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CLAUDE PIRON

 

 

 

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Espéranto : l’image et la réalité

C – TENTATIVE D’ EXPLICATION

11. Deux images typiques

       On le voit : le chercheur qui, chaque fois qu’il rencontre une affirmation sur l’espéranto prend la peine de la contrôler, constate presque toujours un décalage considérable entre la réalité et l’image ainsi présentée. Deux stéréotypes, en fait, semblent exister au sein de la population cultivée, l’un dur, l’autre doux.

       L’image dure se présente à peu près comme suit :

        L’espéranto est une prétendue langue faite de bric et de broc à partir d’éléments empruntés aux langues d’Europe occidentale, dont il imite d’ailleurs les structures. C’est un code rigide, inexpressif et sans vie. Il a été publié sous une forme complète par un idéaliste et ne peut évoluer. Sans histoire, sans littérature, sans peuple, ce système ne peut servir qu’à des échanges terre-à terre. Il est défendu par une poignée de militants manquant de réalisme, qui s’imaginent que la paix découlerait automatiquement de l’adoption générale d’une langue universelle. Ces gens sont ridicules, mais ils pourraient être dangereux car leur action pourrait provoquer un nivellement par le bas et, en fin de compte, la mort des cultures traditionnelles, qui finiraient par se confondre toutes dans une grisaille anonyme. Heureusement, leur tentative a échoué et il n’y a aucune chance qu’elle réussisse, car cette pseudo-langue n’est en fait parlée nulle part. Si elle l’était, les différences d’accent et de substrat empêcheraient d’ailleurs les locuteurs de se comprendre.

       Quant à l’image douce, on peut lui donner la formulation suivante :

       De braves gens prenant les réalités humaines pour plus simples qu’elles ne sont croient que si les hommes se comprenaient, ils s’entendraient mieux. Ils préconisent l’adoption, dans les relations internationales, d’une langue commune appelée espéranto. Le défaut de cette langue est d’être artificielle. Elle n’incarne pas l’esprit d’un peuple et n’est donc pas une langue au sens plein. Son auteur l’ayant voulue facile, elle se ramène à un code simpliste qui ne peut exprimer la pensée et le sentiment aussi bien qu’une langue naturelle. Il lui manque une âme.
       Ce code pourrait certes rendre des services comme moyen de communication, mais il n’a aucune chance de réussir parce que ce sont des considérations de pouvoir qui déterminent quelle est la vraie langue internationale. A notre époque, c’est, sans conteste, l’anglais. Une langue qui ne s’appuie sur aucun territoire et aucune puissance politique ou économique est vouée à l’échec. Apprendre l’espéranto ne sert à rien, puisque cela n’ouvre pas l’accès à une culture et que les gens qui le possèdent sont trop peu nombreux pour qu’il ait une utilité pratique. Les espérantistes sont des rêveurs, parfois agaçants, parfois sympathiques, mais dont la naïveté fait toujours sourire.

       A ces stéréotypes, on peut opposer la réalité, telle que tout chercheur peut la découvrir s’il se documente et observe la langue dans son fonctionnement concret, comme le font normalement les linguistes et les anthropologues. La réalité révélée par les documents et par l’étude sur le terrain peut être résumée comme suit :

       L’espéranto est une langue jeune, née de la rencontre entre un intense désir de communication transculturelle au sein d’une fraction de la population du monde et une proposition linguistique élaborée par un jeune polyglotte qui avait mis au point son projet en composant des poèmes et en traduisant des textes de différentes littératures.
       Adopté par des personnes d’origines ethniques et sociales dissemblables, ce projet, en servant à la communication, s’est naturellement transformé en une langue vivante par un processus collectif, anonyme, largement inconscient, fait d’une série d’interactions et de réajustements mutuels. L’indice d’agglutination est très élevé dans cette langue, bien que, par certains traits, elle soit plus proche des langues isolantes et que sa base lexicale soit d’origine européenne.
       En un siècle d’existence, l’espéranto s’est doté d’une littérature plus abondante et plus diverse que bon nombre d’autres langues au cours des cent premières années de leur vie en tant que langues écrites. Dans un certain nombre de domaines scientifiques, philosophiques et politico-sociaux appartenant à la vie moderne, sa terminologie est plus ancienne que celle de langues comme l’arabe, le swahili et le chinois.
       Le développement littéraire de la langue a été favorisé par deux facteurs : d’une part, la souplesse d’un idiome où presque chaque énoncé peut prendre une forme analytique ou synthétique, et d’autre part l’aisance que confère un moyen de communication suivant de plus près que la majorité des langues ethniques le mouvement spontané de l’expression linguistique (1). Le fait que, bien qu’apprise, la langue ne soit pas ressentie comme étrangère, lui donne, chez ses usagers, un statut psychologique particulier.
       Employée par une collectivité du type diaspora dont les membres, répartis dans plus de cent pays, sont unis par un réseau très dense de communications, cette langue est utilisée à la satisfaction des usagers dans toutes sortes de réunions, congrès et autres rencontres. Elle est le véhicule d’un certain nombre de programmes radiophoniques réguliers et est largement employée dans la correspondance privée et les contacts interpersonnels.

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       1. On peut se faire une idée des processus sous-jacents à l’expression linguistique en étudiant le langage de l’enfant d’âge préscolaire, celui des personnes qui s’expriment dans une langue étrangère, les fautes et hésitations de personnes parlant leur langue maternelle, ainsi que les déviations, par rapport au langage habituel, que provoquent l’alcool, les médicaments psychotropes et les fortes émotions.
       Par exemple, les élèves de français de langue maternelle anglaise, italienne ou espagnole manifestent une tendance marquée à dire si j’aurais au lieu de si j’avais. Il ne peut s’agir là de l’influence de la langue maternelle, puisqu’une traduction littérale donnerait si j’avais dans le cas de l’anglais, si j’eusse dans le cas de l’italien et de l’espagnol. Le facteur en jeu est d’ordre psychologique, il s’agit de ce que Piaget a désigné sous le nom d’assimilation généralisatrice. En employant la forme en –us, qui correspond au condi-tionnel, aussi bien après la conjonction se, "si", que dans la proposition principale (se mi havus monon, mi irus, "si j’avais de l’argent, j’irais"), l’espéranto suit la formulation naturelle, qu’il faut inhiber pour s’exprimer correctement en français.
       Lorsqu’on relève les fautes de grammaire et de vocabulaire d’un étranger sachant mal la langue qu’il utilise, ainsi que le cheminement mental dont témoignent ses hésitations, on se rend compte que la plupart de ces fautes et hésitations ne se produiraient pas en espéranto. Le processus mental qui aboutit à irrésolvable, "insoluble", profondité, "profondeur", plus bon, "meilleur", il voira, "il verra", le... le... le type des abeilles, "l’apiculteur", mon co..., mon co..., comment dites-vous ? pas mon coreligionnaire ... mon co-racial ? ("quelqu’un de la même race que moi", "mon frère de race") ne pourrait guère donner lieu, en espéranto, qu’à la forme correcte nesolvebla (ne-solv-ebla), profundeco (profund-eco), pli bona, li vidos (vid-os), abelisto (abel-isto), samrasano (sam-ras-ano; cf. samreligiano, "coreligionnaire", sam-religi-ano).
       Comme le principe de l’assimilation généralisatrice est respecté dans tous les détails de la grammaire et de la formation lexicale, l’espérantophone utilise une langue où le risque de faute est minime et la disponibilité de la forme correcte immédiate, d’où un sentiment très apprécié d’aisance et de liberté dans la formulation de la pensée.

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© Claude Piron