Espéranto : l’image et la réalité
12. Quelques hypothèses étiologiques
Le décalage entre l’image et la réalité est
impressionnant. Pourtant, il n’est pas très difficile de se renseigner. Comment
expliquer que tant de gens se lancent si facilement dans un discours sur
l’espéranto sans avoir l’idée de se documenter au préalable ? 12.1 L’aspect cognitif
Cette audace dans l’affirmation semble tenir
pour une part au fait que les intellectuels – et ce sont eux qui, dès le début,
ont donné le ton au débat – ont procédé de façon très cartésienne, comme en
mathématique, où tout est déduit, par une chaîne logique, d’un premier postulat.
Or, ce postulat était erroné, puisque c’était : L’espéranto est une langue artificielle,
inventée par un homme seul, qui a cru qu’on pouvait fabriquer une langue comme
on dessine le plan d’une machine. Pareille conception, sans rapport
avec la réalité historique, ne pouvait qu’engendrer une série de jugements
inexacts.
Le décalage entre l’image et la réalité peut en outre être
lié à la résistance qu’une structure cognitive profondément enracinée dans le
psychisme oppose spontanément au changement. L’histoire des sciences montre en
effet que lorsqu’un fait ou une notion nouvelle dérange une structure mentale
bien établie, la structure résiste pendant un temps considérable. Or, chacun de
nous s’est progressivement doté, à mesure qu’il grandissait et découvrait le
monde, d’une structure cognitive – une sorte de tableau mental – où langues et
peuples se répondent terme à terme. L’espéranto dérange ce bel agencement. On ne
sait où le caser, puisqu’il n’a ni peuple, ni territoire, ni histoire comparable
à celle des autres idiomes. (Cette difficulté de classement trouve sa
concrétisation à la bibliothèque du Centre Pompidou : l’espéranto y figure sous
Science-fiction,
rubrique 899). Plutôt que de modifier le tableau et la conception que l’on a du
phénomène langue, on ignore le gêneur. Si l’on ne peut l’ignorer, la
difficulté produit une réaction d’agacement ou de condescendance qui donne une
bonne raison de l’écarter au plus tôt et de s’épargner l’effort de réajuster un
cadre cognitif stabilisé de longue date dans notre intellect.
Enfin, on
ne peut percevoir correctement l’espéranto que si l’on tient compte des
multiples aspects du problème : linguistique, politique, social, économique,
historique, culturel, pédagogique et psychologique. Or, pour prendre conscience
de cette complexité, il faut y réfléchir de façon suffisamment approfondie et,
une fois la prise de conscience effectuée, il faut réserver son jugement jusqu’à
ce que toutes ces pistes aient été explorées. Aussi est-il normal que la
tendance au moindre effort, l’une des forces les plus puissantes du psychisme
humain, exploite toutes les possibilités de rationalisation pour nous épargner
cette fastidieuse recherche. Comme nous n’avons pas davantage envie d’avouer :
Je ne peux rien dire, je n’ai pas
étudié à propos d’un sujet sur lequel tout le monde semble avoir un
avis, nous nous rabattons sur les préjugés courants, sauvegardant ainsi notre
confort mental.
12.2 L’aspect perceptif (le côté "folklo")
La tendance au moindre effort porte à juger sur
les apparences. On confond ainsi une réalité complexe avec sa face la plus
voyante, même si celle-ci n’est que marginale. Or, toute identité humaine se
prête à l’extrémisme. C’est le cas des identités linguistique, religieuse,
politique, sexuelle, raciale, doctrinale (certains psychanalystes, certains
naturistes) ou même sportive (d’où les bagarres qui concluent certains
matches).
L’identité "espéranto" a, comme toutes les autres, son
contingent d’individus excessifs. Ce sont les seuls que le grand public
remarque, parce que, pour être remarqué, il faut avoir un comportement
particulier. Un espérantophone normal ne sera pas repéré comme tel dans la vie
courante, puisqu’il ne présente aucun trait distinctif : il n’y a pas plus de
raison de le distinguer des autres humains que de discerner dans une foule les
personnes qui savent le russe ou le grec. Même s’il parle espéranto avec son
interlocuteur dans l’autobus ou à une terrasse de café, qui sera capable
d’identifier la langue ?
Une sélection s’opère ainsi qui fait passer
les éléments farfelus de la collectivité pour représentatifs de l’ensemble.
Cette erreur a d’autant plus de chances de se produire que l’on n’a en général
aucune information exacte sur le monde de l’espéranto, contrairement à ce qui se
passe pour les autres identités. Chacun sait que tous les protestants ne sont
pas des Ian Paisley, ni toutes les femmes des extrémistes du féminisme, mais qui
peut savoir qu’il existe des gens qui pratiquent l’espéranto en toute
tranquillité ou qui le défendent de façon rationnelle et modérée ? La rencontre
avec un fanatique de la langue ou, expérience plus marquante encore, avec un
groupe de fanatiques, conduit naturellement à une généralisation qui est l’une
des sources de l’image collective.
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