Espéranto : l’image et la réalité
5. L’espéranto, langue rigide et inexpressive
?
"En
ce qui concerne l’espéranto, M. Barbalace ne croit pas que
ce soit une langue souple et expressive".(1)
.
"Il est vrai aussi que l’espéranto est une langue rigide".(2).
5.1 Souplesse
Pour déterminer si l’espéranto est souple, le
meilleur test consiste à le comparer aux autres langues dans la situation qui
comporte le plus de contraintes : la traduction de poèmes et, surtout, de
chansons. Face à l’obligation d’être fidèle au sens, de rendre le caractère
évocateur des mots, de respecter le rythme et la place des rimes de l’original,
une langue rigide donnera nécessairement un résultat bien inférieur aux autres
langues soumises à la même épreuve.
Comme les espérantophones sont très
portés sur la traduction des chansons de leurs pays et des chefs-d’œuvre de
leurs littératures respectives, le matériel ne manque pas pour qui veut procéder
à cette comparaison.
Plusieurs études ont été consacrées à cet aspect
du problème (3) (4) (5), et
le lecteur qui souhaite faire le tour de la question aura tout intérêt à s’y
référer. Nous nous bornerons donc à présenter ici un seul exemple. Les
confucianistes ont condensé en quatre mots chinois une sentence recommandant aux
pères et aux fils de s’en tenir à leurs places respectives dans la société.
L’espéranto peut rendre l’idée, lui aussi, en quatre mots : la formule patro
patru, filu fil’ est fidèle à la fois au sens et au ton de l’original.
Aucune langue occidentale n’a cette souplesse. Une formule française comme
que le père se conduise en père et
le fils en fils est une traduction moins fidèle, parce que plus
précise que l’original; en outre, tout l’impact de la concision chinoise y est
perdu. Rien n’empêche toutefois de la traduire littéralement : patro kondutu
kiel patro, filo kiel fil’ (ou kiel filo). Dans un espéranto un peu
moins littéral, mais plus élégant, on pourra dire également : patro patre
agu, filo file. La souplesse de la langue de Zamenhof est incontestable :
l’association d’une combinatoire sans faille et d’un ordre des mots très libre
permet au traducteur de disposer pour chaque phrase de bien plus de possibilités
que dans une langue comme le français.
5.2 Expressivité
Quant à l’expressivité, comment la tester ? Il
n’existe pas de critère objectif. On peut d’ailleurs se demander si
l’expressivité ne dépend pas plus du locuteur que de la langue. Du moment qu’une
langue existe, on peut être assuré qu’il y aura parmi ses usagers des personnes
plus créatrices que les autres, ayant davantage le sens de la métaphore ou de
l’humour, ou plus sensibles au pouvoir évocateur des rimes et des
allitérations.
L’esprit humain est ainsi fait que les métaphores sont
inter-assimilables d’une culture à l’autre. Les expressions chinoises shimian et xinao ont été traduites
littéralement dans toutes les langues d’Europe occidentale, où elles se sont
fait une place dans le langage courant, devenant respectivement perdre la face et lavage de cerveau. Dans une
publication russe (6), nous avons même relevé l’expression
поставить точки над "и", traduction littérale de mettre les points sur les i,
alors que le i n’a pas de point dans l’écriture cyrillique ! Les interactions
entre membres de la diaspora espérantophone ont introduit dans la langue toutes
sortes de connotations et d’emplois métaphoriques qui ont largement contribué à
rendre la langue expressive.
Le meilleur moyen d’étudier l’expressivité
de l’espéranto consiste sans doute à lire dans l’original les poètes qui
s’expriment dans cette langue. Une anthologie publiée en 1984 (7)
offre au chercheur intéressé 706 poèmes, dus à 163 poètes de 35
pays des cinq parties du monde. Le lecteur sceptique pourra s’y reporter, quitte
à se faire aider pour la compréhension des textes par une personne sachant bien
l’espéranto.
A vrai dire, la tâche de cette dernière ne sera pas aisée.
Marton mi mozaikis vorte, dit par exemple le poète V. Sadler (8). La traduction "J’ai fait avec des mots une mosaïque
représentant le mois de mars" est lourde au point d’être une véritable trahison,
car l’effet poétique est obtenu, en grande partie, par la concision d’une
formule où le concept "mosaïque" est employé sous forme de verbe
transitif.
L’expressivité de l’espéranto est assurée par quatre
facteurs :
1) les structures grammaticales (voir l’exemple du
paragraphe précédent);
2) la forme de nombreux mots : tuj
(prononcé "touille») paraît plus énergique que sa traduction "tout de suite" à
la plupart des espérantophones français et c’est plus vrai encore de la forme
redoublée tujtuj, "immédiatement";
3) la conservation, par
les emprunts, des harmoniques de la langue de départ : le monème hejm,
"foyer", "maison", dégage une atmosphère du type "se sentir bien chez soi"
qu’aucune traduction littérale ne peut rendre;
4) le système de
formation lexicale : amikumi, "passer le temps entre amis", "vivre dans
le concret une relation amicale", "apprécier l'atmosphère amicale de…", désigne
un vécu universel que peu de langues expriment de façon aussi
évocatrice.
Est-il vrai que l’espéranto est inférieur aux autres
langues parce qu’il ne se prête pas à l’insulte ? Un linguiste néerlandais,
étudiant un groupe d’enfants lors d’une rencontre de familles espérantophones
réunies à Sümeg (Hongrie) du 7 au 12 août 1983, a remarqué qu’ils n’utilisaient
pas de gros mots, contrairement à des groupes comparables d’enfants s’exprimant
dans leur langue maternelle (9). Mais si l’on replace cette
constatation dans le contexte général de ce que nous pouvons apprendre par
ailleurs sur l’injure ou le langage grossier en espéranto, il semble bien qu’il
faille invoquer, en l’occurrence, d’autres facteurs qu’une lacune de la langue :
la conférence de Michel Challulau sur le juron en espéranto (10), le sketch d’Henri Vatré "Le brochet" (11)
et les paroles que prononce le capitaine Haddock dans la version en espéranto du
Crabe aux pinces d’or (12) témoignent des vastes possibilités qu’offre cette langue à
celui qui désire exprimer sa colère ou sa mauvaise humeur.
L’expressivité de l’espéranto dans le domaine érotique n’est pas moins grande,
comme pourra le constater tout linguiste soucieux de se familiariser avec la
littérature pertinente. (13) (14)
En conclusion, il paraît difficile de refuser à l’espéranto une expressivité
comparable à celle de la plupart des langues littéraires si on l’étudie en
linguiste, c’est-à-dire en analysant des enregistrements de conversation ou des
documents écrits.
suite
____________ 1. Contri,
Manlio. "Eliminer la Tour de Babel", Bulletin européen, 1984 7 (juil.),
p. 6. 2. Nivette, Jos. "Le choix d'une deuxième langue
dans une Europe unie", in Langues et Coopération européenne (Paris:
CIREEL, 1979), p. 18. 3. Auld, William. "The
international language as a medium for literary translation" in Eicholz,
Rüdiger, réd. Esperanto in the Modern World (Bailieboro, Ontario :
Esperanto Press, 1982), pp. 111-158. 4. Tonkin, Humphrey,
et Hoeksema, Thomas. "Esperanto and Literary Translation", Esperanto
Documents, 1982, n° 29 A. 5. Piron, Claude. "Chanson et
traduction : Un exemple de la souplesse de l’espéranto", Le Rotarien,
1979 (mai), 316, pp. 34-4l. 6. М.Н. "По
страницам советской печати", Посев 1984, 10, p. 8. 7. Auld, William, réd. Esperanta Antologio (Rotterdam : UEA,
1984), 887 pages. 8. Sadler, Victor. "Mozaike", La Nica
Literatura Revuo, 1959, 5, 26, p. 65. 9. Versteegh,
Kees. Pidginisierung, Kreolisierung und Esperanto (Nimègue : Université,
1984), p. 7.
10. Challulau,
Michel. "Kiel sakri en Esperanto", Revue française
d’espéranto, 1985.
11.
Vatré, Henri. "La Ezoko", La Kancerkliniko, 1977, 2, pp.
27-29. 12. Hergé. La krabo kun oraj pinĉiloj
(Tournai : Casterman, 1981). 13. Voir par exemple : Arieh
ben Guni, Libro de Amo (Byblos, 1969). 14. Le roman
de Balano, Johán, Ĉu ŝi mortu tra-fike ? (2ème éd.: Vienne: Internacia
Esperanto Muzeo, 2000) est plus pornographique que policier. suite |