Espéranto : l’image et la réalité
C – TENTATIVE D’ EXPLICATION 11. Deux images typiques
On le voit : le chercheur qui, chaque fois qu’il
rencontre une affirmation sur l’espéranto prend la peine de la contrôler,
constate presque toujours un décalage considérable entre la réalité et l’image
ainsi présentée. Deux stéréotypes, en fait, semblent exister au sein de la
population cultivée, l’un dur, l’autre doux. L’image dure se présente à peu près comme suit : L’espéranto est une prétendue
langue faite de bric et de broc à partir d’éléments empruntés aux langues
d’Europe occidentale, dont il imite d’ailleurs les structures. C’est un code
rigide, inexpressif et sans vie. Il a été publié sous une forme complète par un
idéaliste et ne peut évoluer. Sans histoire, sans littérature, sans peuple, ce
système ne peut servir qu’à des échanges terre-à terre. Il est défendu par une
poignée de militants manquant de réalisme, qui s’imaginent que la paix
découlerait automatiquement de l’adoption générale d’une langue universelle. Ces
gens sont ridicules, mais ils pourraient être dangereux car leur action pourrait
provoquer un nivellement par le bas et, en fin de compte, la mort des cultures
traditionnelles, qui finiraient par se confondre toutes dans une grisaille
anonyme. Heureusement, leur tentative a échoué et il n’y a aucune chance qu’elle
réussisse, car cette pseudo-langue n’est en fait parlée nulle part. Si elle
l’était, les différences d’accent et de substrat empêcheraient d’ailleurs les
locuteurs de se comprendre.
Quant à l’image douce, on peut lui donner la
formulation suivante :
De braves gens prenant les réalités humaines pour plus simples qu’elles ne sont croient que si les hommes se
comprenaient, ils s’entendraient mieux. Ils préconisent l’adoption, dans les
relations internationales, d’une langue commune appelée espéranto. Le
défaut de cette langue est d’être artificielle. Elle n’incarne pas l’esprit d’un
peuple et n’est donc pas une langue au sens plein. Son auteur l’ayant voulue
facile, elle se ramène à un code simpliste qui ne peut exprimer la pensée et le
sentiment aussi bien qu’une langue naturelle. Il lui manque une âme. Ce
code pourrait certes rendre des services comme moyen de communication, mais il
n’a aucune chance de réussir parce que ce sont des considérations de pouvoir qui
déterminent quelle est la vraie langue internationale. A notre époque, c’est,
sans conteste, l’anglais. Une langue qui ne s’appuie sur aucun territoire et
aucune puissance politique ou économique est vouée à l’échec. Apprendre
l’espéranto ne sert à rien, puisque cela n’ouvre pas l’accès à une culture et
que les gens qui le possèdent sont trop peu nombreux pour qu’il ait une utilité
pratique. Les espérantistes sont des rêveurs, parfois agaçants, parfois
sympathiques, mais dont la naïveté fait toujours sourire.
A ces stéréotypes, on peut opposer la réalité,
telle que tout chercheur peut la découvrir s’il se documente et observe la
langue dans son fonctionnement concret, comme le font normalement les linguistes
et les anthropologues. La réalité révélée par les documents et par l’étude sur
le terrain peut être résumée comme suit : L’espéranto est
une langue jeune, née de la rencontre entre un intense désir de communication
transculturelle au sein d’une fraction de la population du monde et une
proposition linguistique élaborée par un jeune polyglotte qui avait mis au point
son projet en composant des poèmes et en traduisant des textes de différentes
littératures. Adopté par des personnes d’origines ethniques et sociales
dissemblables, ce projet, en servant à la communication, s’est naturellement
transformé en une langue vivante par un processus collectif, anonyme, largement
inconscient, fait d’une série d’interactions et de réajustements mutuels.
L’indice d’agglutination est très élevé dans cette langue, bien que, par
certains traits, elle soit plus proche des langues isolantes et que sa base
lexicale soit d’origine européenne. En un siècle d’existence,
l’espéranto s’est doté d’une littérature plus abondante et plus diverse que bon
nombre d’autres langues au cours des cent premières années de leur vie en tant
que langues écrites. Dans un certain nombre de domaines scientifiques,
philosophiques et politico-sociaux appartenant à la vie moderne, sa terminologie
est plus ancienne que celle de langues comme l’arabe, le swahili et le
chinois. Le développement littéraire de la langue a été favorisé par
deux facteurs : d’une part, la souplesse d’un idiome où presque chaque énoncé
peut prendre une forme analytique ou synthétique, et d’autre part l’aisance que
confère un moyen de communication suivant de plus près que la majorité des
langues ethniques le mouvement spontané de l’expression linguistique (1). Le fait que, bien qu’apprise, la langue ne soit pas ressentie
comme étrangère, lui donne, chez ses usagers, un statut psychologique
particulier. Employée par une collectivité du type diaspora dont les
membres, répartis dans plus de cent pays, sont unis par un réseau très dense de
communications, cette langue est utilisée à la satisfaction des usagers dans
toutes sortes de réunions, congrès et autres rencontres. Elle est le véhicule
d’un certain nombre de programmes radiophoniques réguliers et est largement
employée dans la correspondance privée et les contacts
interpersonnels.
suite ____________ 1. On peut
se faire une idée des processus sous-jacents à l’expression linguistique en
étudiant le langage de l’enfant d’âge préscolaire, celui des personnes qui
s’expriment dans une langue étrangère, les fautes et hésitations de personnes
parlant leur langue maternelle, ainsi que les déviations, par rapport au langage
habituel, que provoquent l’alcool, les médicaments psychotropes et les fortes
émotions. Par exemple, les élèves de français de langue maternelle
anglaise, italienne ou espagnole manifestent une tendance marquée à dire si
j’aurais au lieu de si j’avais. Il ne peut s’agir là de l’influence
de la langue maternelle, puisqu’une traduction littérale donnerait si
j’avais dans le cas de l’anglais, si j’eusse dans le cas de l’italien
et de l’espagnol. Le facteur en jeu est d’ordre psychologique, il s’agit de ce
que Piaget a désigné sous le nom d’assimilation généralisatrice. En employant la
forme en –us, qui correspond au condi-tionnel, aussi bien après la conjonction
se, "si", que dans la proposition principale (se mi havus monon, mi
irus, "si j’avais de l’argent, j’irais"), l’espéranto suit la formulation
naturelle, qu’il faut inhiber pour s’exprimer correctement en
français. Lorsqu’on relève les fautes de grammaire et de vocabulaire d’un
étranger sachant mal la langue qu’il utilise, ainsi que le cheminement mental
dont témoignent ses hésitations, on se rend compte que la plupart de ces fautes
et hésitations ne se produiraient pas en espéranto. Le processus mental qui
aboutit à irrésolvable, "insoluble", profondité, "profondeur",
plus bon, "meilleur", il voira, "il verra", le... le... le type
des abeilles, "l’apiculteur", mon co..., mon co..., comment dites-vous ?
pas mon coreligionnaire ... mon co-racial ? ("quelqu’un de la même race que
moi", "mon frère de race") ne pourrait guère donner lieu, en espéranto, qu’à la
forme correcte nesolvebla (ne-solv-ebla), profundeco (profund-eco),
pli bona, li vidos (vid-os), abelisto (abel-isto), samrasano
(sam-ras-ano; cf. samreligiano, "coreligionnaire",
sam-religi-ano). Comme le principe de l’assimilation
généralisatrice est respecté dans tous les détails de la grammaire et de la
formation lexicale, l’espérantophone utilise une langue où le risque de faute
est minime et la disponibilité de la forme correcte immédiate, d’où un sentiment
très apprécié d’aisance et de liberté dans la formulation de la pensée. suite |