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CLAUDE PIRON

 

 

 

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Espéranto : l’image et la réalité

12. Quelques hypothèses étiologiques

       Le décalage entre l’image et la réalité est impressionnant. Pourtant, il n’est pas très difficile de se renseigner. Comment expliquer que tant de gens se lancent si facilement dans un discours sur l’espéranto sans avoir l’idée de se documenter au préalable ?

12.1 L’aspect cognitif

       Cette audace dans l’affirmation semble tenir pour une part au fait que les intellectuels – et ce sont eux qui, dès le début, ont donné le ton au débat – ont procédé de façon très cartésienne, comme en mathématique, où tout est déduit, par une chaîne logique, d’un premier postulat. Or, ce postulat était erroné, puisque c’était : L’espéranto est une langue artificielle, inventée par un homme seul, qui a cru qu’on pouvait fabriquer une langue comme on dessine le plan d’une machine. Pareille conception, sans rapport avec la réalité historique, ne pouvait qu’engendrer une série de jugements inexacts.

       Le décalage entre l’image et la réalité peut en outre être lié à la résistance qu’une structure cognitive profondément enracinée dans le psychisme oppose spontanément au changement. L’histoire des sciences montre en effet que lorsqu’un fait ou une notion nouvelle dérange une structure mentale bien établie, la structure résiste pendant un temps considérable. Or, chacun de nous s’est progressivement doté, à mesure qu’il grandissait et découvrait le monde, d’une structure cognitive – une sorte de tableau mental – où langues et peuples se répondent terme à terme. L’espéranto dérange ce bel agencement. On ne sait où le caser, puisqu’il n’a ni peuple, ni territoire, ni histoire comparable à celle des autres idiomes. (Cette difficulté de classement trouve sa concrétisation à la bibliothèque du Centre Pompidou : l’espéranto y figure sous Science-fiction, rubrique 899). Plutôt que de modifier le tableau et la conception que l’on a du phénomène langue, on ignore le gêneur. Si l’on ne peut l’ignorer, la difficulté produit une réaction d’agacement ou de condescendance qui donne une bonne raison de l’écarter au plus tôt et de s’épargner l’effort de réajuster un cadre cognitif stabilisé de longue date dans notre intellect.

       Enfin, on ne peut percevoir correctement l’espéranto que si l’on tient compte des multiples aspects du problème : linguistique, politique, social, économique, historique, culturel, pédagogique et psychologique. Or, pour prendre conscience de cette complexité, il faut y réfléchir de façon suffisamment approfondie et, une fois la prise de conscience effectuée, il faut réserver son jugement jusqu’à ce que toutes ces pistes aient été explorées. Aussi est-il normal que la tendance au moindre effort, l’une des forces les plus puissantes du psychisme humain, exploite toutes les possibilités de rationalisation pour nous épargner cette fastidieuse recherche. Comme nous n’avons pas davantage envie d’avouer : Je ne peux rien dire, je n’ai pas étudié à propos d’un sujet sur lequel tout le monde semble avoir un avis, nous nous rabattons sur les préjugés courants, sauvegardant ainsi notre confort mental.

12.2 L’aspect perceptif (le côté "folklo")

       La tendance au moindre effort porte à juger sur les apparences. On confond ainsi une réalité complexe avec sa face la plus voyante, même si celle-ci n’est que marginale. Or, toute identité humaine se prête à l’extrémisme. C’est le cas des identités linguistique, religieuse, politique, sexuelle, raciale, doctrinale (certains psychanalystes, certains naturistes) ou même sportive (d’où les bagarres qui concluent certains matches).

       L’identité "espéranto" a, comme toutes les autres, son contingent d’individus excessifs. Ce sont les seuls que le grand public remarque, parce que, pour être remarqué, il faut avoir un comportement particulier. Un espérantophone normal ne sera pas repéré comme tel dans la vie courante, puisqu’il ne présente aucun trait distinctif : il n’y a pas plus de raison de le distinguer des autres humains que de discerner dans une foule les personnes qui savent le russe ou le grec. Même s’il parle espéranto avec son interlocuteur dans l’autobus ou à une terrasse de café, qui sera capable d’identifier la langue ?

       Une sélection s’opère ainsi qui fait passer les éléments farfelus de la collectivité pour représentatifs de l’ensemble. Cette erreur a d’autant plus de chances de se produire que l’on n’a en général aucune information exacte sur le monde de l’espéranto, contrairement à ce qui se passe pour les autres identités. Chacun sait que tous les protestants ne sont pas des Ian Paisley, ni toutes les femmes des extrémistes du féminisme, mais qui peut savoir qu’il existe des gens qui pratiquent l’espéranto en toute tranquillité ou qui le défendent de façon rationnelle et modérée ? La rencontre avec un fanatique de la langue ou, expérience plus marquante encore, avec un groupe de fanatiques, conduit naturellement à une généralisation qui est l’une des sources de l’image collective.

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© Claude Piron