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Espéranto : l’image et la réalité

9. L’espéranto, langue sans peuple ?

       "Une langue sans peuple" (titre d’un article sur l'espéranto).(1)
"L ‘espéranto ne serait-il pas (...) une de ces tentatives humanitaires, sans racines et sans terrain ?".(2)

       L’image de l’espéranto, dans l’esprit du grand public comme dans celui de bien des linguistes, est fonction d’une image de la langue en général. Or, pour beaucoup, qui dit "langue" dit "peuple". On en arrive ainsi au syllogisme : Il n’y a pas de langue sans peuple; or, l’espéranto n’a pas de peuple; donc, l’espéranto n’est pas une langue.

       La question n’est guère pertinente au point de vue où nous nous plaçons ici, qui est de voir si l’image de l’espéranto correspond ou non à la réalité en tant que moyen de communication interculturelle (et par référence aux résultats obtenus par d’autres moyens). Dans cette optique, peu importe que l’espéranto soit ou non une vraie langue, le fait est que c’est un moyen de communication entre personnes de langues différentes qui remplit sa fonction, auprès de ses usagers, au moins aussi bien que l'anglais ou que l’interprétation simultanée.

       Si l’image générale est correcte en ce sens que l’espéranto est effectivement une langue sans peuple, elle cesse de correspondre à la réalité quand on en déduit qu’il est ipso facto inférieur aux autres moyens de communication interculturelle ou qu’il ne peut servir à cette communication.

       En fait, il y a confusion entre peuple et collectivité. Il est probable, en effet, qu’il ne peut y avoir langue vivante sans une collectivité offrant à l’idiome un cadre où il se développe naturellement et où il suscite une culture. Dans le cas de l’espéranto, cette collectivité existe bel et bien et la langue de Zamenhof y joue un rôle irremplaçable. Si tous les espérantophones renonçaient à leur moyen linguistique de communication, de nombreuses relations cesseraient, toute une production de cassettes, de DVD et CDRom, de livres, de périodiques et de spectacles prendrait fin, bien des participants à des congrès, rencontres ou séjours de vacances seraient obligés de réorganiser une partie de leurs loisirs, un certain nombre de personnes perdraient leur emploi, bref, toute une vie s’arrêterait que rien ne pourrait remplacer.

       En termes économiques, on pourrait dire que l’espéranto est une offre qui répond spécifiquement à une demande spécifique; cette demande est certes limitée à une fraction de la population du globe, mais pour elle aucune autre offre n’y répond de façon aussi satisfaisante. Les cinq faits suivants illustrent le caractère spécifique de cette demande et donc le caractère spécifique de la collectivité espérantophone :

      1. Depuis 1887, l’espéranto n’a jamais cessé de se propager, encore que très lentement (sa diffusion en Iran, au Pakistan et dans certains pays d’Amérique latine date des années 1970, sa pénétration au Togo, en Tanzanie et au Bénin des années 1980). Or, cette progression s’est faite malgré l’attitude nettement décourageante de l’ensemble de la société. Comment l’expliquer, sinon par le fait qu’il y a un besoin auquel l’espéranto répond mieux que les autres systèmes de communication interculturelle ?

       2. Les tentatives d’extirpation n’ont jamais réussi. Il a suffi que l’interdiction de l’espéranto soit levée en URSS (lors de la déstalinisation) et en Chine populaire (après l’élimination de la "bande des quatre") pour que les clubs d’espéranto réapparaissent comme des champignons dans ces deux pays.

       3. Depuis le début, il y a toujours eu des jeunes qui apprennent l’espéranto et adhèrent à la collectivité; celle-ci se maintient donc malgré le passage des générations. Autrement dit, il ne s’agit pas d’une mode. (La plupart des écrivains espérantophones ont appris la langue avant l’âge de 20 ans).

       4. L’espéranto confère un sentiment particulier d’identité qui s’intègre avec le sentiment d’identité ethnique et nationale. Un Français qui sait l’espéranto se sent Français et espérantophone. Le même phénomène ne se produit pas avec les autres langues apprises. Un Français qui sait l’anglais se sent Français, et non Français et Anglo-Saxon.

       5. Un certain nombre d’activités culturelles, comme le Festival de théâtre de marionnettes qui se tient chaque année à Zagreb (3), seraient impossibles sans un idiome que des non-Européens ou des personnes peu douées pour les langues puissent maîtriser assez rapidement et parler avec une phonologie claire. Le choix de l’anglais ou du français pour le festival précité en aurait éliminé, pour des raisons phonétiques et à cause de la longue durée nécessaire à la maîtrise de ces langues, les troupes chinoises et japonaises qui se sont produites à Zagreb; en tout cas, l’inégalité des chances, aux concours, serait nettement plus marquée avec une autre langue que l’espéranto.

       D’ailleurs, est-ce un peuple qui est nécessaire pour faire vivre une langue, ou une volonté collective ? La volonté collective de faire prospérer et rayonner la langue, volonté garante de sa vitalité, est plus forte aujourd’hui pour l’espéranto que pour certaines langues à statut officiel, comme le gaélique ou le romanche.

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      1. Loeventhal, Madeleine. "Une langue sans peuple", Cités Unies, 1984 (juil.), 114, p .9.
      2. Calvet, Louis-Jean, "Point de vue d'un non-espérantiste", Journée d’étude sur l’espéranto : Actes (Paris : Université de Paris VIII-Vincennes, Institut de linguistique appliquée et de didactique des langues, 1983), pp. 38-39.
      3. Ce festival est organisé par l’Internacia Kultura Servo, pp/pk 499, Božidara Magovca bb., Travno, HR-10000 Zagreb, Croatie.

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© Claude Piron