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CLAUDE PIRON

 

 

 

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Espéranto : l’image et la réalité

12.3 L’aspect "médias"

       Caisse de résonance, la grande presse accentue l’effet des facteurs intellectuels et contribue à diffuser l’image de l’utopiste farfelu. Le besoin d’accrocher le regard favorise les titres sensationnels, la nécessité d’adapter le message à un public qui ne demande pas de nuances impose le schématisme. Le premier contact avec l’espéranto est donc souvent un titre d’article qui oriente dès le départ l’esprit du lecteur et véhicule de nombreux sous-entendus.

       Nous avons déjà vu "L’Europe des cultures – oui, pas celle de l’espéranto" et "Une langue sans peuple".

       Bien d’autres titres pourraient être cités comme représentatifs, par exemple "Une langue universelle à l’école ? Mieux que l’espéranto : l’anglais" (1), "L’espéranto, langue universelle : un projet philanthropique et utopique" (2), "Langage universel ou état d’esprit, l’espéranto a encore ses fidèles" (3).

       Il est probable que le sujet n’intéresse guère et que peu de personnes lisent l’article lui-même. Le titre sera par conséquent le seul élément qui laissera une trace dans la mémoire de chaque lecteur du journal. A la troisième ou quatrième rencontre, l’orientation inconsciemment prise aura été suffisamment renforcée pour opposer une résistance puissante à tout jugement contraire.

       Des commentaires faits en passant dans des articles consacrés à d’autres sujets consolideront cette attitude. Relevons par exemple, dans un article biographique publié à l’occasion du décès du président de la République autrichienne Franz Jonas, qui n’avait pas honte d’appartenir à la collectivité espérantophone : "son goût trop affiché pour l’espéranto (...) fait sourire" (4), ou encore, dans une critique de film : "la funeste ornière des co-productions espérantistes, qui, à force de vouloir parler toutes les langues, n’en parlent aucune".(5)

       Certains auteurs, emportés par leur élan, n’hésitent pas à inventer des faits. C’est ainsi que dans une encyclopédie à grand tirage, paraissant sous forme de fascicules, on peut lire, sous le titre, gros de sous-entendus, les dialectes de l’espéranto :
       "Au cours d’une récente conférence internationale, les délégués de plusieurs pays eurent beaucoup de difficultés à comprendre leurs espérantos respectifs ! ".(6)

       Les lettres pressant l’auteur de fournir des précisions sur la conférence en question étant restées sans réponse, on peut conclure que cette réunion n’a jamais eu lieu. D’ailleurs, si même le fait était avéré, une telle affirmation serait fallacieuse, puisqu’elle présente comme typique un cas dont il est facile d’établir le caractère exceptionnel.

        Une autre contribution de la presse à la constitution de l’image de l’espéranto réside dans le non-dit. De nombreux articles traitent avec sérieux de la communication linguistique, notamment telle qu’elle se présente dans une institution comme le Parlement européen, mais jamais ces textes ne font la comparaison avec des situations semblables où l’espéranto est utilisé. Cette omission conditionne le lecteur à penser qu’une telle comparaison n’est pas pertinente. La mise en relation ne se fait pas davantage quand un congrès d’espérantophones est mentionné dans la presse. En règle générale, un article publié à cette occasion présente les participants, non pas comme des gens astucieux ayant trouvé un raccourci susceptible de remplacer avantageusement les itinéraires pénibles et coûteux de la communication interculturelle classique, mais comme des farfelus dont l’expérience mérite d’être signalée à titre de curiosité uniquement, sans autre référence.

       L’aspect sensationnel d’une bonne partie de l’information dans notre société est de toute évidence un facteur important. Les médias privilégient le discontinu – l’instant – alors que c’est dans le continu – la durée – que s’inscrit le phénomène espéranto. L’apparition d’une nouvelle "langue internationale" venant s’ajouter aux centaines publiées depuis le milieu du 19ème siècle fait la une de bien des journaux – "Parlerez-vous l’adli, nouveau langage universel ?" (7) – sans que l’auteur replace un tel projet dans un contexte interlinguistique correct.

       Par contre, pour des raisons obscures, l’information ponctuelle concernant l’espéranto trouve rarement place dans les journaux. Par exemple, le fait que M. Ingemind Bengtsson, président du Parlement suédois, se soit récemment entretenu en espéranto avec M. Chu Tunan, vice-président de l’Assemblée nationale chinoise (8), n’a pas été relevé dans la presse.

       Ainsi, sans que ce soit délibéré, toutes les décisions prises au sujet de l’information sur l’espéranto et la communication linguistique par les rédacteurs en chef et les responsables des médias, en s’accumulant, finissent par avoir le même impact qu’une gigantesque campagne de désinformation.
       Cette désinformation s’entretient d’elle-même : les journalistes ne se doutent pas qu’ils en sont les victimes et ils la répercutent de bonne foi sur d’innombrables lecteurs.

12.4 L’aspect social

       La désinformation sur l’espéranto, auto-entretenue depuis plus de cent ans, était liée, à l’origine, à des facteurs sociaux. Certaines affirmations négatives sur le projet de Zamenhof ont été publiées à la fin du siècle dernier. Le français régnait alors en maître au sein de l’élite intellectuelle et diplomatique, également nourrie de latin, et l’anglais prenait de plus en plus de place dans le monde des affaires. Les personnes qui possédaient ces langues jouissaient d’un avantage que l’espéranto risquait de leur enlever. Elles n’ont pas hésité à le calomnier de la façon la plus éhontée. Par ailleurs, c’était une époque où l’approche synchronique du langage n’existait pas. La langue était envisagée sous un angle exclusivement philologique, d’où une inévitable incompréhension du nouveau phénomène linguistique qui se faisait jour.

       Les affirmations dépréciatrices initiales ont été reproduites automatiquement. Certaines étaient exactes : la langue, à l’époque, n’était guère portée par une véritable collectivité et n’avait guère de littérature; elle était souvent gauche et raide et les variations de prononciation étaient plus marquées qu’aujourd’hui.

        D’autres critiques étaient des a priori qu’une étude des faits aurait déjà réfutés en 1900. Leur répétition a engendré une sorte de consensus dont l’effet est assez curieux. Un auteur qui traiterait de l’hébreu moderne ou du pisin de Nouvelle-Guinée en montrant que manifestement il n’a aucune connaissance, ni de la langue, ni de la population qui l’utilise, serait immédiatement discrédité aux yeux du lecteur. Aucun discrédit de ce genre ne s’attache à la critique a priori de l’espéranto. On peut publier au sujet de cette langue les pires contrevérités, la répétition du schéma général a suscité un tel sentiment d’évidence que l’idée qu’il pourrait y avoir des faits à vérifier ne vient à l’esprit de personne. Dans les épais dossiers où nous classons depuis de longues années toutes les mentions de l’espéranto faites dans des publications, la phrase suivante représente un cas unique :

       "Peut-être même, si j’en avais trouvé le loisir, n’aurais-je pas été opposé à l’idée d’apprendre l’espéranto, moins – et c’est déjà la marque d’une première réserve – pour l’utilité que j’en aurais espérée que par souci d’honnêteté intellectuelle qui impose de n’avoir une position que sur ce que l’on connaît".(9)

       Les craintes de ceux qui maîtrisaient les langues dominantes, au début du siècle, n’étaient pas dépourvues de fondement. L’espéranto dissocie en effet la langue ethnique de toute considération de pouvoir. Bien des espérantophones savent l’anglais et s’en servent dans leur vie professionnelle, mais lorsqu’ils se rencontrent dans un cadre international, ils utilisent entre eux l’espéranto, jamais l’anglais. Pourquoi ? Parce que leur aisance est beaucoup plus grande dans la langue de Zamenhof (voir la note de la section 11). L’espéranto, s’il est reconnu pour ce qu’il est réellement, risque de briser une hiérarchie des langues fondée sur le pouvoir : il démocratise la communication. N’est-elle pas significative, cette phrase d’un auteur hostile à la langue conventionnelle : "L’espéranto ne connaît de succès que dans les petits pays" ?(10)

       Cet aspect social du problème avait été perçu dès le début par Zamenhof :

"Toute langue vivante, et, à plus forte raison, toute langue morte, est tellement hérissée de difficultés qu’une étude tant soit peu approfondie n’est possible qu’à ceux qui disposent de beaucoup de temps et de gros moyens financiers. Une telle langue ne serait pas une langue internationale au sens propre, mais une langue internationale réservée aux classes supérieures de la société. " (souligné par l’auteur).(11)

"Par contre, une langue conçue avec art [lingvo arta] pourrait être rapidement maîtrisée par toutes les catégories de la société humaine, non seulement l’intelligentsia et les riches, mais même les plus pauvres et les plus ignorants des paysans."(12)

       Personne n’a jamais attaqué ouvertement l’espéranto parce qu’il mettait la communication internationale à la portée des personnes socialement défavorisées, mais on peut présumer que la couche sociale qui dispose en fait du monopole sur cette communication, et donc sur la participation à la vie internationale, a réagi comme à une menace, en mobilisant ses défenses. Que cette réaction ait été généralement inconsciente, plus instinctive que raisonnée, n’enlève rien à sa réalité. C’est elle, probablement, qui explique les armes employées : dénigrer, sous-entendre que l’inacceptabilité de l’espéranto est une évidence sur laquelle il y a consensus total et mettre 1’adversaire dans l’impossibilité de répliquer en refusant de le suivre sur son terrain – la vérification des faits – sous prétexte que la question n’est pas assez sérieuse pour qu’on ait du temps à y consacrer. Dans ces conditions, l’image erronée n’a guère de chances d’être rectifiée, puisque oser préconiser l’étude du sujet revient à sortir du rang, à s’écarter d’une norme et à s’exposer au risque de ridicule. Une puissante pression sociale décourage ce genre d’attitude.

12.5 L’aspect politique

       Le dossier espéranto n’est donc jamais ouvert. Ce refus (cette peur ? cette incapacité ?) de regarder la réalité en face se retrouve au niveau politique.

       Une pétition en faveur de l’espéranto a été soumise à l’ONU le 6 octobre 1966; elle portait près d’un million de signatures individuelles ainsi que les signatures d’organisations totalisant plus de 70 millions de membres répartis dans quelque 80 pays (13). De tels chiffres sont rares, dans l’histoire du monde, pour une pétition émanant d’une initiative privée dégagée de toute attache économique, politique ou religieuse. Une organisation à l’idéal démocratique aurait pu accorder quelques moments d’attention à cette proposition, dont le texte tenait en onze lignes. N’aurait-elle pas dû en saisir l’Assemblée générale ou la distribuer aux États Membres ? Non, a répondu le Secrétariat, cela n’est pas possible.(14)

       Cette réaction tient probablement pour une large part à la force d’inertie et à la pression sociale du consensus. Mais d’autres facteurs y ont sans doute contribué. D’une part, les grandes puissances tiennent à conserver les multiples avantages qu’elles retirent de l’emploi international de leurs langues. D’autre part, parmi les fonctionnaires internationaux et les représentants des États dont la langue est dépourvue de statut international, nombreux sont ceux qui doivent en partie leur poste, avec tous les privilèges sociaux et économiques qui s’y attachent, à la maîtrise de l’anglais ou du français. Leur intérêt individuel, pour ce qui est des modalités de la communication s’oppose à l’intérêt de la population de leur pays et de la communauté internationale. Bien des experts qui siègent au niveau international devraient céder la place à des collègues plus qua1ifiés, mais moins doués pour les langues, si la communication linguistique y était organisée d’une autre façon.

       A cet égard, la mentalité semble avoir été différente avant la deuxième guerre mondiale. En 1920, à la Société des Nations, la proposition en faveur de l’espéranto ne venait pas de l’initiative privée, mais d’un État, la Perse (Iran) (15). Dès que ce projet fut déposé à l’Assemblée, la France s’est sentie attaquée. Le ministre de l’instruction publique, Léon Bérard, réagit immédiatement en interdisant l’enseignement de l’espéranto dans les bâtiments scolaires du pays.
       En 1921, treize États – Afrique du Sud, Albanie, Belgique, Chine, Colombie, Finlande, Inde, Japon, Perse, Pologne, Roumanie, Tchécoslovaquie et Venezuela – saisirent l’Assemblée de la même proposition. On notera que les pays unilingues à langue prestigieuse ne figurent pas dans cette liste, mais qu’elle compte une majorité de pays bilingues ou multilingues.

       A la suite du débat, le Secrétariat fut chargé d’étudier la question et de rendre compte à l’Assemblée. Son rapport (16), très documenté, présentait une analyse fouillée du sujet et recommandait que l’espéranto soit enseigné dans les écoles du monde entier. Rigoureusement objectif, il présente un contraste marqué avec la plupart des interventions faites à la Commission de coopération intellectuelle, à laquelle la Troisième Assemblée décida de renvoyer la question, contre l’avis des délégations bulgare, chinoise, finlandaise, japonaise et perse (aucun pays d’Amérique ou d’Europe occidentale !), qui voyaient un torpillage dans ce renvoi en commission. Le lecteur qui se reportera aux comptes rendus officiels des séances de cette commission (17) ne pourra qu’être frappé par le chauvinisme de ses ténors, leur ignorance totale des réalités dont ils traitent et le caractère a priori de leur position. Le rôle joué par le délégué de la France, à qui son gouvernement avait donné pour instruction de rejeter toute "langue mondiale" autre que le français, et dont les habiles manœuvres ont abouti à enterrer le rapport, offre un bon exemple d’intervention directe, d’origine politique, visant à empêcher qu’un document officiel ne vienne corriger l’image négative de l’espéranto entretenue dans le public.

       La même tendance à se prononcer sans étudier les faits se retrouve de nos jours dans les institutions européennes, encore que certains indices témoignent d’une lente et prudente évolution. Lorsqu’un député belge, M. Glinne, a proposé au Parlement européen d’étudier l’opportunité d’admettre la langue internationale nommée espéranto comme matière à option dans les programmes de l’enseignement, il s’est heurté au refus a priori de ses collègues, agissant dans une parfaite ignorance du dossier, comme l’attestent les remarques du Président de la commission concernée (18). Reprise dans la presse, l’argumentation de la commission n’a pu que renforcer l’image courante, sans que les lecteurs puissent se douter qu’il existe une réalité bien différente.

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       1. Pellaton, Jean-Paul. Nouvelle Revue de Lausanne, 27 septembre 1975.
       2. Reichenbach, Jean. Le courrier Picard, 19 août 1983.
       3. Article non signé. La Nouvelle République du Centre-Ouest, 20 août 1982.
       4. Franceschini, Paul-Jean. "Autriche – Mort de M. Franz Jonas, président de la République", Le Monde, 25 avril 1974.
       5. Toubiana, S. "Errendira", Libération, 16 mai 1983.
       6. Encyclopédie des techniques de pointe, op. cit., p. 2555.
       7. La Wallonie, 2 juin 1984.
       8. "Quelques informations au sujet de l’Internacia Lingvo", Courrier du Personnel (Bruxelles : Communautés européennes), 1984, nov., 458, p. 67.
       9. Van Deth, Jean-Pierre. "L’espéranto : Point de vue d’un non-espérantiste", Journée d’étude sur l’espéranto : Actes. op. cit., p. 24.
       10. Nivette, Jos. "Le choix d'une deuxième langue dans une Europe unie", Langues et coopération européenne (Paris: CIREEL, 1979), p. 18.
       11. Zamenhof, L.L.. "Esenco kaj estonteco de la ideo de lingvo internacia" in Fundamenta Krestomatio (Paris : Librairie centrale espérantiste, 11-ème éd., 1927), p. 299.
       12. Ibid. pp. 299-300.
       13. Lapenna, Ivo; Carlevaro, Tazio; et Lins, Ulrich, Esperanto en Perspektivo (Rotterdam: UEA, 1974), pp. 778-791.
       14. ibid. p. 789.
       15. Société des Nations, Documents de l’Assemblée n° 253, 17 décembre 1920, 20/48/194.
       16. Société des Nations, L’espéranto comme langue auxiliaire internationale. Rapport du Secrétariat général adopté par la Troisième Assemblée (Genève SDN, 1922).
       17. League of Nations. Committee on Intellectual Cooperation. Minutes of the Second Session (Genève : SDN, 1923) 2 août 1923, 1923.XII, 73-74-77, pp. 36-42.
       18. Voir l’interview du Président, Luc Beyer, dans la Dernière Heure du 19 avril 1984.

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© Claude Piron