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CLAUDE PIRON

 

 

 

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Espéranto : l’image et la réalité

12.6 L’aspect affectif

       Quelle que soit l’importance des divers facteurs précités, l’abdication de l’esprit critique devant la désinformation initiale serait impossible sans une complicité de la partie affective de la personnalité.

       La présence d’une réaction affective est attestée, dans bien des cas, par le vocabulaire et le ton employés : Gloire donc au latin, et à bas l’espéranto, mixture aux relents d’artifice et aux espérances déçues (1), peut-on lire dans un quotidien au ton habituellement posé. On peut également la mettre en évidence en analysant les processus cognitifs sous-jacents. Lorsqu’une prise de position, un jugement ou une réaction est dominée par l’affectivité, l’intellect régresse et les affirmations que formule le sujet témoignent de mécanismes mentaux qui ne correspondent pas à son niveau intellectuel général. L’intellect de l’enfant, au stade que l’école piagétienne appelle préopératoire, se caractérise par des jugements absolus, sans nuance, détachés de ce qui serait pour l’adulte leur référentiel naturel. Ce trait résulte de l’incapacité que manifeste l’intellect enfantin à procéder à des inclusions de niveaux différents. Les raisonnements sont du type "tout ou rien" où, comme dit Piaget, il y a difficulté à assurer un juste réglage du "quelque" et du "tout". Ainsi en est-il des jugements courants sur l’espéranto, comme il ressort des exemples suivants.

12.6-1 Ennemi

       En Bretagne, au début du siècle, il était encore interdit de parler breton à l’école, même pendant les récréations. L’État français ne concevait pas qu’on puisse intégrer une identité bretonne et une identité française. Ou vous êtes Français et parlez français, ou vous parlez breton et êtes contre les Français était le raisonnement sous-jacent, typiquement préopératoire.

       C’est un raisonnement analogue que l’on applique à l’espéranto. Loin de le percevoir comme un enrichissement de la palette linguistique de l’humanité – à l’instar de l’horticulteur qui voit dans une fleur nouvelle, née d’un processus volontaire de sélection et de mélange, un enrichissement de la beauté du monde – on le ressent comme un ennemi, dont le but ne peut être que de supplanter les cultures en place. Il y a là un terrible malentendu. Les premiers espérantistes ont adhéré au projet de Zamenhof parce qu’ils ne pouvaient admettre les pressions que les cultures puissantes exercent sur les cultures faibles, ni les situations où un partenaire doit s’incliner devant l’autre et utiliser une langue qui le met en état d’infériorité. Fondée sur le respect des langues minoritaires, leur action n’avait rien de commun avec un désir de voir tous les peuples parler un seul et même idiome.

       Il est significatif que, la plupart du temps, on ne perçoive pas l’espéranto comme un rejeton de la créativité linguistique humaine, réservé à une fonction spécifique où sa place serait aussi justifiable que celle du latin au Moyen-âge. La loi infantile du "tout ou rien" détermine la prise de position : pour que l’espéranto ne prenne pas toute la place, il faut qu’il n’en occupe aucune.

12.6-2 Impossible

       Une autre manifestation de cette difficulté de jongler avec la partie et le tout est la confusion que l’on fait entre improbable et impossible.

       Improbable est un jugement statistique : il y a x chances sur 100 que l’évé-nement ne se produise pas. Mais l’intellect en régression n’arrive pas à manier les fractions. Il glisse de x% à 100% ou 0%; il passe ainsi d’improbable à impossible.

       Qu’une langue vivante, dotée des qualités nécessaires pour servir efficacement à la communication internationale, soit le résultat de l’œuvre créatrice d’un adolescent est hautement improbable. Toute l’histoire de l’espéranto est une suite d’événements dont la plupart n’avaient qu’une faible probabilité de se réaliser. C’est pourquoi sa vitalité actuelle est, d’une certaine manière, un miracle.

       Mais le miracle s’étant produit, il est antiscientifique de le nier, du moment que les faits sont là, à la portée de tout sceptique désireux de les vérifier. En droit comme en science, on juge après enquête, non sur la base d’une probabilité estimée a priori. Dans le cas de l’espéranto, là où le jugement adulte constate avec surprise la réalisation d’un projet dont la concrétisation était hautement improbable, le jugement courant refuse de regarder le réel, déclaré a priori impossible.

12.6-3 Universel

       Un autre cas fréquent de glissement du relatif à l’absolu consiste à entendre langue universelle là où l’espérantophone parle de langue internationale, auxiliaire, seconde ou inter-peuples.

       Ces dernières formules évoquent toutes la nature relative du phénomène, elles montrent qu’il s’agit d’un intermédiaire. Les connotations de l’adjectif universel sont bien différentes : elles évoquent la totalité, l’absolu (les sept définitions que donne le Petit Robert du mot universel comprennent chacune le mot totalité ou le mot tout).

12.6-4 Bloc massif créé ex nihilo

       L’image d’une langue inventée de toutes pièces par un homme seul et qui demeure figée, incapable d’évoluer, nous offre un exemple de plus. L’espéranto n’existait pas, Zamenhof est venu, puis l’espéranto a existé totalement sous une forme définitive. Tout ou rien. (2)

       Contester a priori la souplesse de l’espéranto est du même ordre. C’est se cantonner dans l’absolu au point de nier le rôle du temps et de l’histoire : les objets se patinent, les moteurs se rodent, les villes se modifient, seul l’espéranto reste figé dans son aspect de 1887. L’intellect qui ignore la notion d’assouplissement par l’usage est enfermé par une pression affective dans les limites contraignantes du stade préopératoire.

12.6-5 L’échec

       La 2 CV, dit-on communément, a eu beaucoup de succès dans les années cinquante. Personne n’imagine que, pour qu’elle réussisse, elle ait dû supplanter les autres types de voiture, être choisie par la totalité de la population et se faire adopter par l’État. La façon dont on traite la question du succès ou de l’échec de la 2 CV porte la marque de l’intellect adulte. Par contre, dans le cas de l’espéranto, les critères appliqués relèvent de l’infantile "tout ou rien" : il n’a pas conquis le monde et n’a pas de statut officiel, il a donc échoué.

12.6-6 Européen et sans culture

       Pour beaucoup, l’espéranto est une langue flexionnelle et indo-européenne. Parce qu’il y a des éléments d’origine européenne en espéranto, on nie tout le reste : le quelque est pris pour le tout.

       De même, faute d’une histoire et d’une culture séculaires, l’espéranto est déclaré sans culture et sans passé. Raisonnant sans référence, comme l’enfant d’âge préscolaire, le critique de l’espéranto ne conçoit pas l’utilité de langues jeunes comme le bahasa indonesia ou le pisin papouan. Il ne se réfère pas davantage à la production culturelle des diverses langues au cours du premier siècle de leur existence en tant qu’entités indépendantes. Nous avons là un cas typique du mécanisme de défense que les psychanalystes appellent isolation : on juge une réalité en l’extrayant de son contexte et sans la rapporter à des cas comparables qui permettraient de la situer.

12.6-7 Idéalistes naïfs

       Enfin, le fait que certains espérantistes aient manifesté de façon un peu voyante l’espoir que le milieu solidaire dans lequel ils se meuvent puisse augmenter les chances d’une orientation des relations entre les peuples dans un sens plus démocratique et moins violent est traduit par l’attribution aux usagers de l’espéranto de l’idée que la babélisation de l’humanité est la source de tous les malentendus et de tous les maux (3) ou que la paix serait automatiquement instaurée (...) grâce à une deuxième langue commune (4). Le relatif est pris pour absolu, le "quelque" est présenté, littéralement, comme "tout".

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       1. G.P. "Cicéron est mort, vive Donaldus Anas", Vingt-Quatre Heures (Lausanne), 25 mars 1985.
       2. "Il arrive aussi qu'il en naisse [des langues], mais jamais du néant: l'espéranto et le volapük sont des échecs" (Malherbe, Michel, Les langages de l'humanité (Paris: Seghers, 1983), p. 13.
       3. Cellard, Jacques, "Le syndrome d'Ésope", Le Monde, 2 juillet 1984.
       4. Silvestri, Gianfranco, "Une huitième langue pour les Communautés", Courrier du Personnel (Bruxelles: Commission des Communautés européennes), 1984, n° 452, p. 87.

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© Claude Piron