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CLAUDE PIRON

 

 

 

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Espéranto : l’image et la réalité

10. L’espéranto, un échec ?

       "Il arrive aussi qu'il en naisse (des langues], mais jamais du néant : l’espéranto et le volapuk sont des échecs".(1)
"L’échec de l’espéranto s’en trouverait vengé".(2)
"Les tentatives pour créer des langues internationales artificielles comme l’espéranto ont échoué."(3)

       L’image la plus courante de l’espéranto est l’image d’un échec. L’espéranto, dit-on, a eu quelque succès à une certaine époque, mais son ambition de conquérir le monde n’a pas pu être réalisée. Vaut-il la peine d’entreprendre sur ce point une confrontation entre l’image et la réalité ? L’échec de l’espéranto n’est-il pas patent ? Il importe en tout cas d’appliquer à cette langue les mêmes critères d’échec qu’aux autres réalités comparables. On ne saurait adopter deux poids et deux mesures.

      "Échouer" signifie "ne pas atteindre le but qu’on s’est fixé". Pour déterminer si une entreprise a échoué, la première opération consiste donc à se documenter sur son but. Dans le cas qui nous occupe, ce n’est pas facile. Très divers à bien des égards, les membres de la collectivité espérantophone le sont aussi par leur façon de percevoir la finalité de l’espéranto.

       Pour certains – notamment pour les jeunes qui ont signé le "Manifeste de Rauma" (4) – l’espéranto est essentiellement la langue d’une collectivité qui se doit de développer ses valeurs, et en particulier l’aspect littéraire et artistique de la culture qu’elle a engendrée. Pour ce courant, il n’y a aucun sens à vouloir travailler l’opinion mondiale en vue d’une adoption générale de l’espéranto. Leur pensée peut se résumer comme suit : Nous sommes un groupe humain ayant des valeurs propres et une culture en plein essor. Ces richesses ont un rayonnement certain puisque des gens se joignent à nous malgré l’indifférence générale. Laissons ce rayonnement naturel exercer son action en respectant la position de ceux que notre culture n’intéresse pas.

       D’autres estiment que l’apport de l’espéranto doit surtout être d’ordre pédagogique et ils travaillent à le faire accepter dans l’enseignement. (5)

       Pour d’autres encore, l’espéranto offre une solution tellement satisfaisante au problème de la communication internationale qu’un effort de prosélytisme se justifie. Il s'efforcent, en particulier, de faire accepter ce mode de communication par les organisations internationales, qui dépensent des sommes énormes pour un résultat qualitativement bien inférieur à celui qu’obtiennent sans frais les associations espérantistes. (6)

       Enfin, un quatrième groupe intègre l’espéranto dans un combat politico-social. Il estime que la non-participation des couches défavorisées de la société ou des grandes masses à la vie internationale résulte d’une série de facteurs sociaux agissant par le biais de l’école et aboutissant à enfermer d’énormes parties de la population humaine dans des cultures étanches. Dans cette optique, l’espéranto apparaît comme le moyen le plus propre à briser les barrières culturelles et à donner aux travailleurs une réelle ouverture au monde, favorisant du même coup un courant de solidarité qui transcende les préjugés ethniques et nationaux. (7)

       Quel était le but de la langue internationale dans le projet de Zamenhof ? Il faut distinguer chez lui un but et un espoir. Son but, il l’a lui-même défini en disant :

"Que chaque personne ayant appris la langue puisse l’utiliser pour communiquer avec des personnes d’autres nations, que cette langue soit ou non adoptée dans le monde entier, qu’elle ait ou non beaucoup d’usagers". (8)
(C’est nous qui soulignons)

       Quant à son espoir, c’était que la langue, enrichie par l’usage tant littéraire que pratique, apparaisse progressivement à un nombre croissant de personnes comme une solution, imparfaite, mais optimale, aux problèmes de communication interethnique et qu’elle favorise ainsi le dialogue dans un climat de respect mutuel. Il l’a formulé dans son discours au premier congrès d’espéranto, à Boulogne-sur-Mer, en 1905, lorsqu’il a comparé la communication entre usagers de l’espéranto à celle où

"une personne d’une nation se sent humiliée face à un interlocuteur d’une autre nation, elle doit parler la langue de celui-ci comme s’il y avait honte à employer la sienne; elle bégaie et rougit et se sent embarrassée devant son interlocuteur, alors que parmi nous elle se sentirait forte et fière; dans notre réunion (...) personne n’est humilié, personne n’est embarrassé".(9)

       Ce même congrès a adopté à l’unanimité des 688 participants, venus d’une vingtaine de pays, une Déclaration qui représentait, si l’on veut, la charte de l’espérantisme de l’époque. Il y était précisé que celui-ci consiste en

"un effort déployé pour répandre dans le monde l’usage d’une langue internationale neutre qui, sans s’immiscer dans les affaires intérieures des peuples et sans viser à se substituer aux langues nationales, permette à des personnes de différentes nations de se comprendre, puisse servir de langue intermédiaire dans les pays où plusieurs nationalités sont en conflit linguistique et soit une langue de publication pour des œuvres présentant un égal intérêt pour tous les peuples".(10)

       La diversité des buts était reconnue au point 3 de cette même Déclaration qui stipule que "toute personne peut utiliser la langue dans n’importe quel but".(11)

       Au vu de ces divergences, quelle réponse l’étude des faits peut-elle donner à la question : l’espéranto a-t-il échoué ?

        Le but de Zamenhof a certainement été atteint : l’enrichissement de la langue s’est produit (pas toujours dans le sens qu’il souhaitait) et la communication qu’il désirait voir s’instaurer entre personnes de diverses nations s’effectue à la pleine satisfaction des intéressés.

       Les espérantophones pour qui il s’agit essentiellement de vivre une vie culturelle sui generis, sans se préoccuper de l’opinion de ceux que l’espéranto n’intéresse pas, ont atteint leur but eux aussi : cette vie existe et se développe normalement.

        Ceux qui voient surtout dans l’espéranto un moyen de développer l’intellect, la créativité et l’horizon culturel de l’enfant par le biais de l’enseignement à l’école ont partiellement réussi dans certains pays (Hongrie (12), les perspectives leur sont très favorables dans d’autres (Finlande (13) et leur échec est total dans un troisième groupe (France (14).

       Ni les efforts faits pour introduire l’espéranto dans la vie internationale officielle, ni l’action menée pour le faire largement connaître aux classes défavorisées n’ont abouti jusqu’ici.

       Faut-il conclure qu’il y a réussite dans un segment considérable de la collectivité espérantophone et échec dans un autre segment, important lui aussi ? Pour mettre toutes les chances de l’objectivité de notre côté, demandons-nous si l’on emploie le mot "échec" dans le même sens dans les autres domaines. Par exemple, dans tel pays où la lutte pour les droits de l’homme a commencé il y a plus d’un siècle, dira-t-on qu’elle a échoué puisqu’un régime oppressif y est toujours en place ? Non, on dira tout au plus qu’elle n’a pas encore abouti. Or, ce n’est pas dans cet esprit que l’on parle de l’échec de l’espéranto, mais dans un contexte qui signifie : "L’affaire est classée; c’est une curiosité historique; il n’y a plus aucun sens à s’en occuper". Inconsciemment, on applique aux partisans de l’espéranto d’autres critères qu’aux défenseurs de causes comparables relevant également de l’action politique ou sociale. Il y a, bel et bien, deux poids et deux mesures.

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____________
       1. Malherbe, Michel, Les langages de l'humanité (Paris: Seghers, 1983), p. 13.
       2.  Caffin, Gilbert. Mettre au monde : Education et mondialité (Paris : Cerf, 1980), p. 78.
       3. Bordas Encyclopédie. Vol. 12 b. Sciences sociales (2), Linguistique (Paris : Bordas, 1973), p. 143.
       4. "Manifesto de Raumo", Kontakto, 1981, 69, 1, p. 6.
       5. Dépliant Pourquoi l’espéranto à l’école ? (La Chaux-de-Fonds : Campagne "L’espéranto à l’école", 1976).
       6. Harry Ralph et Mandel Mark. "Language equality in international cooperation", Esperanto Documents, 1979, n° 21 A. Lorsqu’il a publié cet essai, M. l’Ambassadeur Ralph Harry était le chef de la délégation australienne à l’ONU.
       7. Voir le chapitre "Laborista Esperanto-Movado" in Lapenna Ivo; Carlevaro Tazio; et Lins Ulrich, Esperanto en Perspektivo (Rotterdam : UEA, 1974) pp. 635-661. On trouvera une importante bibliographie sur le mouvement espérantiste ouvrier aux pages 661-663 de cette publication.
       8. Dr Esperanto, Jezyk Miedzynarodowy (Varsovie, chez l'auteur, imprimerie Kelter, 1887), p. 7.
       9. Cité par Foster, Peter G. The Esperanto Movement (La Haye, Paris et New-York : Mouton, 1982), p. 83.
       10. Ibid. p. 89.
       11. Ibid. p. 90.
       12. Dans les écoles hongroises, l’espéranto a le même statut que l’anglais, le français, l’allemand, etc. (Décret n° 25386 et Instruction ministérielle n° 69/1957/MK12/MM). cf. Szerdahélyi, Istvan, "Hungara Sperto", Esperanto, 1979, 72, pp. 42-43.
       13. Voir à ce sujet le rapport du Groupe de travail sur l’espéranto du Ministère finlandais de l’éducation : Opetusministeniön Työryhmien Muistioita, Opetusministeriön Esperantotyöryhmän Muistio (Helsinki : Ministère de l’éducation, 1984).
       14. Régulièrement, des groupes parlementaires déposent à l'Assemblée nationale des propositions de loi visant à introduire l'espéranto dans l'enseignement secondaire. Chaque fois, la proposition est rejetée et le ministère de l’éducation nationale motive cette décision par les mêmes arguments. On trouvera à l'adresse http://www.lve-esperanto.com/bibliotheque, sous "Politique linguistique", le texte d'une lettre, adressée le 18 mars 2003 au Ministère de l'éducation nationale par l'auteur du présent document, qui réfute les arguments invoqués par M. le Minsitre pour refuser l'introduction de l'espéranto dans l'enseignement scolaire.

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© Claude Piron