Miser sur l'espéranto
(Allocution
prononcée à l'UNESCO le 16 décembre
1986 lors d'une cérémonie marquant le
centenaire de l'apparition de l'espéranto sur
la scène mondiale. Elle retrace l'histoire de
cette langue internationale)
Le point de départ
Tout a
commencé dans les années 1870. Bialystok
est alors une ville quadrilingue: on y parle polonais,
yiddish, russe et allemand. Dans cette bourgade, qui
fait partie de l'empire des tsars, un jeune garçon
vit de douloureuses blessures psychologiques, crucifié
qu'il est entre quatre communautés, quatre religions,
quatre langues, quatre alphabets, quatre haines. Là,
bien plus qu'ailleurs, le simple fait de s'exprimer
vous catalogue. Ou vous vous exposez au mépris,
ou vous vous assurez une complicité. Tout événement
se déroule sur une arrière-fond d'identités
ethno-culturelles exacerbées. Si un Polonais
a un problème administratif à régler,
il est impensable que le fonctionnaire russe parle la
langue de son interlocuteur, mais c'est la mort dans
l'âme et l'esprit de vengeance au coeur que le
Polonais baragouine sa requête en russe.
Rilke a
dit un jour qu'un écrivain écrivait parce
qu'il ne pouvait pas s'en empêcher. Le jeune Zamenhof
a jeté les bases de l'espéranto pour la
même raison: il ne pouvait pas faire autrement.
Les identités culturelles étaient vécues,
à Bialystok, comme mutuellement agressives. Or,
leur manifestation première était la langue,
et l'accent. Dans ce contexte, employer la langue de
l'autre, ce n'est pas seulement lui reconnaître
une supériorité contre laquelle l'amour
propre se révolte, c'est aussi s'astreindre à
une infinité d'acrobaties grammaticales, lexicales
et phonétiques, c'est parcourir un terrain semé
de pièges qui semblent placés là
pour mieux vous faire tomber dans le ridicule et l'infériorité.
Ce climat
d'hostilité et d'humiliation traumatise Zamenhof,
garçon à la fois sensible et surdoué.
La situation est intolérable. Il faut faire quelque
chose pour que chacun, tout en gardant sa culture propre,
puisse communiquer avec autrui sans ces blessures d'identité
socio-culturelle qui forment la trame de la vie quotidienne
à Bialystok.
Pour cela,
il faut une langue qui n'appartienne à aucun
peuple et dont les structures suivent le mouvement naturel
de l'expression linguistique, une langue où l'on
ne doive pas faire d'acrobatie, une langue accessible
aux petits, aux obscurs, aux sans-grade. Avec la foi
naïve de la jeunesse, l'adolescent se met au travail,
associant la logique implacable de l'enfance, dont il
est encore si proche, à la méthode de
l'artiste, qui vise la beauté et ne cesse de
polir et de repolir son oeuvre.
Quelles
chances a-t-il d'aboutir? Raisonnons, si vous le voulez
bien, en parieurs. Auriez-vous parié, vous, pour
l'oeuvre d'un garçon de 17-18 ans, perdu dans
une petite ville provinciale d'un pays provincial, qui
s'était attelé à une tâche
démesurée: donner l'impulsion à
une langue nouvelle?
Une histoire faite d'épreuves
Reprenons
cette histoire étape par étape. Voici
que le père du jeune homme l'envoie étudier
au loin et lui fait promettre de cesser son jeu linguistique.
N'est-il pas réaliste de prévoir que le
garçon va comprendre l'absurdité de son
projet? En fait, il persiste. Quand il a 27 ans, il
décide de publier le fruit de son travail. Il
fait le tour des éditeurs. Mais ces hommes ne
sont pas fous: aucun n'en veut. Il fera donc imprimer
à ses frais une petite brochure, minable, car
il n'a guère d'argent. Sans accès à
un réseau de librairies, quelles chances a-t-il
de la diffuser? Vous miseriez sur lui, un parfait inconnu,
à ce moment-là?
Le projet
fait tout de même quelques adeptes, essentiellement
dans l'Empire russe. Une revue commence à paraître
dans cette ébauche de langue. Tolstoï, enthousiasmé,
se met à y écrire. Mais il tombe en disgrâce
et la censure tsariste interdit cette publication, seul
lien existant entre les premiers usagers. Apprenant
cette nouvelle, vous parieriez, vous, qu'une langue
vivante naîtra progressivement d'un projet aussi
mal parti?
Mais la
vie n'est pas logique. Dans les cinq parties du monde,
des gens découvrent ce langage et se mettent
à l'apprendre. Les linguistes se gaussent: chaque
locuteur, disent-ils, va être victime de ses habitudes
phonétiques, grammaticales, sémantiques.
Ces gens ne se comprendront pas. Pour qui pariez-vous
à ce moment-là? Pour le jeune amateur,
ou pour les spécialistes unanimes?
Certes,
au premier congrès, qui se tient à Boulogne-sur-Mer
en 1905, les usagers de la langue se comprennent parfaitement,
mais pourquoi prendrait-on au sérieux un petit
groupe de farfelus? Dans l'optique des salons parisiens,
qui, à l'époque, donnent le ton pour tous
et sur tout, la langue n'est pas faite pour séduire.
Elle est pleine de k, de j, de consonnes affublées
d'accents circonflexes ridicules. Elle donne une impression
d'étrangeté et de barbarie. Toute l'intelligentsia
du monde, ou à peu près, la rejette. Le
manque de réalisme de l'auteur apparaît
d'ailleurs dans le choix saugrenu de consonnes à
circonflexe qui n'existent dans aucune imprimerie, de
sorte que si l'on veut publier quelque chose dans cette
langue, il faut commencer par faire fondre de nouveaux
caractères d'imprimerie. Allons, un peu de bon
sens! Parier ne fût-ce que pour la survie de cette
langue, c'est jeter son argent par les fenêtres.
La guerre
de 1914 éclate. Zamenhof meurt. Faites vos jeux,
Mesdames et Messieurs... Qui accepte de miser sur cette
langue orpheline, symbole de relations entre égaux
dans un monde agité par la loi du plus fort?
Nous arrivons
aux années 20. A la Société des
Nations, la délégation iranienne propose
d'adopter l'espéranto dans les relations internationales.
Ahurissement général! Et branle-bas de
combat chez les grandes puissances. "Il faut enterrer
ce projet, dangereux pour notre suprématie culturelle!"
Ces États sont influents et riches, leurs délégués
ne reculent pas devant la mauvaise foi la plus éhontée.
Une fois encore, le projet est ridiculisé et
écarté. Honnêtement, est-ce sur
lui que vous auriez misé?
Voici l'avènement
de Staline et d'Hitler. Pour Hitler, l'espéranto
est la langue de la conspiration juive et des francs-maçons,
pour Staline, celle du cosmopolitisme bourgeois. Dans
les années 40, ces deux hommes exercent le pouvoir
sur la quasi-totalité de l'Europe continentale.
L'espéranto est interdit, ses stocks de livres
sont liquidés, bon nombre de ses partisans sont
enfermés dans les camps de concentration. Au
Japon, en Chine, en Espagne, au Portugal, les régimes
au pouvoir pratiquent à son égard une
politique moins violente, mais qui va dans le même
sens. Pour quelle issue raisonnablement parier à
cette époque, sinon pour la mort de l'espéranto
à bref délai?
La fin
de la deuxième guerre mondiale voit l'entrée
en scène de l'interprétation simultanée.
Celle-ci résout apparemment le problème
de la communication dans les congrès et conférences,
mais, en fait, elle déguise mal une évolution
qui donne à l'anglais une suprématie incontestée.
Il est manifeste pour tous que l'anglais tend au monopole
dans les relations internationales. C'est la langue
des agences de presse, des multinationales, de l'édition
scientifique aussi bien que des chansons sur lesquelles,
dans le monde entier, danse une jeunesse habillée
à l'américaine.
La situation actuelle
Face à
ce Goliath, l'espéranto est un David, petit au
point d'être pratiquement invisible. Voyant les
rivaux en présence, qui, raisonnablement, va
parier pour lui? Comment miser sur une langue que ne
soutient aucun vaste mouvement social, que les puissances
d'argent ignorent, que les médias passent sous
silence, que l'intelligentsia dénigre ou croit
mort-née? Abondamment agressée tout au
long de son histoire, tant sur le plan de la politique
que des idées, elle n'a aucun allié, aucune
aide extérieure. A une époque où
l'image est reine, elle n'a pas les moyens de faire
de la publicité. Elle n'a pour se propager que
ses qualités intrinsèques.
Et cependant,
si l'on se fonde sur des critères objectifs,
comme la production de livres, la participation aux
réunions internationales, l'aire géographique
couverte par les petites annonces de la presse espérantophone,
la quantité de manifestations, les émissions
régulières à la radio, le nombre
de localités où la langue de Zamenhof
est représentée, etc., on s'aperçoit
que, avec des hauts et des bas suivant les aléas
de la vie politique et économique, l'espéranto
n'a jamais cessé de se propager et que, depuis
une dizaine d'années, en particulier, sa progression
connaît une remarquable accélération.
Si, en
1976, 30 universités l'enseignaient, on en compte
cette année 125, soit une multiplication par
plus de 4 en 10 ans. L'espéranto sert de véhicule
à une production littéraire considérable,
qui va en se développant. C'est la langue du
monde dans laquelle on traduit le plus de chansons.
Il est parlé chaque jour à la radio dans
des pays aussi différents que la Chine et la
Pologne. Il est le moyen de communication quotidien
de nombreux couples binationaux. Il est la langue maternelle
d'un certain nombre d'enfants. Et l'étude objective
du rapport efficacité/coût le révèle,
dans la communication interculturelle, bien supérieur
à l'anglais ou au recours à la traduction
et à l'interprétation simultanée.
Si vous
aviez tenu entre les mains la petite brochure de Zamenhof
en 1887, auriez-vous imaginé qu'un peu moins
d'un siècle plus tard, le congrès international
le plus vaste de toute l'histoire de Chine se déroulerait
à Pékin dans cette langue, dont le germe
tout neuf se présentait à vos yeux? Auriez-vous
parié à cette époque qu'en 1986
il ne se passerait pas un seul jour sans qu'il n'y ait
quelque part dans le monde une conférence, un
congrès, une rencontre internationale tenus en
espéranto? Telle est pourtant la réalité.
Le rôle de l'affectivité
individuelle
Ce décalage
entre des paris sensés et la réalité
vérifiable devrait nous interroger. En fait,
tous ces jugements négatifs partent d'une même
erreur: on néglige de vérifier la réalité,
c'est-à-dire de déterminer comment l'espéranto
fonctionne en pratique par comparaison avec les autres
systèmes de communication en usage dans les situations
interculturelles. En outre, on surestime les pressions
extérieures et sous-estime le rôle de l'affectivité
individuelle dans un processus de propagation et de
vitalisation linguistiques.
Si la langue
de Zamenhof manifeste une vitalité plus grande
que certaines langues à statut officiel, comme
le gaélique et le romanche, c'est parce que l'être
humain aime créer, jouer, être libre et
aimer.
Les structures
de l'espéranto stimulent la créativité
langagière, brimée chez chacun, dans les
autres langues, depuis l'entrée à l'école.
Elles donnent au langage une coloration ludique qui
suscite le mépris des gens qui se prennent au
sérieux, mais qui répond à une
demande psychologique importante ancrée dans
nos tréfonds. Par sa souplesse grammaticale,
lexicale et stylistique, l'espéranto donne un
sentiment de liberté dans l'expression qu'aucune
langue ne confère au même degré,
et ce, sans imposer de longues années d'étude.
Et surtout, il permet de nouer des amitiés réelles
et durables par-delà les frontières culturelles
et répond ainsi à un besoin affectif plus
profond qu'on ne le croit généralement.
Le fait
est qu'en un siècle d'existence, l'espéranto
a tissé sur toute la surface du globe d'innombrables
réseaux d'amitiés entre personnes de toutes
les couches sociales, de tous les milieux culturels.
Sur ce terrain-là, il n'a pas de rival.
Il serait
en droit de regarder de haut tous ceux qui, depuis un
siècle, perdent leurs paris contre lui. Mais
ce n'est pas son style. Il ne s'impose pas. Il lui suffit
d'être, et de vivre. Disponible, pour ceux qui
veulent jouer le jeu. Discret, voire invisible, pour
ceux qui lui préfèrent des systèmes
plus coûteux, plus injustes et plus compliqués.
Tout juste attristé qu'on le prenne si souvent
pour ce qu'il n'est pas et qu'on perçoive si
mal encore tout ce qu'il peut apporter, dans les relations
entre les peuples, non seulement à l'amitié
et à la facilité, mais aussi à
la justice et au respect de la dignité linguistique
de chacun.
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