Espéranto : l’image et la réalité
12.3 L’aspect "médias"
Caisse de résonance, la grande presse accentue
l’effet des facteurs intellectuels et contribue à diffuser l’image de l’utopiste
farfelu. Le besoin d’accrocher le regard favorise les titres sensationnels, la
nécessité d’adapter le message à un public qui ne demande pas de nuances impose
le schématisme. Le premier contact avec l’espéranto est donc souvent un titre
d’article qui oriente dès le départ l’esprit du lecteur et véhicule de nombreux
sous-entendus.
Nous avons déjà vu "L’Europe des cultures – oui, pas celle
de l’espéranto" et "Une
langue sans peuple".
Bien d’autres titres pourraient être cités comme
représentatifs, par exemple "Une langue universelle à l’école ? Mieux
que l’espéranto : l’anglais" (1), "L’espéranto, langue
universelle : un projet philanthropique et utopique" (2),
"Langage universel ou état d’esprit, l’espéranto a encore ses fidèles"
(3).
Il est probable que le sujet n’intéresse
guère et que peu de personnes lisent l’article lui-même. Le titre sera par
conséquent le seul élément qui laissera une trace dans la mémoire de chaque
lecteur du journal. A la troisième ou quatrième rencontre, l’orientation
inconsciemment prise aura été suffisamment renforcée pour opposer une résistance
puissante à tout jugement contraire.
Des commentaires faits en passant
dans des articles consacrés à d’autres sujets consolideront cette attitude.
Relevons par exemple, dans un article biographique publié à l’occasion du décès
du président de la République autrichienne Franz Jonas, qui n’avait pas honte
d’appartenir à la collectivité espérantophone : "son goût trop affiché pour l’espéranto
(...) fait sourire" (4), ou encore, dans une
critique de film : "la funeste ornière
des co-productions espérantistes, qui, à force de vouloir parler toutes les
langues, n’en parlent aucune".(5)
Certains
auteurs, emportés par leur élan, n’hésitent pas à inventer des faits. C’est
ainsi que dans une encyclopédie à grand tirage, paraissant sous forme de
fascicules, on peut lire, sous le titre, gros de sous-entendus, les dialectes de l’espéranto :
"Au cours d’une
récente conférence internationale, les délégués de plusieurs pays eurent
beaucoup de difficultés à comprendre leurs espérantos respectifs ! ".(6)
Les lettres pressant l’auteur de fournir
des précisions sur la conférence en question étant restées sans réponse, on peut
conclure que cette réunion n’a jamais eu lieu. D’ailleurs, si même le fait était
avéré, une telle affirmation serait fallacieuse, puisqu’elle présente comme
typique un cas dont il est facile d’établir le caractère exceptionnel.
Une autre contribution de la presse à la constitution de l’image de l’espéranto
réside dans le non-dit. De nombreux articles traitent avec sérieux de la
communication linguistique, notamment telle qu’elle se présente dans une
institution comme le Parlement européen, mais jamais ces textes ne font la
comparaison avec des situations semblables où l’espéranto est utilisé. Cette
omission conditionne le lecteur à penser qu’une telle comparaison n’est pas
pertinente. La mise en relation ne se fait pas davantage quand un congrès
d’espérantophones est mentionné dans la presse. En règle générale, un article
publié à cette occasion présente les participants, non pas comme des gens
astucieux ayant trouvé un raccourci susceptible de remplacer avantageusement les
itinéraires pénibles et coûteux de la communication interculturelle classique,
mais comme des farfelus dont l’expérience mérite d’être signalée à titre de
curiosité uniquement, sans autre référence.
L’aspect sensationnel d’une
bonne partie de l’information dans notre société est de toute évidence un
facteur important. Les médias privilégient le discontinu – l’instant – alors que
c’est dans le continu – la durée – que s’inscrit le phénomène espéranto.
L’apparition d’une nouvelle "langue internationale" venant s’ajouter aux
centaines publiées depuis le milieu du 19ème siècle fait la une de bien des
journaux – "Parlerez-vous l’adli, nouveau langage universel ?" (7) – sans que l’auteur replace un tel projet dans un contexte
interlinguistique correct.
Par contre, pour des raisons obscures,
l’information ponctuelle concernant l’espéranto trouve rarement place dans les
journaux. Par exemple, le fait que M. Ingemind Bengtsson, président du Parlement
suédois, se soit récemment entretenu en espéranto avec M. Chu Tunan,
vice-président de l’Assemblée nationale chinoise (8), n’a pas
été relevé dans la presse.
Ainsi, sans que ce soit délibéré, toutes les
décisions prises au sujet de l’information sur l’espéranto et la communication
linguistique par les rédacteurs en chef et les responsables des médias, en
s’accumulant, finissent par avoir le même impact qu’une gigantesque campagne de
désinformation. Cette désinformation s’entretient d’elle-même : les
journalistes ne se doutent pas qu’ils en sont les victimes et ils la répercutent
de bonne foi sur d’innombrables lecteurs.
12.4 L’aspect social
La désinformation sur l’espéranto,
auto-entretenue depuis plus de cent ans, était liée, à l’origine, à des facteurs
sociaux. Certaines affirmations négatives sur le projet de Zamenhof ont été
publiées à la fin du siècle dernier. Le français régnait alors en maître au sein
de l’élite intellectuelle et diplomatique, également nourrie de latin, et
l’anglais prenait de plus en plus de place dans le monde des affaires. Les
personnes qui possédaient ces langues jouissaient d’un avantage que l’espéranto
risquait de leur enlever. Elles n’ont pas hésité à le calomnier de la façon la
plus éhontée. Par ailleurs, c’était une époque où l’approche synchronique du
langage n’existait pas. La langue était envisagée sous un angle exclusivement
philologique, d’où une inévitable incompréhension du nouveau phénomène
linguistique qui se faisait jour. Les affirmations dépréciatrices
initiales ont été reproduites automatiquement. Certaines étaient exactes : la
langue, à l’époque, n’était guère portée par une véritable collectivité et
n’avait guère de littérature; elle était souvent gauche et raide et les
variations de prononciation étaient plus marquées qu’aujourd’hui.
D’autres critiques étaient des a priori qu’une étude des faits aurait déjà
réfutés en 1900. Leur répétition a engendré une sorte de consensus dont l’effet
est assez curieux. Un auteur qui traiterait de l’hébreu moderne ou du pisin de Nouvelle-Guinée en
montrant que manifestement il n’a aucune connaissance, ni de la langue, ni de la
population qui l’utilise, serait immédiatement discrédité aux yeux du lecteur.
Aucun discrédit de ce genre ne s’attache à la critique a priori de l’espéranto.
On peut publier au sujet de cette langue les pires contrevérités, la répétition
du schéma général a suscité un tel sentiment d’évidence que l’idée qu’il
pourrait y avoir des faits à vérifier ne vient à l’esprit de personne. Dans les
épais dossiers où nous classons depuis de longues années toutes les mentions de
l’espéranto faites dans des publications, la phrase suivante représente un cas
unique :
"Peut-être même,
si j’en avais trouvé le loisir, n’aurais-je pas été opposé à l’idée d’apprendre
l’espéranto, moins – et c’est déjà la marque d’une première réserve – pour
l’utilité que j’en aurais espérée que par souci d’honnêteté intellectuelle qui
impose de n’avoir une position que sur ce que l’on connaît".(9)
Les craintes de ceux qui maîtrisaient les langues
dominantes, au début du siècle, n’étaient pas dépourvues de fondement.
L’espéranto dissocie en effet la langue ethnique de toute considération de
pouvoir. Bien des espérantophones savent l’anglais et s’en servent dans leur vie
professionnelle, mais lorsqu’ils se rencontrent dans un cadre international, ils
utilisent entre eux l’espéranto, jamais l’anglais. Pourquoi ? Parce que leur
aisance est beaucoup plus grande dans la langue de Zamenhof (voir la note de la
section 11). L’espéranto, s’il est reconnu pour ce qu’il est réellement, risque
de briser une hiérarchie des langues fondée sur le pouvoir : il démocratise la
communication. N’est-elle pas significative, cette phrase d’un auteur hostile à
la langue conventionnelle : "L’espéranto ne connaît de succès que
dans les petits pays" ?(10)
Cet aspect social du problème avait été perçu
dès le début par Zamenhof : "Toute
langue vivante, et, à plus forte raison, toute langue morte, est tellement
hérissée de difficultés qu’une étude tant soit peu approfondie n’est possible
qu’à ceux qui disposent de beaucoup de temps et de gros moyens financiers. Une
telle langue ne serait pas une langue internationale au sens propre, mais une
langue internationale réservée aux classes supérieures de la société. "
(souligné par l’auteur).(11)
"Par
contre, une langue conçue avec art [lingvo arta] pourrait être
rapidement maîtrisée par toutes les catégories de la société humaine, non
seulement l’intelligentsia et les riches, mais même les plus pauvres et les plus
ignorants des paysans."(12)
Personne n’a jamais attaqué ouvertement
l’espéranto parce qu’il mettait la communication internationale à la portée des
personnes socialement défavorisées, mais on peut présumer que la couche sociale
qui dispose en fait du monopole sur cette communication, et donc sur la
participation à la vie internationale, a réagi comme à une menace, en mobilisant
ses défenses. Que cette réaction ait été généralement inconsciente, plus
instinctive que raisonnée, n’enlève rien à sa réalité. C’est elle, probablement,
qui explique les armes employées : dénigrer, sous-entendre que l’inacceptabilité
de l’espéranto est une évidence sur laquelle il y a consensus total et mettre
1’adversaire dans l’impossibilité de répliquer en refusant de le suivre sur son
terrain – la vérification des faits – sous prétexte que la question n’est pas
assez sérieuse pour qu’on ait du temps à y consacrer. Dans ces conditions,
l’image erronée n’a guère de chances d’être rectifiée, puisque oser préconiser
l’étude du sujet revient à sortir du rang, à s’écarter d’une norme et à
s’exposer au risque de ridicule. Une puissante pression sociale décourage ce
genre d’attitude.
12.5 L’aspect politique
Le dossier espéranto n’est donc jamais ouvert. Ce
refus (cette peur ? cette incapacité ?) de regarder la réalité en face se
retrouve au niveau politique. Une pétition en faveur de l’espéranto a
été soumise à l’ONU le 6 octobre 1966; elle portait près d’un million de
signatures individuelles ainsi que les signatures d’organisations totalisant
plus de 70 millions de membres répartis dans quelque 80 pays (13). De tels chiffres sont rares, dans l’histoire du monde, pour
une pétition émanant d’une initiative privée dégagée de toute attache
économique, politique ou religieuse. Une organisation à l’idéal démocratique
aurait pu accorder quelques moments d’attention à cette proposition, dont le
texte tenait en onze lignes. N’aurait-elle pas dû en saisir l’Assemblée générale
ou la distribuer aux États Membres ? Non, a répondu le Secrétariat,
cela n’est pas
possible.(14)
Cette réaction tient
probablement pour une large part à la force d’inertie et à la pression sociale
du consensus. Mais d’autres facteurs y ont sans doute contribué. D’une part, les
grandes puissances tiennent à conserver les multiples avantages qu’elles
retirent de l’emploi international de leurs langues. D’autre part, parmi les
fonctionnaires internationaux et les représentants des États dont la langue est
dépourvue de statut international, nombreux sont ceux qui doivent en partie leur
poste, avec tous les privilèges sociaux et économiques qui s’y attachent, à la
maîtrise de l’anglais ou du français. Leur intérêt individuel, pour ce qui est
des modalités de la communication s’oppose à l’intérêt de la population de leur
pays et de la communauté internationale. Bien des experts qui siègent au niveau
international devraient céder la place à des collègues plus qua1ifiés, mais
moins doués pour les langues, si la communication linguistique y était organisée
d’une autre façon.
A cet égard, la mentalité semble avoir été
différente avant la deuxième guerre mondiale. En 1920, à la Société des Nations,
la proposition en faveur de l’espéranto ne venait pas de l’initiative privée,
mais d’un État, la Perse (Iran) (15). Dès que ce projet fut
déposé à l’Assemblée, la France s’est sentie attaquée. Le ministre de
l’instruction publique, Léon Bérard, réagit immédiatement en interdisant
l’enseignement de l’espéranto dans les bâtiments scolaires du pays. En
1921, treize États – Afrique du Sud, Albanie, Belgique, Chine, Colombie,
Finlande, Inde, Japon, Perse, Pologne, Roumanie, Tchécoslovaquie et Venezuela –
saisirent l’Assemblée de la même proposition. On notera que les pays unilingues
à langue prestigieuse ne figurent pas dans cette liste, mais qu’elle compte une
majorité de pays bilingues ou multilingues.
A la suite du débat, le
Secrétariat fut chargé d’étudier la question et de rendre compte à l’Assemblée.
Son rapport (16), très documenté, présentait une analyse
fouillée du sujet et recommandait que l’espéranto soit enseigné dans les écoles
du monde entier. Rigoureusement objectif, il présente un contraste marqué avec
la plupart des interventions faites à la Commission de coopération
intellectuelle, à laquelle la Troisième Assemblée décida de renvoyer la
question, contre l’avis des délégations bulgare, chinoise, finlandaise,
japonaise et perse (aucun pays d’Amérique ou d’Europe occidentale !), qui
voyaient un torpillage dans ce renvoi en commission. Le lecteur qui se reportera
aux comptes rendus officiels des séances de cette commission (17) ne pourra qu’être frappé par le chauvinisme de ses ténors,
leur ignorance totale des réalités dont ils traitent et le caractère a priori de
leur position. Le rôle joué par le délégué de la France, à qui son gouvernement
avait donné pour instruction de rejeter toute "langue mondiale" autre que le
français, et dont les habiles manœuvres ont abouti à enterrer le rapport, offre
un bon exemple d’intervention directe, d’origine politique, visant à empêcher
qu’un document officiel ne vienne corriger l’image négative de l’espéranto
entretenue dans le public.
La même tendance à se prononcer sans étudier
les faits se retrouve de nos jours dans les institutions européennes, encore que
certains indices témoignent d’une lente et prudente évolution. Lorsqu’un député
belge, M. Glinne, a proposé au Parlement européen d’étudier l’opportunité d’admettre la langue
internationale nommée espéranto comme matière à option dans les programmes de
l’enseignement, il s’est heurté au refus a priori de ses collègues,
agissant dans une parfaite ignorance du dossier, comme l’attestent les remarques
du Président de la commission concernée (18). Reprise dans la
presse, l’argumentation de la commission n’a pu que renforcer l’image courante,
sans que les lecteurs puissent se douter qu’il existe une réalité bien
différente.
suite
____________ 1.
Pellaton, Jean-Paul. Nouvelle Revue de Lausanne, 27 septembre
1975. 2. Reichenbach, Jean. Le courrier Picard, 19
août 1983. 3. Article non signé. La Nouvelle République du
Centre-Ouest, 20 août 1982. 4. Franceschini, Paul-Jean.
"Autriche – Mort de M. Franz Jonas, président de la République", Le
Monde, 25 avril 1974. 5. Toubiana, S. "Errendira",
Libération, 16 mai 1983. 6. Encyclopédie des
techniques de pointe, op. cit., p. 2555. 7. La
Wallonie, 2 juin 1984. 8. "Quelques informations au
sujet de l’Internacia Lingvo", Courrier du Personnel (Bruxelles :
Communautés européennes), 1984, nov., 458, p. 67. 9. Van
Deth, Jean-Pierre. "L’espéranto : Point de vue d’un non-espérantiste",
Journée d’étude sur l’espéranto : Actes. op. cit., p. 24. 10. Nivette, Jos. "Le choix d'une deuxième langue dans une Europe
unie", Langues et coopération européenne (Paris: CIREEL, 1979), p.
18. 11. Zamenhof, L.L.. "Esenco kaj estonteco de la ideo
de lingvo internacia" in Fundamenta Krestomatio (Paris : Librairie
centrale espérantiste, 11-ème éd., 1927), p. 299. 12.
Ibid. pp. 299-300. 13. Lapenna,
Ivo; Carlevaro, Tazio; et Lins, Ulrich, Esperanto en Perspektivo
(Rotterdam: UEA, 1974), pp. 778-791. 14. ibid. p.
789. 15. Société des Nations, Documents de
l’Assemblée n° 253, 17 décembre 1920, 20/48/194. 16.
Société des Nations, L’espéranto comme langue auxiliaire internationale.
Rapport du Secrétariat général adopté par la Troisième Assemblée (Genève
SDN, 1922). 17. League of Nations. Committee on
Intellectual Cooperation. Minutes of the Second Session (Genève : SDN, 1923)
2 août 1923, 1923.XII, 73-74-77, pp. 36-42. 18. Voir
l’interview du Président, Luc Beyer, dans la Dernière Heure du 19 avril
1984. suite |