur une attitude opposée à la soumission: le libre choix.
L'échange interhumain n'atteint son niveau le plus parfait que si l'énergie
nerveuse, ou l'attention, se centre sur le contenu du message, pas sur des
détails formels. Dans l'exemple précité, pour que le message passe, il faut et
il suffit que le sujet soit distingué de l'objet et que le concept d'aide soit
exprimé sous forme de verbe au présent. Ces points respectés, l'usager de
l'espéranto est libre: li min helpas, li helpas min, li
helpas al mi sont également corrects et fréquents. Le choix dépend de
l'humeur du moment ou de l'effet stylistique recherché (rythme, par exemple). De
même, pour exprimer l'idée «il ira en tram», l'espérantophone a une latitude
sans équivalent ailleurs: li iros en tramo (en, «dans»); li iros per tramo
(per, «au moyen de»); li trame
iros (-e indique la manière, le moyen); li iros pertrame (redondance parfaitement admise), li tramos (-os, indicatif futur),
etc.
Grâce à l'effet multiplicatif, joint à la cohérence absolue des
structures grammaticales et à l'absence de contraintes formelles, l'élève moyen
accède en un an à une capacité de communication supérieure à celle que lui
confère, à nombre égal d'heures hebdomadaires, huit ans d'anglais. La fécondité
d'une combinatoire illimitée est si vaste qu'on peut déjà exprimer une infinité
d'idées à l'aide de quelques centaines de monèmes. Le magazine pour jeunes Kontakto publie dans chaque numéro des textes n'utilisant
que 520 éléments fondamentaux. Or, les élèves d'espéranto qui découvrent ces
articles et nouvelles sont souvent émerveillés de la variété des sujets, de la
qualité du style, de l'expressivité des récits.
Pourquoi ne pas reprendre une ancienne
proposition, parfaitement raisonnable?
Une
année scolaire de 38 semaines de cinq jours, cela fait 190
jours. Pour que les élèves acquièrent cette
base-là, il suffit de leur apprendre tantôt trois,
tantôt deux monèmes par jour de classe. Qu'est-ce que
cela représente pour des enfants, dont la logique est généralement
implacable et la mémoire excellente? En deux minutes, l'enseignant
a écrit ces monèmes au tableau et en a expliqué
le sens. Ajoutons huit minutes pour familiariser la classe avec
les structures et former des phrases qui entretiennent l'acquis,
et le tour est joué. Si les États acceptaient d'organiser
un enseignement coordonné de l'espéranto, comme le
Secrétariat de la Société des Nations l'avait
préconisé en 1922 au terme d'une étude fouillée
(8), il suffirait de dix minutes par jour pendant
une seule année scolaire pour modifier radicalement la communication
linguistique dans le monde. L'expérience prouve qu'une fois
la boule de neige lancée, les progrès sont très
rapides. La pratique accroît sans grande peine le stock de
monèmes, avec l'effet multiplicateur décrit ci-dessus.
(9)
De
nombreuses expériences (10) ont montré
que l'espéranto était un tremplin idéal pour
l'étude des langues, parce qu'il donne une forme concrète
aux articulations grammaticales et sémantiques. Les élèves
obtiendraient donc de meilleurs résultats dans la ou les
autres langues qu'ils étudieraient pendant la suite de leur
scolarité. Par ailleurs, l'anglais étant peu à
peu détrôné comme moyen de communication, les
autres idiomes retrouveraient dans l'enseignement une place correspondant
à leur importance dans l'histoire culturelle du pays ou du
monde.
Face aux montants astronomiques investis dans le multilinguisme,
et à leur effet nul sur les frustrations et la souffrance liées aux handicaps
linguistiques, a-t-on le droit d'écarter cette solution? Oui, si l'on propose
autre chose. Mais ceux qui rejettent l'espéranto ne proposent jamais, pour le
remplacer, que les palliatifs traditionnels, dont l'histoire a largement
démontré la faible efficacité. Ces solutions, quelques milliards de fois plus
coûteuses, n'ont pour bénéficiaires qu'un nombre limité de privilégiés, vont à
l'encontre des buts proclamés (égalité, respect de la diversité culturelle...)
et ignorent superbement toutes les victimes de la situation.
Le discours
actuel sur la communication linguistique peut être condensé comme suit: «Eh oui,
l'interprétation simultanée est coûteuse, le gros de la population du globe ne
dispose pas d'un moyen agréable de communication interculturelle, la gestion
linguistique de la planète est discriminatoire, l'anglais est réservé à une
petite élite, tout cela est regrettable, mais que voulez-vous? On ne peut rien y
changer». Ce discours ne correspond pas à la réalité. Le projet pilote
«espéranto», mis en oeuvre depuis un siècle, démontre qu'il existe bel et bien
une solution d'un rapport «qualité/prix» tout à fait intéressant. Certes, il
serait absurde de s'y précipiter tête baissée. Mais il n'est pas moins absurde
de refuser de soumettre cette formule à une étude comparative, sur le terrain.
Quand il y a souffrance, tous les remèdes connus méritent d'être testés.
Seulement, voilà: qui acceptera de voir que le handicap linguistique est une
réalité fréquente, et douloureuse?
____________ NOTES
1. Cité
par Jean-Claude Buffle, «Indiens américains: les guerres
de 1991», L'Hebdo, 7 mars 1991, p. 31.
2. Udo
Van de Sandt, «Access: an Exclusive Study of Lintas Worldwide»
(Rapport d'enquête sur la connaissance de l'anglais), Initiative
(Lintas Worldwide Media News Bulletin), Londres: Lintas Worldwide,
1989, janvier, pp. 1-2.
3. Mark
Fettes, «Europe's Babylon: Towards a single European Language?»
History of European Ideas, 1991, 13, n° 3, pp. 201-202.
4. George
Steiner, After Babel (Oxford: Oxford University Press, 1975),
p. 470.
5. Claude
Piron, «Un cas étonnant de masochisme social»,
Action et Pensée, 1991, sept., 19, pp. 51-79, article
reproduit dans Communication linguistique: à la recherche
d'une dimension mondiale (Paris: SAT, 1992), pp. 27-55. [SAT:
67 avenue Gambetta, F-75020 Paris, ].
6. Une
liste non exhaustive de ces manifestations paraît chaque année
dans Heroldo de Esperanto aux environs du 20 mars. On la
trouve aussi à l'adresse http://www.eventoj.hu/kalendar.htm.
7. A l'Union
européenne, le coût du mot écrit revient à
0,36 dollar des États-Unis; il a doublé en dix ans.
Or, on y traduit 3.150.000 mots par jour (Roman Rollnick «Word
mountains are costing us a fortune», The European,
20-22 décembre 1991, p. 6.) Pour chaque mot écrit
dans cette institution, on pourrait sauver trois enfants condamnés
à mourir de maladie diarrhéique faute d'un sachet
de TRO - traitement par réhydratation orale - coûtant
0,12 US$ (Appel lancé par l'UNICEF dans Time le 20
novembre 1990, p. 15). Le coût des services linguistiques
de la Communauté europénne s'est élevé,
en 1989, à 1,4 milliard d'ECU (von Baratta et Claus, Internationale
Organisationen, Francfort s/M: Fischer, 1991, p. 146). A l'ONU,
la traduction d'un document de 25 pages A4 revenait en 1978 à
19.936 US$ (Evaluation of the Translation Process in the United
Nations System, Genève: Corps commun d'inspection, Palais
des Nations, 1980, document JIU/REP/80/7, tableau 7 de l'annexe).
D'après Médecins sans Frontières, on peut sauver
pour 0,75 US$ la vie d'un enfant somali appelé à mourir
de faim (Radio Suisse Romande, 25 juin 1992, 8 h 03).
8. Société
des Nations, L'espéranto comme langue auxiliaire internationale
(Genève: SDN, 1922). Il est significatif que les États
qui ont patronné le projet étaient essentiellement
la Chine, l'Inde, l'Iran (Perse), le Japon, et, en Europe, les pays
bilingues: Belgique, Finlande, Roumanie, Tchécoslovaquie.
Le projet, qui n'a jamais fait l'objet d'un vote négatif,
a été mis sur une voie de garage par les manoeuvres
procédurières des grandes puissances, surtout de la
France.
9. Il
existe des romans et des recueils de nouvelles qui, partant des
400 ou 500 monèmes les plus fréquents, élargissent
insensiblement le lexique. Si, dans un passage de 100 mots, le lecteur
en comprend immédiatement 98, le contexte le porte tellement
qu'il devine le sens des deux mots rencontrés pour la première
fois. Il suffit de les revoir à plusieurs reprises dans les
pages suivantes pour qu'ils s'inscrivent définitivement dans
la mémoire. Les ouvrages en question sont conçus selon
ce système. L'élève est pris par le suspense
de l'histoire, il veut savoir comment elle finit et le contexte
le dispense presque entièrement de consulter le dictionnaire.
Quand il arrive à la fin, il a acquis, sans effort, 500 monèmes
de plus. Son vocabulaire, à ce moment-là, équivaut
à quelque 8000 mots français. A titre de comparaison,
le latin a atteint son apogée culturelle au temps de Cicéron,
époque où le vocabulaire était, paraît-il,
limité à 2500 mots. 10. Importante
bibliographie dans: Till Dahlenburg, «Die internationale Sprache
Esperanto als Unterrichtsgegenstand», Der Esperantist,
1983, n° 119-120.
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