Espéranto : l’image et la réalité
10. L’espéranto, un échec ?
"Il arrive aussi qu'il en
naisse (des langues], mais jamais du néant : l’espéranto et le volapuk sont des
échecs".(1) "L’échec de l’espéranto s’en trouverait
vengé".(2) "Les tentatives pour créer des langues
internationales artificielles comme l’espéranto ont échoué."(3)
L’image la plus courante de l’espéranto est
l’image d’un échec. L’espéranto, dit-on, a eu quelque succès à une certaine
époque, mais son ambition de conquérir le monde n’a pas pu être réalisée.
Vaut-il la peine d’entreprendre sur ce point une confrontation entre l’image et
la réalité ? L’échec de l’espéranto n’est-il pas patent ? Il importe en tout cas
d’appliquer à cette langue les mêmes critères d’échec qu’aux autres réalités
comparables. On ne saurait adopter deux poids et deux mesures.
"Échouer" signifie "ne pas atteindre le but qu’on s’est fixé". Pour
déterminer si une entreprise a échoué, la première opération consiste donc à se
documenter sur son but. Dans le cas qui nous occupe, ce n’est pas facile. Très
divers à bien des égards, les membres de la collectivité espérantophone le sont
aussi par leur façon de percevoir la finalité de l’espéranto.
Pour
certains – notamment pour les jeunes qui ont signé le "Manifeste de Rauma" (4) – l’espéranto est essentiellement la langue d’une collectivité
qui se doit de développer ses valeurs, et en particulier l’aspect littéraire et
artistique de la culture qu’elle a engendrée. Pour ce courant, il n’y a aucun
sens à vouloir travailler l’opinion mondiale en vue d’une adoption générale de
l’espéranto. Leur pensée peut se résumer comme suit : Nous sommes un groupe humain ayant des
valeurs propres et une culture en plein essor. Ces richesses ont un rayonnement
certain puisque des gens se joignent à nous malgré l’indifférence générale.
Laissons ce rayonnement naturel exercer son action en respectant la position de
ceux que notre culture n’intéresse pas.
D’autres estiment
que l’apport de l’espéranto doit surtout être d’ordre pédagogique et ils
travaillent à le faire accepter dans l’enseignement. (5)
Pour d’autres encore, l’espéranto offre une solution
tellement satisfaisante au problème de la communication internationale qu’un
effort de prosélytisme se justifie. Il s'efforcent, en particulier, de faire
accepter ce mode de communication par les organisations internationales, qui
dépensent des sommes énormes pour un résultat qualitativement bien inférieur à
celui qu’obtiennent sans frais les associations espérantistes. (6)
Enfin, un quatrième groupe intègre l’espéranto dans
un combat politico-social. Il estime que la non-participation des couches
défavorisées de la société ou des grandes masses à la vie internationale résulte
d’une série de facteurs sociaux agissant par le biais de l’école et aboutissant
à enfermer d’énormes parties de la population humaine dans des cultures
étanches. Dans cette optique, l’espéranto apparaît comme le moyen le plus propre
à briser les barrières culturelles et à donner aux travailleurs une réelle
ouverture au monde, favorisant du même coup un courant de solidarité qui
transcende les préjugés ethniques et nationaux. (7)
Quel était le but de la langue internationale dans le projet de Zamenhof ? Il faut distinguer chez lui un but et un espoir. Son but, il l’a lui-même défini en
disant :
"Que chaque personne ayant appris la
langue puisse l’utiliser pour communiquer avec des personnes d’autres nations,
que cette langue soit ou non adoptée dans le monde entier, qu’elle ait ou non
beaucoup d’usagers". (8)
(C’est nous qui soulignons) Quant à son espoir, c’était que la langue,
enrichie par l’usage tant littéraire que pratique, apparaisse progressivement à
un nombre croissant de personnes comme une solution, imparfaite, mais optimale,
aux problèmes de communication interethnique et qu’elle favorise ainsi le
dialogue dans un climat de respect mutuel. Il l’a formulé dans son discours au
premier congrès d’espéranto, à Boulogne-sur-Mer, en 1905, lorsqu’il a comparé la
communication entre usagers de l’espéranto à celle où "une personne d’une nation se sent
humiliée face à un interlocuteur d’une autre nation, elle doit parler la langue
de celui-ci comme s’il y avait honte à employer la sienne; elle bégaie et rougit
et se sent embarrassée devant son interlocuteur, alors que parmi nous elle se
sentirait forte et fière; dans notre réunion (...) personne n’est humilié,
personne n’est embarrassé".(9)
Ce même congrès a adopté à l’unanimité des 688
participants, venus d’une vingtaine de pays, une Déclaration qui représentait,
si l’on veut, la charte de l’espérantisme de l’époque. Il y était précisé que
celui-ci consiste en "un effort déployé pour répandre dans le
monde l’usage d’une langue internationale neutre qui, sans s’immiscer dans les
affaires intérieures des peuples et sans viser à se substituer aux langues
nationales, permette à des personnes de différentes nations de se comprendre,
puisse servir de langue intermédiaire dans les pays où plusieurs nationalités
sont en conflit linguistique et soit une langue de publication pour des œuvres
présentant un égal intérêt pour tous les peuples".(10)
La diversité des buts était reconnue au point 3
de cette même Déclaration qui stipule que "toute personne peut utiliser la langue
dans n’importe quel but".(11)
Au vu de ces divergences, quelle réponse l’étude
des faits peut-elle donner à la question : l’espéranto a-t-il échoué ?
Le but de Zamenhof a certainement été atteint : l’enrichissement de la langue
s’est produit (pas toujours dans le sens qu’il souhaitait) et la communication
qu’il désirait voir s’instaurer entre personnes de diverses nations s’effectue à
la pleine satisfaction des intéressés.
Les espérantophones pour qui il
s’agit essentiellement de vivre une vie culturelle sui generis, sans se
préoccuper de l’opinion de ceux que l’espéranto n’intéresse pas, ont atteint
leur but eux aussi : cette vie existe et se développe normalement.
Ceux qui voient surtout dans l’espéranto un moyen de développer l’intellect, la
créativité et l’horizon culturel de l’enfant par le biais de l’enseignement à
l’école ont partiellement réussi dans certains pays (Hongrie (12), les perspectives leur sont très favorables dans d’autres
(Finlande (13) et leur échec est total dans un troisième
groupe (France (14).
Ni les efforts faits pour
introduire l’espéranto dans la vie internationale officielle, ni l’action menée
pour le faire largement connaître aux classes défavorisées n’ont abouti
jusqu’ici.
Faut-il conclure qu’il y a réussite dans un segment
considérable de la collectivité espérantophone et échec dans un autre segment,
important lui aussi ? Pour mettre toutes les chances de l’objectivité de notre
côté, demandons-nous si l’on emploie le mot "échec" dans le même sens dans les
autres domaines. Par exemple, dans tel pays où la lutte pour les droits de
l’homme a commencé il y a plus d’un siècle, dira-t-on qu’elle a échoué puisqu’un
régime oppressif y est toujours en place ? Non, on dira tout au plus qu’elle n’a
pas encore abouti. Or, ce n’est pas dans cet esprit que l’on parle de
l’échec de l’espéranto, mais dans un contexte qui signifie : "L’affaire est
classée; c’est une curiosité historique; il n’y a plus aucun sens à s’en
occuper". Inconsciemment, on applique aux partisans de l’espéranto d’autres
critères qu’aux défenseurs de causes comparables relevant également de l’action
politique ou sociale. Il y a, bel et bien, deux poids et deux mesures.
suite ____________
1. Malherbe, Michel,
Les langages de l'humanité (Paris: Seghers, 1983), p. 13.
2. Caffin, Gilbert.
Mettre au monde : Education et mondialité (Paris : Cerf, 1980), p. 78.
3. Bordas Encyclopédie.
Vol. 12 b. Sciences sociales (2), Linguistique (Paris : Bordas, 1973), p. 143.
4. "Manifesto
de Raumo", Kontakto, 1981, 69, 1, p. 6.
5. Dépliant Pourquoi
l’espéranto à l’école ? (La Chaux-de-Fonds : Campagne "L’espéranto
à l’école", 1976).
6. Harry Ralph et
Mandel Mark. "Language equality in international cooperation", Esperanto
Documents, 1979, n° 21 A. Lorsqu’il a publié cet essai, M. l’Ambassadeur
Ralph Harry était le chef de la délégation australienne à l’ONU.
7. Voir le chapitre
"Laborista Esperanto-Movado" in Lapenna Ivo; Carlevaro Tazio; et Lins
Ulrich, Esperanto en Perspektivo (Rotterdam : UEA, 1974) pp. 635-661.
On trouvera une importante bibliographie sur le mouvement espérantiste ouvrier
aux pages 661-663 de cette publication.
8. Dr Esperanto, Jezyk
Miedzynarodowy (Varsovie, chez l'auteur, imprimerie Kelter, 1887), p. 7.
9. Cité par Foster,
Peter G. The Esperanto Movement (La Haye, Paris et New-York : Mouton,
1982), p. 83.
10. Ibid.
p. 89.
11. Ibid.
p. 90.
12. Dans les écoles
hongroises, l’espéranto a le même statut que l’anglais, le français, l’allemand,
etc. (Décret n° 25386 et Instruction ministérielle n° 69/1957/MK12/MM). cf.
Szerdahélyi, Istvan, "Hungara Sperto", Esperanto, 1979, 72,
pp. 42-43.
13. Voir à ce sujet
le rapport du Groupe de travail sur l’espéranto du Ministère finlandais de l’éducation
: Opetusministeniön Työryhmien Muistioita, Opetusministeriön Esperantotyöryhmän
Muistio (Helsinki : Ministère de l’éducation, 1984).
14. Régulièrement,
des groupes parlementaires déposent à l'Assemblée nationale des propositions
de loi visant à introduire l'espéranto dans l'enseignement secondaire. Chaque
fois, la proposition est rejetée et le ministère de l’éducation nationale motive
cette décision par les mêmes arguments. On trouvera à l'adresse http://www.lve-esperanto.com/bibliotheque, sous "Politique
linguistique", le texte d'une lettre, adressée le 18 mars 2003 au Ministère
de l'éducation nationale par l'auteur du présent document, qui réfute les arguments
invoqués par M. le Minsitre pour refuser l'introduction de l'espéranto dans
l'enseignement scolaire.
suite |