Espéranto : Quelles perspectives un siècle après le premier congrès ? Conférence à Boulogne sur Mer le 2005 03 27 Ecouter en espéranto
Il y a cent ans
Un siècle. Un siècle
déjà s’est écoulé depuis ce moment extraordinaire
de l’histoire de l’humanité où Zamenhof s’est adressé
aux participants du premier congrès international d’espéranto
en disant : « Je vous salue, chers amis (1),
frères et sœurs de la grande famille humaine, qui êtes
venus de pays proches et lointains, des États les plus divers,
pour vous serrer la main en un geste fraternel (…) Notre réunion
est modeste ; le monde extérieur n’en sait pas grand-chose
et nos paroles ne s’envoleront pas par le télégraphe
vers toutes les cités (…) du monde (…). Mais la salle où
nous nous trouvons est parcourue de vibrations mystérieuses,
à peine perceptibles par nos sens, mais susceptibles d’être
reconnues par toute âme sensible : (…) les vibrations
qui accompagnent la naissance de quelque chose de grand. »
Après quoi il a ajouté : « Ici il
n’y a pas de nations puissantes et de nations faibles, de peuples
privilégiés et de peuples sans privilèges,
personne n’est humilié, personne n’est embarrassé,
(…), nous sommes tous égaux en droits ; nous nous sentons
tous membres d’une même nation, d’une même famille.
Et pour la première fois dans l’histoire de l’humanité,
nous, appartenant aux peuples les plus divers, nous côtoyons
non comme des étrangers, non comme des concurrents, mais
comme des frères qui se serrent la main (…) en toute sincérité,
d’être humain à être humain. Prenons conscience
de l’importance de ce jour, car aujourd’hui entre les murs accueillants
de Boulogne-sur-Mer, ce ne sont pas des Français qui rencontrent
des Anglais, ni des Russes des Polonais, mais des hommes qui rencontrent
des hommes.»
Sans doute, quand j’ai qualifié ce jour de 1905 de
moment extraordinaire de l’histoire de l’humanité, la plupart d’entre vous vous
êtes dit : « Il exagère ». Peut-être. Mais mon impression n’est pas sans
fondement.
J’ai été très impressionné par une histoire vraie
que j’ai découverte dans un document de l’Unesco. Il y a bien longtemps, un chef
africain que l’on cherchait à convaincre de l’intérêt qu’il y a à savoir lire et
écrire refusait de se laisser persuader. On lui a alors proposé une expérience.
Qu’il dise quelque chose, n’importe quoi, à quelqu’un qui notera ses paroles, et
on portera le papier à un autre village, et il accompagnera ceux qui feront le
trajet. Dans cet autre village, quelqu’un qui n’était pas là quand il a parlé et
qui ignore donc ce qu’il a dit lui lira ce qui est écrit. Le chef a accepté.
Quand le groupe est arrivé dans l’autre village et qu’on a lu à haute voix ce
qu’il avait dicté, il n’en est pas revenu. Quelqu’un qui n’était pas là a pu lui
répéter exactement ses paroles ! Incroyable ! Un vrai miracle !
C’est un fait que l’invention de l’écriture a eu des
conséquences impressionnantes. Nous devons une bonne partie de notre confort, de
nos plaisirs, de nos connaissances, de nos joies, de notre santé au fait que
l’écriture existe. Sans l’écriture nous ne serions pas ce que nous sommes. C’est
pourquoi on peut dire que le moment où pour la première fois des idées ou des
informations ont été transmises par écrit a été un moment clé dans l’histoire de
l’humanité, même si personne ne sait où et quand cela s’est produit.
À mon avis, le moment où, pour la première fois, des
personnes de vingt pays se sont comprises sans interprètes et sans que quiconque
doive parler la langue d’un autre peuple a été un moment clé dans l’histoire de
l’humanité. Et ce moment extraordinaire s’est présenté ici à Boulogne en
1905.
Un autre fait d’une importance capitale a eu lieu
quand Zamenhof a déclamé son poème « Prière sous l’étendard vert » : plusieurs
personne ont pleuré ! Ainsi l’argument de ceux qui prétendaient qu’une langue
née dans un cabinet ne pouvait qu’être une langue sans âme s’est trouvé anéanti
à jamais. Si la récitation d’un poème peut émouvoir jusqu’aux larmes, cela
signifie que la langue dans laquelle il a été écrit est bien plus qu’une langue
robot, qu’une langue mécanique, réservée aux échanges de la vie pratique, comme
l’affirmaient la majorité des intellectuels de l’époque. Elle peut toucher les
cœurs. Elle a une âme.
Nous sommes nombreux à avoir fait l’expérience de
cette âme dans les circonstances les plus diverses. Nous savons que l’espéranto
peut nous faire vibrer : enthousiasme, joie, déception, fureur, nous avons fait
l’expérience qu’il peut provoquer en nous tous ces états affectifs, nous savons
que nous pouvons nous disputer, nous quereller, nous mettre en colère dans cette
langue, mais aussi l’utiliser pour consoler ou exprimer notre amour, et que dans
toutes ces circonstances, l’espéranto ne se montre jamais inférieur aux autres
langues. Quand on a vécu quelque chose, on ne peut pas douter de son vécu.
Aussi, quoi que disent les sceptiques qui prennent l’espéranto pour un code sans
vie, nous savons qu’ils se trompent. Même si nous n’arrivons
pas à communiquer notre expérience au monde extérieur, le fait demeure que
l’espéranto est quelque chose de vivant, une langue dotée d’une âme. Nous le
savons parce que nous l’avons vécu. Ce n’est pas une question d’opinion, et donc
de subjectivité. C’est un fait, une chose objective, alors que l’idée que
l’espéranto est une langue sans âme n’est qu’une simple opinion subjective,
préconçue, qui ne se fonde sur aucune expérience ou observation.
À côté des faits, les opinions n’ont aucun poids, à
terme. Les opinions varient, évoluent, mais les faits restent des faits,
solides, impossibles à annuler, destinés à vaincre, parce qu’ils sont la
réalité, alors que les opinions ne sont que des images mentales, qui, si elles
ne se fondent pas sur le réel, ne peuvent que se désagréger au bout d’un certain
temps.
Les trois cerveaux humains et l’âme de
l’espéranto
Le cerveau humain est
triple. Dans sa couche la plus intérieure, il est purement
instinctif, il équivaut au cerveau d’un serpent : c’est
le siège de la partie préhistorique, la plus primitive
de notre être, c’est là que nous vivons les émotions
primaires, comme la panique, le désir, l’agression, c’est
là que se trouvent les commandes qui nous permettent d’avoir
les réactions les plus élémentaires :
prendre, nous cacher, fuir, attaquer. Mais au-dessus de ce cerveau
reptilien se trouve le cortex, qui est divisé en deux hémisphères,
semblables aux deux parties d’une noix dont on vient de briser la
coque. Ces deux hémisphères exercent des fonctions
différentes. (2) Chez un droitier, l’hémisphère
gauche est celui des mots, des chiffres, des mesures, de la raison,
de l’analyse, de la déduction, des faits, de la volonté,
de la discipline et autres choses de ce genre, c’est pourquoi je
l’appelle le cerveau de la rigueur. L’hémisphère
droit, pour sa part, est le lieu des images, des symboles non verbaux,
des sentiments, notamment des sentiments esthétiques et artistiques,
des atmosphères, de l’imagination, des métaphores,
de l’intuition, des associations libres d’idées, des rêves
et rêveries, d’une approche poétique du monde, de la
créativité, de la liberté. J’y vois le cerveau
de la confiance, car c’est lorsqu’on a confiance que cet
hémisphère déploie son incroyable fécondité.
En général, chez un individu, et souvent chez tout
un peuple, l’un des deux hémisphères prédomine.
Mais chez Zamehof les deux parties n’étaient pas seulement
très développées, elles s’intégraient
aussi de façon remarquablement harmonieuse.
Cette harmonie, on la retrouve dans la langue.
L’espéranto est rigoureux, il exige de la discipline, et donc oblige à activer
le cerveau gauche. Pensez à l’accusatif, au fait que les verbes sont ou
transitifs ou intransitifs, au sens nettement défini des prépositions.
L’espéranto est une langue plus rigoureuse que la plupart. Mais il est aussi
plus libre. Le droit de combiner les monèmes, comme disent les linguistes, donc
les racines, les affixes et les terminaisons, sans la moindre restriction est
typique du cerveau droit, de même que la liberté qui est laissée à l’ordre des
mots dans la phrase ou à bien des faits syntaxiques. Pour exprimer une idée
donnée, l’espéranto dispose de nettement plus de moyens que les autres langues.
Voyez le nombre de formules susceptibles d’exprimer l’idée « Je suis venu à
Boulogne en train » : Mi venis al Bulonjo per trajno, al Bulonjo
mi trajnis, mi venis trajne Bulonjon, Bulonjen trajnis mi, pertrajne mi al
Bulonjo venis, mia alBulonja veno estis trajna, trajne mi alBulonjis, etc.
Si l’espéranto offre à l’écrivain une souplesse et une richesse appréciables,
cela tient précisément à cette coordination rare de la rigueur et de la liberté,
à cette intégration des deux hémisphères cérébraux.
L’espéranto est unique à cet égard. Les autres
langues privilégient l’un de ces deux aspects au détriment de l’autre. Le
français et l’allemand sont rigoureux, mais laissent peu de liberté dans le mode
d’expression (comparativement). L’anglais et le chinois sont plus libres, mais
ils pèchent par manque de rigueur, et, partant, de précision. Oui, l’espéranto
est unique dans le panorama des langues. L’intellect – la tête – l’utilise avec
finesse, nuances, précision, clarté, mais l’affectivité – le cœur – y trouve lui
aussi son compte et dispose là d’un moyen sans rival pour exprimer sa fantaisie,
sa puissance émotionnelle, ses sentiments les plus intenses et les plus
intimes.
Lorsqu’une chose est exceptionnelle, on a tendance à
ne pas y croire. C’est pourquoi la majorité de nos contemporains n’arrivent tout
simplement pas à imaginer les incroyables atouts de l’espéranto.
Messages cachés
C’est précisément pour cela que j’ai utilisé, il y a
quelques minutes, l’expression «à terme». On ne peut se faire une idée exacte
du phénomène espéranto que si on le replace dans une perspective historique.
C’est parce qu’ils évitent de le faire que tant de gens disent aujourd’hui :
«la langue mondiale est l’anglais».
Cette phrase, que les médias répètent à l’envi,
réapparaît constamment dans les discours de ministres et de PDG, comme dans la
bouche de ceux qui s’adonnent au plaisir de refaire le monde autour d’une table
de bistro. Mais personne, semble-t-il, ne se rend compte qu’elle véhicule toute
une série d’idées jamais explicitées. Par exemple : «la victoire de l’anglais
est définitive», «la diversité linguistique n’est plus un problème : l’anglais
est là», «l’adoption générale de l’anglais n’a pour l’individu aucune
conséquence financière», «il n’y a pas d’alternative», « il n’y a pas de
handicapés linguistiques : si un ouvrier étranger subit une injustice parce
qu’il n’a pas su s’exprimer correctement, ou si un patron de PME perd un contrat
intéressant parce que son niveau en anglais n’est pas à la hauteur de la
négociation avec le partenaire étranger, ils n’ont que ce qu’ils méritent : ils
n’avaient qu’à bien apprendre les langues.»
Réfléchissez deux minutes. Vous sentirez que ces
messages – et d’autres – accompagnent bel et bien la fameuse phrase sur la
victoire de l’anglais. Ce sont des messages qui enferment dans une vision en
tunnel, ne permettant aucune exploration de ce qui pourrait se présenter sur les
côtés : il n’y a qu’une lueur, loin devant, l’anglais, sans lequel il n’y a pas
d’issue. Ce conditionnement empêche bien des réactions normales, comme le
serait, par exemple, de laisser émerger l’idée suivante.
Les anglophones tirent de nombreux avantages, et
d’immenses bénéfices, de l’organisation actuelle de la communication
linguistique. Les séjours linguistiques rapportent à la Grande-Bretagne un
milliard d’euros par an. «English language teaching is very big
business» («L’enseignement de l’anglais est une source d’affaires
importante»), disait naguère le bulletin d’information du Salon de l’anglais,
tenu au Barbican Centre de Londres. Et le président du British Council a
confirmé la chose : «L’anglais nous rapporte plus que le brut de la Mer du
Nord». Ces citations ne concernent que le Royaume-Uni. Or, les États-Unis
engrangent encore plus de bénéfices du vaste usage mondial de l’anglais.
Il serait normal que les populations de langue
anglaise paient ces avantages. N’est-il pas absurde que dans le monde entier,
les contribuables non anglophones versent des montants astronomiques pour que
l’État organise l’enseignement de l’anglais, dont le seul résultat est de mettre
ses citoyens dans une situation d’infériorité ? Et ceux qui bénéficient de tous
les avantages, qui reçoivent du simple fait de leur naissance une supériorité
dans toute discussion, toute négociation, tout débat et à qui l’effort
d’apprendre une langue étrangère a été épargné sont justement ceux qui ne
déboursent rien pour cet avantage impressionnant ! L’équité exigerait que les
pays de langue anglaise remboursent à tous les autres pays les mises de fonds
faites pour amener leurs citoyens à les rencontrer sur le terrain linguistique.
Par ailleurs, pendant que nous consacrons de nombreuses heures à l’étude de
l’anglais, les anglophones disposent de ce temps pour étudier les sciences, les
techniques, telle ou telle profession ou pour se détendre, se relaxer. Ne
serait-il pas normal qu’ils compensent nos pertes de temps et nos efforts dont
ils tirent beaucoup plus de bénéfices que nous ? Dans notre société néolibérale
et mondialisée, aucun avantage n’est gratuit. Ils reçoivent un avantage énorme,
qu’ils le paient ! Un peu selon le principe du «pollueur payeur».
Les messages sous-jacents, non explicités, qui
forment l’accompagnement mental et l’atmosphère affective de l’affirmation selon
laquelle l’anglais est la langue mondiale s’insinuent dans les esprits au niveau
inconscient. Comme ils ne sont pas perçus, il est impossible de s’en protéger.
Et en pénétrant dans la partie inconsciente du psychisme, ils déclenchent un
processus masochiste contre lequel seule la conscience pourrait protéger. Du
coup, les victimes de la situation s’enfoncent de plus en plus en se répétant
ces phrases, qui renforcent leur statut de victimes. C’est le système qui permet
de maintenir les esclaves en esclavage et qui empêche les gens de basse caste
d’imaginer pouvoir changer le système des castes. En se répétant comme des
perroquets ces slogans sur l’anglais, nos contemporains se persuadent que rien
ne peut être amélioré, qu’il s’agit d’une fatalité contre laquelle il est vain
de se révolter, que les maîtres ont remporté une victoire définitive et que les
perdants n’ont pas à relever la tête et surtout pas à se rendre compte qu’ils
sont perdants. C’est comme une incantation de sorcellerie, une formule magique,
dont l’effet est que les victimes acceptent de plus en plus leur condition de
victimes. Le masochisme se renforce de répétition en répétition, mais hélas les
victimes n’en ont pas conscience.
La quasi-totalité de ceux qui traitent de ces sujets
négligent un fait très important. Dans l’hémisphère cérébral droit il y a chez
tout homme une aspiration inconsciente, floue, à quelque chose d’indéfinissable,
d’impossible à nommer, parce que trop imprécis, mais qui serait excellent pour
l’ensemble du genre humain, une aspiration à une harmonie paradisiaque, à un
monde où il n’y aurait pas d’injustice. Pour vague qu’elle soit, cette
aspiration est très puissante, elle peut mettre en mouvement des énergies
individuelles gigantesques, engendrer des dévouements remarquables bien
difficiles à justifier rationnellement. Chez un certain nombre de personnes,
cette aspiration à un bien dépourvu de contour précis et impossible à désigner
s’est cristallisée dans le concept «espéranto», de sorte qu’ils investissent
une grande part d’eux-mêmes, de leur libido, dirait Freud, dans le domaine
marqué par le mot «espéranto». Ce concept se voit ainsi doté de la force
d’attraction que Carl Gustav Jung attribue à ces noyaux d’énergie, à ces
nébuleuses psychiques qu’il appelle archétypes. Il devient la concrétisation,
donc la forme pensable, d’une chose en soi impensable, de quelque chose qui se
situe au delà des limites de ce qu’on peut nommer, mais qui attire les âmes avec
une force infiniment plus grande que celle avec laquelle le plus grand
électroaimant attire le fer.
La répétition de l’idée que le problème des langues
a été résolu par le triomphe de l’anglais agit au niveau du cerveau gauche, qui
répond en bloquant la fécondité du cerveau droit, où il refoule l’archétype,
l’aspiration à la justice universelle dont je viens de parler. Cette réaction du
cerveau gauche bloque la curiosité, elle stérilise l’esprit critique. Du fait de
ce phénomène socio-psychologique, des millions et des millions de jeunes, de par
le monde, sont contraints à se livrer des années et des années durant à des
efforts disproportionnés pour tenter de maîtriser une langue dans laquelle ils
ne seront jamais à égalité avec les natifs. Or, ce fléau n’est pas nécessaire,
il existe une alternative qui donnerait à la jeunesse mondiale et à tous les
contribuables, en fait à tous les États non anglophones du monde, un soulagement
de beaucoup de charges financières très lourdes et les libérerait d’une manière
absurde d’investir son temps et son énergie nerveuse. Cela, nous, petite
collectivité marginale, nous le savons par expérience.
Mais le grand public a absorbé le message de la
victoire définitive de l’anglais. Et quand on y croit de toute son âme, sans
avoir la distance nécessaire pour regarder les choses d’un œil critique, on en
arrive fatalement à adopter une idée complémentaire : si l’anglais a vaincu,
l’espéranto a échoué.
Une façon de penser typique des
enfants de quatre ans
Malheureusement, les usagers de l’espéranto se
laissent influencer par l’opinion générale. Et ils ont tendance à y adhérer,
tout au moins dans une partie de leur être. Ils en arrivent ainsi à souffrir
d’un dédoublement qui peut être douloureux. Quelque chose en eux sait que
l’espéranto a réussi, puisqu’il a enrichi leur vie. Mais ils n’arrivent pas à
coordonner ce sentiment avec l’opinion générale pour qui l’échec de l’espéranto
ne fait pas de doute. D’où une tension entre le social et l’individuel, entre le
cerveau gauche et le cerveau droit.
Il vaut la peine d’analyser ce que disent ceux pour
qui le projet «espéranto» a sombré dans un indubitable fiasco. Si l’on se
livre à cet exercice, on est d’emblée frappé par le caractère absolu de cette
conviction. Celui qui dit : «L’espéranto a échoué» ne doute pas que l’échec
est évident, total et définitif. Cela équivaut dans son esprit à «L’espéranto,
c’est nul». Il a existé en tant que projet, le projet n’a pas abouti. Il
n’existe donc plus, si ce n’est à titre de curiosité historique.
En fait, cette impression, selon laquelle l’échec de
l’espéranto est absolu, total, définitif, ne peut se faire jour que chez
quelqu’un qui raisonne comme un enfant de moins de six ans. Chacun d’entre nous
n’est mentalement adulte que dans quelques domaines de la vie. Dans beaucoup
d’autres nous continuons à fonctionner, intellectuellement, comme des petits de
quatre ou cinq ans. À cet âge notre cerveau ne pouvait considérer simultanément
que deux concepts, qui sont toujours symétriques, opposés et
extrêmes : «grand» / «petit», «fort» / «faible», «premier» /
«dernier», «tout» / «rien». Les adultes les plus intelligents, mentalement
tout à fait à la hauteur dans leur profession et la vie quotidienne, continuent
à penser selon ce système binaire dans toutes sortes de domaines, comme la
politique, la religion, les groupes humains (nations, races, classes sociales…), le regard qu’ils portent sur eux-mêmes, les jugements sur l’autre sexe
(souvent les idées sur le conjoint), etc. L’espéranto est un domaine où il est
facile de mettre en évidence ce type de fonctionnement mental.
C’est ainsi que bien des gens sont incapables
d’imaginer que l’espéranto d’aujourd’hui diffère de la langue telle qu’elle
existait en 1887. Ce sont ceux qui disent : « Une langue vivante évolue,
l’espéranto ne peut pas évoluer, donc l’espéranto n’est pas une langue vivante,
c’est ce qui explique son échec ». Remarquez qu’il ne s’agit pas simplement d’un
manque d’information, il s’agit d’une incapacité d’imaginer
qu’une langue proposée par un seul homme puisse évoluer et s’enrichir du fait de
l’usage quotidien. C’est typique de la pensée binaire de l’enfant petit. Deux
termes seulement sont possibles : tout ou rien. Il y a la « Langue
internationale » du Dr Espéranto de 1887, et c’est tout ; à part cela, rien
n’existe qu’on puisse nommer « espéranto ». Quelle différence par rapport aux
autres réalités ! Les villes se modifient, les styles changent, les musiques
évoluent, la mode diffère sensiblement d’une décennie à l’autre, seul
l’espéranto reste figé dans son état de 1887.
Ou bien considérons la manière dont on définit le
succès. Pour la plupart, l’espéranto n’a pas réussi parce qu’il n’a pas conquis
le monde. Pour eux, sa réussite impliquerait qu’on puisse aller dans n’importe
quel pays du monde et s’adresser dans la rue à n’importe qui en espéranto en
étant sûr d’être compris. Mais ils n’appliquent pas aux autres domaines cette
conception du succès. Ils ne l’appliquent pas à l’anglais, par exemple. Et
jamais ils ne penseraient : «Les Honda sont un fiasco, il existe de très
nombreux automobilistes qui ont choisi une Toyota, une Mercedes, une Citroën,
une Ford ou une autre marque.» On applique à la réussite de l’espéranto des
critères qu’on n’utilise pas par ailleurs. N’est-ce pas intéressant ?
Perspective historique
À tout cela s’ajoute l’incapacité de situer les
événements dans un déroulement historique. En conséquence, on ignore le concept
«pas encore». Ici aussi nous voyons une différence remarquable entre
l’espéranto et les autres domaines de l’existence. Il y a bien des champs
d’activité où des personnes luttent pour améliorer la vie sociale. Par exemple
en ce qui concerne l’égalité entre êtres humains (hommes-femmes, noirs-blancs,
couches sociales par rapport à l’égalité des chances), les droits des peuples
indigènes, l’équité dans le commerce entre nord et sud, et bien d’autres. Ceux
qui luttent pour faire avancer les choses dans ces domaines disent-ils : «Notre
combat est un fiasco ?» Non. Ils disent : «Nous n’avons pas encore réussi. Il
reste beaucoup à faire».
En 1700, il y avait déjà des gens qui luttaient pour
faire abolir l’esclavage. Mais en 1850, l’esclavage existait toujours. Aurait-il
été juste, en 1850, de dire : « L’action pour l’abolition de l’esclavage a
échoué » ? Non. L’histoire nous apprend que le seul jugement correct aurait
été : «En 1850 la lutte contre l’esclavage n’avait pas encore abouti». Mais jamais dans une discussion sur
l’espéranto vous n’entendez dire : «L’action en faveur de l’espéranto n’a pas
encore abouti». Comme si la langue n’avait droit qu’à un nombre d’années limité
pour conquérir le monde et n’avait pas réussi dans le délai qui lui était
imparti. Mais pourquoi un délai ? D’où vient qu’il y ait un délai ?
L’idée que l’espéranto progresse au rythme des
phénomènes naturels, qui se développent de façon exponentielle, ne vient pas à
l’esprit des critiques. Dans une croissance exponentielle, la progression est
très lente au début, mais elle s’accélère graduellement et à partir d’un
moment-seuil elle devient très rapide. Ceux qui doutent de l’avenir de
l’espéranto ignorent l’histoire. Pensez par exemple au système métrique. Il a
été proposé par l’abbé Gilbert Mouton, prêtre à Lyon, en 1647. Cent deux ans
plus tard, en 1767, il n’était utilisable nulle part, car seuls quelques
farfelus le connaissaient. Aurait-on eu le droit de dire qu’il avait échoué ?
Pas du tout. La suite des événements montre que la seule affirmation correcte
aurait été : «Cent vingt ans après son apparition, la système métrique n’avait
pas encore eu de succès». De même, cent vingt ans après l’apparition de
l’espéranto sur la scène mondiale, on doit faire l’hypothèse que, peut-être,
l’espéranto n’a pas encore réussi à s’imposer. Pour autant,
d’ailleurs, que « réussir » doive signifier, dans ce cas, «s’universaliser»,
mais cela, c’est une autre histoire.
Cette perspective historique peut aider à se
débarrasser de la tension entre sentiment subjectif et constatation objective
dont j’ai parlé tout à l’heure. On peut choisir de se dire : «J’appartiens à
une avant-garde». De fait, ceux qui luttaient pour libérer le monde de
l’esclavage ou pour faire officialiser le système métrique avaient raison même
durant toute la période où leur action ne donnait apparemment aucun résultat
concret, et où on les regardait avec ironie, les traitant d’utopistes. Nous
pouvons nous voir dans la même situation. Bien sûr, il est possible que nous
nous trompions, mais l’hypothèse selon laquelle nous sommes des pionniers n’est
pas moins probable que l’hypothèse opposée si l’on compare avec des efforts
comparables déployés au fil de l’histoire.
Peut-on prévoir l’avenir ?
La perspective historique se révèle souvent utile
pour envisager comment l’avenir va se présenter. Certes, toute prévision est
délicate. Si l’on fait une recherche sur les pronostics faits par des gens tenus
pour spécialistes on s’aperçoit qu’ils se trompent bien souvent, en général
parce qu’un événement imprévu est venu bouleverser une évolution qui paraissait
raisonnable. Mais dans certains cas on peut pronostiquer de façon assez exacte
le déroulement ultérieur. Les prévisions démographiques, par exemple, sont
généralement fiables, et les épidémiologistes peuvent dire d’avance avec pas mal
de précision comment se déroulera la progression d’une épidémie.
Je reviens à cette idée si répandue de la victoire
définitive de l’anglais. Sur le pourtour de la Méditerranée, au premier siècle
de notre ère, on pouvait dire la même chose du grec, peut-être pas du grec
classique, mais d’un grec simplifié et peu correct, comme on dit parfois de nos
jours que la langue mondiale est le «simple bad English». En
Europe, au onzième siècle, on pouvait dire que le latin l’avait emporté. Au
dix-huitième siècle on pouvait le dire du français. Mais nous savons comment les
choses ont évolué : chacune de ces langues a fini par perdre sa position
dominante. Et le changement a chaque fois suivi l’évolution politico-économique
de la vie internationale.
La prédominance
de l’anglais dans notre société est liée à
la prédominance, politique et économique, des États-Unis.
Or, bien des faits donnent à penser que ce pays pourrait
avoir dépassé le point culminant de sa puissance et
avoir amorcé son déclin. Cette idée a été
explicitement présentée dans un rapport de la CIA,
rendu public il y a peu. J’hésite à aborder ce terrain,
parce que certains me reprocheront de faire de la politique. Il
ne s’agit pourtant pas de politique, mais de considérations
sur une évolution qui peut très bien se produire,
car elle ne contredit ni la logique ni les faits actuellement connus.
Certes, elle peut aussi ne pas se concrétiser. De quoi demain
sera fait, nul ne le sait. Mais nombreux sont les commentateurs
sérieux qui estiment que d’ici quelques décennies
l’axe politico-économique du monde sera une alliance Chine-Inde-Brésil.
Tels sont en effet les pays dont le développement est le
plus rapide et le plus marqué, et ce sont trois pays dont
le potentiel inexploité est encore énorme. C’est une
des raisons pour lesquelles bien des spécialistes pensent
que la langue mondiale de demain sera le chinois. Et de fait, dans
le monde entier, les cours de chinois attirent de plus en plus d’élèves
d’une année à l’autre.
Concrètement, qu’est-ce qui permet de dire que, peut-être – et je souligne ce «peut-être» –
les États-Unis entament leur décadence ? Bon nombre de faits dans des domaines
divers.
Considérons par exemple la
situation économique. L’économie états-unienne
(3) repose sur une construction extrêmement
fragile qu’on peut résumer en disant : le monde produit,
les États-Unis consomment. C’était déjà
vrai pour les produits industriels, mais en 2004, pour la première
fois depuis de nombreuses décennies, ce pays a été
importateur net de produits comestibles. L’agriculture et l’élevage
du pays n’ont pas réussi à nourrir la population.
Le déficit commercial des États-Unis a atteint 630
milliards de dollars. Pour s’acquitter de ces dettes, les États-Unis
doivent recevoir du reste du monde environ un milliard de dollars
par jour. Peut-on, dans ces conditions, éviter la faillite ?
Le principal pays qui permet aux États-Unis de se maintenir
à flot est actuellement la Chine, dont l’excédent
dans la balance commerciale avec les USA s’élève à
160 milliards de dollars.
Ceci concerne la différence entre les importations
et les exportations, donc l’économie privée. Si nous nous tournons maintenant
vers le domaine public, c’est-à-dire vers l’État américain, nous constatons que
ses affaires financières sont encore moins prospères. La dette nationale
s’élevait hier (26 mars 2005) à 7,79 billions de dollars, c’est-à-dire 7,79
millions de millions de dollars ou 7.79 mille milliards de dollars. (Quand Bush
a assumé la présidence en 2001, il a hérité de Clinton des caisses tout à fait
pleines ; l’État américain n’avait pas de dette à cette époque). L’essentiel de
cette somme, les États-Unis le doivent aux pays d’Asie : la Chine, par exemple,
à elle seule, a prêté au Trésor américain 83 milliards de dollars. Or, cette
dette publique ne cesse de croître à une vitesse impressionnante. L’aventure
irakienne coûte à l’État 5,8 milliards de dollars par mois. Il est douteux qu’un
pays puisse longtemps fonctionner en portant la charge d’une dette nationale
aussi lourde. C’est à cause d’elle que le dollar perd constamment de sa valeur,
au point que les pays producteurs de pétrole envisagent de plus en plus de ne
plus accepter de paiement en dollars, mais de faire de l’euro la monnaie de
référence pour le commerce du brut.
Toutes sortes d’autres
faits témoignent d’une évolution catastrophique des
États-Unis, comme la diminution du salaire moyen (4),
l’accroissement annuel de la proportion de personnes vivant sous
le seuil de la misère (5), l’ampleur de
la population carcérale (6), la plus importante
du monde et en nombre absolu et proportionnellement au nombre d‘habitants,
la dispersion excessive des forces armées hors du territoire
national ou l’écart particulièrement grand entre données
objectives et impressions subjectives, semblable à celui
qu’on observait en Union soviétique avant l’effondrement
de ce pays : par exemple, alors que tous les documents officiels
de l’administration Bush montrent que l’Irak n’est pour rien dans
l’attaque des tours new-yorkaises, plus de 50% des Étatsuniens,
à en croire les sondages, sont persuadés que les hommes
qui pilotaient les avions lancés sur les tours étaient
de nationalité irakienne.
Comprenez-moi bien. Je ne dis pas que les États-Unis
vont bientôt s’effondrer. Je ne sais pas. Personne ne sait. Peut-être
réussiront-ils, moyennant un sursaut extraordinaire, dont la population
étatsunienne est parfaitement capable, peut-être plus que beaucoup d’autres, à
rétablir la situation. Il existe dans cette population un vaste potentiel
d’énergie, de courage, de clairvoyance, et d’optimisme utile que le pays saura
peut-être mettre à profit. Je dis simplement que si l’on étudie la situation des
superpuissances de l’histoire juste avant leur effondrement, on retrouve les
mêmes traits que dans les États-Unis d’aujourd’hui.
Quel rapport avec l’espéranto ? Tout simplement que
la langue dominante est en général la langue du pays dominant. Si le statut de
superpuissance passe des États-Unis à une alliance Chine-Inde-Brésil, on peut
prévoir qu’au bout d’un certain laps de temps, les dirigeants se diront :
«Pourquoi continuer à communiquer en anglais, langue difficile, totalement
étrangère à nos cultures ?» Ils seront alors peut-être tentés d’adopter le
chinois comme langue mondiale, car dans cette alliance la Chine pèsera d’un
poids particulièrement lourd. Mais le chinois est encore plus mal adapté que
l’anglais aux exigences d’une communication internationale, du fait de son
écriture et de sa prononciation. Il est alors possible que l’on remarque que
l’espéranto est là, disponible, et répond particulièrement bien au besoin de
langue intermédiaire entre tous les peuples du monde.
Si vous trouvez que je déraille complètement, que je
juge mal les faits et leurs conséquences possibles, je vous concède bien
volontiers que vous avez peut-être raison et que je peux très bien être à côté
de la plaque. Mais que voulez-vous ? On m’a demandé de dire quelles étaient les
perspectives que j’imaginais pour l’espéranto un siècle après le premier congrès
où cette langue a servi de moyen de communication entre personnes de 20 pays
différents, et c’est ce que j’ai essayé de vous dire, avec la plus grande
sincérité. À vrai dire, tout ce que j’ai dit jusqu’ici n’était que du
remplissage. Le fond de ma pensée est beaucoup plus simple. Je crois à
l’espéranto, je crois que ce sera un jour la langue normale de communication
entre les peuples. Quand ? Dans 20 ans, dans 100 ans, dans 300 ? Je n’en ai pas
la moindre idée, et cela m’est égal.
J’y crois en vertu d’une intuition d’une puissance
invincible et je ne me vexerai pas si vous me dites que pour croire avec une
telle force à une simple intuition, il faut être fou. Mais du moment que cette
zone folle en moi ne fait de mal à personne et me rend plus heureux, pourquoi
diable en aurais-je honte et devrais-je la rejeter ? Croire à une telle
intuition peut être fou, mais cela peut être aussi quelque chose de tout à fait
sain, mentalement parlant. En effet, je peux confirmer ma façon de voir
l’évolution des décennies à venir par des arguments rationnels, fondés sur des
faits, arguments qui ne valent pas moins que les arguments de ceux pour qui
l’espéranto n’a pas d’avenir. Parce qu’en fait ils ne savent pas plus que moi ce
que le futur nous réserve. Mais ce n’est pas à cause de ces arguments que je
crois en l’avenir de l’espéranto, seulement en vertu d’une certitude de type
mystique, inexplicable, dont on ne peut pas discuter parce qu’elle a ses racines
dans mon hémisphère cérébral droit. Celui-ci, si on sait exploiter ses aspects
positifs, peut se présenter comme un jardin merveilleux, féerique, où
fleurissent la beauté, l’amitié, la fantaisie, la gaîté, la créativité. Et cette
foi que j’ai dans l’espéranto me donne tant de joie que même si elle devait se
révéler vaine au point de vue historique ou social, elle restera toujours pour
moi, au point de vue individuel, pour son aptitude à créer des amitiés et à
enrichir l’esprit, un trésor dont la valeur dépassera toujours tous les calculs
humains.
Oui, notre hémisphère
cérébral droit contient, dans sa partie paradisiaque,
un énorme potentiel de plaisir et d’énergie. Comme
je désirerais que tous les usagers de l’espéranto
découvrent et pratiquent l’art d’aller s’y promener ! Et
que tous les humains les y suivent. Jusqu’au jour où la
bela sonĝo de l’homaro por eterna ben’ efektiviĝos (7).
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1. Le
mot utilisé par Zamenhof, samideano, rendu ici maladroitement
par «ami», est en fait intraduisible, il s’analyse en
sam-ide-ano, soit «partisan» (ano) de la «même»
(sam) «idée» (ide)». 2. Dans
ce que je vais dire maintenant, quand je dirai «droit»
ou «gauche» mes paroles ne vaudront que pour la majorité,
c’est-à-dire les droitiers. Chez les gauchers les choses
sont plus complexes. 3. Permettez-moi
ce mot, qu’on retrouve de plus en plus souvent dans certains journaux
et qui est calqué sur l’espagnol estadounidense. Le
mot «américain», au sens propre, ne devrait être
employé que lorsqu’il s’agit de l’ensemble du continent.
Or, ce qui se passe aux États-Unis est bien différent
de ce qui se passe au Canada, et plus encore en Amérique
latine. 4. Le
salaire moyen est tombé de 17 dollars à 14,5 dollars
par heure en quatre ans. Les délocalisations ont fait perdre
aux États-Unis 1,8 million d’emplois. Si l’on tient compte
de la croissance démographique, le déficit d’emplois
est de 5,4 millions pour les quatre dernières années,
de sorte que bien des personnes ne survivent qu’en acceptant des
postes mal payés. Comme beaucoup vivent à crédit,
la somme des dettes des citoyens américains atteint des proportions
astronomiques. 5. D’après
les statistiques du Census Bureau (Office de la population)
45% de la population noire et 44% de la population hispanophone
vivent en dessous du seuil de misère. 6. 2,2
millions, contre 380.000 en 1975 7. Vers
qui termine le poème de Zamenhof La Espero, «L’espérance»
: «(jusqu’à ce que) le beau rêve de l’humanité
devienne réalité pour son bonheur éternel».
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