Espéranto : l’image et la réalité
6. L’espéranto, langue sans culture ?
"L’espéranto n’est pas porteur
de culture".(1) "Préconiser l’espéranto, dépourvu, et pour
cause, d’histoire et de littérature".(2) "L’Europe des
cultures : oui, pas celle de l’espéranto".(3)
L’image courante de l’espéranto est celle d’une
langue sans passé littéraire et culturel (4). Il est vrai que
l’espéranto est une langue jeune, puisqu’elle a à peine plus d’un siècle
d’existence, mais bien des événements peuvent se produire en cent ans sur le
plan culturel. En Chine, en 1887, la seule langue écrite était le wenyan, qui diffère autant du
chinois écrit actuel que le latin de l’italien. Le chinois littéraire
d’aujourd’hui est donc plus jeune que l’espéranto. Pourtant, nul ne lui conteste
le statut de langue pouvant servir à la communication. C’est cette langue
récente, et non le wenyan séculaire, qui est
utilisée à l’ONU et dans les autres organisations où le chinois est langue
officielle.
6.1 Littérature Cela dit, comment juger ? Dire qu’il y a tant
d’œuvres littéraires en espéranto ne permet pas de conclure à l’existence d’une
culture : il pourrait s’agir d’œuvres dépourvues d’originalité et d’intérêt
culturel. Le raisonnement suivant livrera peut-être un début de réponse
suffisamment objective. L’espéranto existe depuis tout juste un siècle. Or, il a
toujours eu beaucoup plus d’adversaires et de critiques que de sympathisants,
surtout dans les milieux intellectuels. En moyenne, sur dix auteurs qui
mentionnent l’espéranto, neuf portent sur lui un jugement défavorable. Comme bon
nombre de ces critiques reprochent à l’espéranto son absence de littérature, on
pourrait s’attendre à voir ces jugements négatifs réfuter les affirmations des
rares auteurs qui défendent la thèse d’une valeur culturelle réelle de
l’espéranto.
Or, malgré de longues recherches, nous n’avons pas
découvert une seule étude qui, partant d’une analyse des œuvres publiées en
espéranto, démontre que celles-ci n’ont aucune qualité littéraire et conclue à
l’inexistence d’une culture espérantophone. L’ensemble des personnes qui
traitent de l’espéranto comprend donc deux sous-ensembles : il y a d’un côté les
critiques, dont aucun ne nous dit avoir lu ne fût-ce qu’une seule œuvre
littéraire publiée dans cette langue, et de l’autre les personnes qui ont pris
la peine d’étudier cette littérature et qui toutes concluent à l’existence d’une
culture digne de ce nom. (5) (6) (7) (8) (9) (10)
Ce clivage est particulièrement éloquent si l’on
tient compte de la compétence des auteurs pour lesquels l’espéranto est une
langue littéraire, porteuse de culture. H. Tonkin, par exemple, est un
spécialiste de Shakespeare, professeur de littérature anglaise et recteur,
jusqu'à sa récente retraite, de l’Université de Hartford (Connecticut); P.
Janton, qui a consacré un chapitre entier à la littérature dans son Que sais-je ? sur l’espéranto (11), est professeur de littérature américaine à l’Université de
Clermont-Ferrand; Bajin (ou Bakin; le Larousse en trois volumes transcrit ce nom
Pa Kin) est considéré par la plupart des critiques littéraires comme l’un des
meilleurs romanciers chinois contemporains (12); or, il est
vice-président de la Ligue chinoise d’espéranto et a, maintes fois, exprimé sa
totale confiance dans la valeur culturelle de la langue issue du projet de
Zamenhof (13).
D’autres faits confirment si besoin
était que l’espéranto est bel et bien porteur de culture. C’est ainsi que le
Ministère japonais de l’éducation a inscrit la traduction japonaise d’un roman
original en espéranto parmi les quatre meilleures oeuvres traduites dont l’étude
était recommandée aux jeunes (14).
Enfin, le fait
que l’espéranto ait suscité deux formes poétiques sans équivalent dans d’autres
langues, dont l’une ne serait d’ailleurs pas transposable dans un autre univers
culturel, car elle est liée à la structure particulière de l’idiome, témoigne de
la créativité du monde espérantophone (15).
On voit
qu’il existe de très fortes présomptions en faveur d’une réelle valeur de la
littérature espérantophone. Mais est-ce suffisant pour qu’on puisse parler de
culture ?
6.2 Activité culturelle Commençons par noter qu’il y a, en tout cas,
activité culturelle : périodiques spécialisés (il paraît en espéranto trois
revues littéraires et une revue de philosophie), rencontres culturelles, cours
universitaires donnés en espéranto, etc… Il suffit de parcourir le programme de
l’un des grands congrès dits "universels" – le terme festival serait, à notre avis,
plus proche de la réalité – pour découvrir la variété des manifestations
culturelles qui y sont proposée. Pour prendre un exemple précis, au congrès de
Göteborg, en été 2003 (16), les conférences données par des
professeurs d'université dans le domaine de leur spécialité allaient de
l'explosion des connaissances astronomiques au cours des cinq dernières
décennies (Prof. H.M. Maitzen, université de Vienne) à la communication par les
membranes cellulaires (E. Parashkeva Bojaghieva, prof. de biochimie à la Faculté
de Médecine de Plovdiv, Bulgarie) en passant par les enjeux économiques de la
mondialisation (Prof. Lee Chong-Yeong, université de Kyongpuk, Corée). Le
congressiste avait également le choix entre plusieurs pièces de théâtre,
plusieurs concerts et une présentation de films lituaniens en espéranto.
6.3 Perception du monde
Y a-t-il culture au sens de façon de sentir,
d’aborder le réel ? Peut-être cette question n’est-elle pas pertinente dès lors
que l’espéranto ne doit être comparé qu’aux systèmes servant à la communication
interculturelle. Si, lorsqu’un Finlandais et un Indonésien communiquent en
anglais, ils sont marqués par la façon anglo-saxonne de percevoir le monde,
qu’ils ont assimilée inconsciemment avec l’étude de la langue et l’entretien de
leurs connaissances par la lecture, y ont-ils gagné ou perdu ? Sont-ils
eux-mêmes, ou ont-ils été en quelque sorte altérés par la langue qui leur sert
de truchement ?
A cet égard, il semble bien que l’espéranto garantisse
le maintien de l’identité culturelle grâce à deux particularités. D’une part, sa
souplesse donne beaucoup plus de liberté pour l’expression immédiate des
concepts. Un Africain qui dit sametnano, "personne de la même ethnie",
kaprejo, "enclos-où-l’on-met-les-chèvres", frateta, "fraternel",
mais uniquement dans le sens de "propre aux frères cadets" (fraternel en général se dit
frata) dispose d’une langue plus maniable, pour les concepts typiquement
africains qu’il veut rendre, que s’il s’exprimait en français ou en anglais.
D’autre part, l’espéranto est marqué par son substrat interculturel : forgé par
des interactions entre personnes des peuples et des cultures les plus diverses,
qui ont peu ou prou laissé leur empreinte dans la langue, il s’est adapté à
l’expression des mentalités les plus dissemblables.
Cela dit, tout
donne à penser qu’il existe bien un apport culturel propre à l’espéranto, dans
le sens envisagé ici. Comme l’a souligné Pierre Janton, "bien qu’il ne soit pas une langue
maternelle, il n’est pas non plus une langue étrangère. Chez l’espérantophone
mûr, il n’est jamais ressenti comme un idiome étranger". (17)
Ce fait a d’importantes conséquences. La
communication par l’espéranto est une expérience psychologique sans équivalent.
Se retrouver avec un Yougoslave, un Chinois, un Iranien et un Suédois dans un
groupe où personne n’a le sentiment de parler une langue étrangère et où tout le
monde se comprend est un vécu qui marque définitivement et qui modifie par
lui-même la manière de sentir et de percevoir le monde, d’où le sentiment de
solidarité qui relie spontanément les espérantophones.
Dans chaque
contact par l’espéranto, les usagers de la langue vivent une expérience qui les
réunit, puisqu’ils se sentent tous participants de ce même "miracle", mais qui,
bien malgré eux, les sépare du reste du monde, étranger à ce type de vécu. Leur
solidarité est parfois ressentie par le monde extérieur comme une exclusion et
ce sentiment explique sans doute en partie les réactions affectives négatives
que suscite si souvent l’espéranto. Si compréhensible qu’elle soit, cette
réaction n’est pas pour autant justifiée : il n’y a pas exclusion, puisque toute
personne qui le désire peut faire l’expérience; mais il est vrai que celui qui
n’apprend pas la langue ne saura jamais ce que représente ce vécu.
Notons incidemment que le chercheur soucieux d’aborder le monde de l’espéranto
avec conscience professionnelle est obligé de se familiariser avec l’idiome qui
est utilisé. S’il assiste à des réunions internationales et se mêle aux
"indigènes" – comment, sans cela, étudier sérieusement le milieu ? – il est lui
aussi modifié par le vécu. Il ne sera donc pas objectif, après. Mais l’avait-il
été, avant ? Peut-on porter un jugement objectif sur une réalité que l’on se
garde de rencontrer ?
Quoi qu’il en soit, pareille expérience, sans
équivalent dans les autres univers culturels, trouve son expression dans toutes
sortes de productions : littérature, cabaret, chansons "auto-satiriques", etc...
Elle est généralement associée à un idéal de respect de l’identité culturelle et
linguistique de chacun, ainsi qu’à une haute valorisation du dialogue et des
relations humaines.
Toute culture a des racines historiques et les
valeurs qui viennent d’être citées se rattachent à la motivation de Zamenhof,
ancrée elle aussi dans un vécu : l’affectivité d’un enfant sensible traumatisé
par les haines interethniques qui formaient la trame de sa vie quotidienne dans
sa ville natale, quadrilingue, de Bialystok. Quelque chose de ces affects s’est
transmis par le biais de ses discours et de ses textes à une partie relativement
importante de la diaspora espérantophone. On sait que des idées du type "notre raison d’être est d’offrir un
terrain neutre aux participants aux conflits; nous avons une vocation historique
à la médiation" font partie de l’image patriotique que le Suisse a de
son pays, mais qu’une partie de la population helvétique a une position critique
à l’égard de cette image de marque, trop belle pour être vraie. Une dialectique
analogue se retrouve dans la mentalité de la collectivité que nous étudions :
l’exaltation d’un idéal de dialogue entre égaux, et, par réaction, la critique
parfois très satirique de la réalité espérantiste. Si l’on tient compte de tous
ces faits, il paraît difficile de nier que l’espéranto ait engendré une culture
particulière, au sens de "façon de sentir".
Ce qui différencie cette
culture des autres, c’est qu’elle ne modifie en rien l’identité ethnique et
linguistique de base. Les espérantophones ne sont pas des cosmopolites comme le
sont, par exemple, certains fonctionnaires internationaux. Ils sont très
enracinés dans leur culture locale, ce dont témoigne le fait que beaucoup sont
patoisants ou attachés à leur langue régionale (19).
L’espéranto est une des rares langues autres que le français dans laquelle on
puisse se procurer un vocabulaire breton. (20)
suite ____________ 1.
Coste-Floret, Alfred, in "Lettres reçues", Bulletin européen, 1984, 7
(juil.), p. 7. 2. Lalanne-Berdouticq, Philippe.
ibid., p. 9. 3. Deprez, Christian. "L’Europe
des cultures : oui, pas celle de l’espéranto", La Dernière Heure, 19
avril 1984. 4. La question de la valeur culturelle de
l'espéranto est traitée en détail dans Piron, Claude "Culture et espéranto" http://www.lve-esperanto.com/bibliotheque (sous "Articles et
Lettres"). 5. Tonkin, Humphrey. Code or Culture : the
Case of Esperanto (Philadelphie : University of Pennsylvania, 1968). Tonkin,
Humphrey. "An introduction to Esperanto studies", Esperanto Documents,
1976, n° 6 A. 6. D.B. Gregor. "The Cultural Value of
Esperanto", Esperanto Documents, 1979, n° 19 A. 7.
Wood, Richard E. "A voluntary non-ethnic, non-territorial speech community" in
Mackey, W.F., et Ornstein, J., réd. Sociolinguistic Studies in Language
Contact (La Haye, Paris et New-York : Mouton, 1979), pp.
433-450. 8. Hagler, Margaret. The Esperanto Language as
a Literary Medium (thèse de doctorat de l’Université de l’Indiana,
1971). 9. Auld, William. "The development of poetic
language in Esperanto" Esperanto Documents, 1976, n° 4 A. 10. Silfer, Giorgio. "La letteratura esperanto : un fenomeno unico",
Parallèles (Genève : Université, École de traduction et
d’interprétation), 1982, 5, pp .19-21. 11. Janton, Pierre.
L’espéranto (Paris : Presses universitaires de France, 2ème éd., 1977),
pp. 93-111. 12. Liu Wu-chi et Li Tien-yi. Readings in
contemporary Chinese Literature (New Haven : Yale, Institute of Far Eastern
Languages, 1953), pp. XX-XXI. 13. voir p.ex. Ba Jin,
Autuno en la printempo (Pékin : El Popola Cinio, 1980). L’avant-propos
contient un texte de l’auteur intitulé "J’aime l’espéranto" (pp.
XII-XIII). 14. Esperantlingva Verkista Asocio, Dua
Bulteno, 1985 (fév.), p. 7. 15. Il s’agit de
l’unuverso de G. Maura (voir p.ex. La Nica Literatura Revuo, 1960,
p. 161) et de la rime "schizoschématique", comme l’a dénommée le Prof. Ullman,
de la Southern Illinois University (Ullman, P. "Schizoschematic Rhyme in
Esperanto", Papers on Language and Literature, 1980, 16, pp.
430-438). 16. 88-a Universala Kongreso de Esperanto,
Kongresa Libro. 17. Janton, Pierre. "La résistance
psychologique aux langues construites, en particulier à l’espéranto", Journée
d’étude sur l’espéranto : Actes (Paris : Université de Paris VIII-Vincennes,
Institut de linguistique appliquée et de didactique des langues, 1983), p.
70. 18. L’auteur d’une des grammaires les plus connues de dialecte suisse
alémanique – Baur, Arthur. Schwyzertüütsch - Grüezi mitenand (Winterthur
: Gemsberg-Verlag, 1977) – a longtemps été le rédacteur de la revue Svisa
Esperanto Revuo. Autre témoignage : l’article en wallon de Dodet, ch. "Inte
di nos seuy-ti dit – L’esperanto", Vers l’Avenir, 9 mai 1984 (texte
favorable à l’espéranto paru dans la page dialectale "Chîjes èt paskéyes" de ce
quotidien namurois). 19. Il existe en espéranto une
anthologie catalane de 401 pages : Kataluna antologio (Barcelone :
Editorial Ibèrica, 1931). L’écrivain espérantophone Jaume Grau Casas a également
publié en catalan (p. ex. Del Parnàs dels Pobles). 20. Erwan ar Menga. Deskomp esperanteg (Rennes : Hor Yezh,
1978). Cet auteur a également publié en espéranto une traduction de son récit en
breton Priz an Daspren (Saint-Brieuc : Les Presses Bretonnes, 1982, 111 pages);
voir à ce sujet la critique très favorable du Prof. D.R. Gregor dans
Esperanto, 1985, 78, (janv.), p. 15. suite |