Culture et espéranto
Note de l'auteur. — Le texte du présent document incorpore toute une série de
suggestions faites par MM. Claude GACOND, Roland GRANDIÈRE, Henri MASSON et
Germain PIRLOT. Qu'ils trouvent ici l'expression de ma très vive gratitude.
1. Complexité de la notion de culture
2. Étude des langues : objectifs proclamés
et réalité
3. Culture ou pseudoculture ?
4. La culture espérantophone : réponses
à quelques objections a priori
5. Une culture se juge sur pièces
6. Avantages culturels, pour les élèves,
de l'étude de l'espéranto ?
7. L'apport de la créativité
8. Conclusions
1. Complexité de la notion de culture
Le terme «culture» exprime une notion complexe, recouvrant des éléments qui
appartiennent au domaine des connaissances, à celui de la sensibilité,
esthétique ou affective, et à celui de la mentalité. Il peut s'appliquer à une
personne ou à une vaste collectivité. On dit d'un être humain qu'il est cultivé
lorsqu'il a atteint un niveau suffisamment élevé dans les trois domaines. Si ce
n'est pas le cas, on parlera d'érudit, d'expert, d'esthète, d'esprit ouvert,
mais non de personne cultivée.
Ces trois domaines se retrouvent également lorsque le terme «culture» est
appliqué à une collectivité, qu'elle soit ethnique, nationale ou de quelque
autre catégorie. Une culture, dans ce sens, représente un ensemble de
connaissances et de conceptions, un certain type d'art et de sensibilité, une
manière particulière d'aborder le réel ou de percevoir le monde, tous ces
éléments conférant à un groupe humain une certaine spécificité.
La réponse de Monsieur le Ministre semble supposer que langue, culture et
civilisation se recoupent terme à terme. En fait, c'est loin d'être le cas. Il
peut y avoir culture ou civilisation à des niveaux très différents. Si l'on
parle si facilement de «civilisation occidentale» ou de «culture africaine»,
c'est bien parce que l'on pressent que ces concepts transcendent celui de la
langue et peuvent s'appliquer à des collectivités bien plus vastes qu'un groupe
linguistique.
L'inverse est également vrai. Il est parfaitement légitime de considérer les
civilisations britannique et américaine comme deux entités distinctes, même si
elles s'expriment l'une et l'autre dans une langue pratiquement identique.
On remarquera qu'il n'y a pas davantage coïncidence entre langue et peuple.
Les peuples irlandais et américain ne se confondent ni entre eux, ni avec le
peuple anglais, et un Suisse romand a beau partager la langue de Molière avec
ses voisins français, il ne se sent pas — il n'est pas — membre du peuple
français. L'appartenance à un même peuple implique une participation à une
histoire, à des traditions, à un sentiment d'identité en grande partie
indépendants de la communauté de langue.
Notons enfin qu'on ne peut participer à une culture sans connaitre la ou les
langues auxquelles elle est traditionnellement attachée. Bien des Chinois de
Hong-Kong ou de Singapour sont de culture chinoise mais de langue anglaise, et
ce qui distingue de ses compatriotes un Juif athée qui ne sait ni le yiddish, ni
l'hébreu, ni aucune des autres langues parlées dans la diaspora juive (latino,
tata, araméen...), c'est qu'il partage avec elle un ensemble de connaissances et
d'habitudes intellectuelles, un certain type de sensibilité, une façon
particulière de ressentir le monde : on peut être nourri de culture juive sans
que la langue ou le pays y soit pour quoi que ce soit. Culture, pays, peuple et
langue sont des réalités qui ne coïncident pas nécessairement.
2. Étude des langues : objectifs proclamés
et réalité
Monsieur le Ministre a parfaitement raison d'assigner deux objectifs
possibles à l'étude d'une langue : accès à une culture et communication. Mais sa
réponse, axée sur l'idéal, fait trop facilement fi de la réalité.
Si le but de l'enseignement des langues est, pour l'Éducation nationale,
l'accès à une culture, ce ne l'est ni pour les parents, ni pour les élèves. Ce
que ceux-ci réclament, c'est un moyen de communiquer avec l'étranger, de
s'élever dans l'échelle sociale ou d'améliorer leurs chances
professionnelles.
Certes, il est beau de tendre vers des objectifs élevés, mais, sous peine de
donner dans l'utopie, il faut se poser la question de savoir s'il est réellement
possible de les atteindre.
Interrogez donc les jeunes qui ont
fait au lycée six années d'anglais, d'allemand ou
d'espagnol. Vous verrez que seul un infime pourcentage est à
même de s'exprimer dans la langue étudiée. «Nous avons constaté qu'au niveau du baccalauréat,
un enfant sur cent seulement parvient à s'exprimer correctement
dans une langue étrangère. Quant à une deuxième
langue, le résultat final aux plans de la culture et de l'élocution
dépasse rarement le niveau du balbutiement», constate
un pédagogue (1). Un niveau aussi élémentaire
est-il comparable avec un accès authentique à la culture
?
En outre, le lycéen moyen n'est pas particulièrement cultivé à l'égard de la
civilisation à laquelle se rattache la langue choisie. Il suffit pour s'en
rendre compte d'inviter quelques élèves d'anglais, pris au hasard, à parler de
Shakespeare, de Tennyson ou de Graham Greene. Ils n'en savent pas plus que bien
des personnes qui n'ont pas appris la langue, mais qui se sont intéressées à la
littérature anglaise en recourant à des traductions.
Bref, si l'on quitte les hautes sphères de l'utopie pour redescendre sur
terre, on s'aperçoit que l'Éducation nationale n'est pas en mesure d'ouvrir, par
l'enseignement scolaire des langues, l'accès à la capacité de communiquer
convenablement, ni cet accès à la culture qu'a invoqué Monsieur le Ministre dans
sa réponse précipitée.
3. Culture ou pseudoculture ?
Quelle est la personne réellement cultivée ? Celle qui sait ou celle qui
croit savoir ? Celle qui apprécie par elle-même ou celle qui répète ce que tout
le monde dit ? Celle qui s'abstient de juger tant qu'elle n'a pas étudié la
question ou celle qui tranche avant d'ouvrir le dossier ?
La vraie culture est, heureusement, dument représentée au sein de la
population. Mais elle est, par définition, modeste et se fait facilement
vaincre, lors de la décision, par une rivale particulièrement puissante de nos
jours : la pseudoculture.
Celle-ci se caractérise par une aptitude à parler avec un ton d'autorité de
sujets dont on ignore tout, mais sur lesquels on possède quelques idées glanées
au hasard des magazines et des conversations de salon. Elle recherche moins la
vérité que l'approbation générale et prend la modestie pour de l'insignifiance.
Elle donne facilement dans la condescendance. Simplificatrice, elle prétend
régler en un tournemain des questions très complexes, sans même se douter qu'il
pourrait y avoir des faits à vérifier.
Une bonne partie des jugements sur l'espéranto que l'on entend ou lit de nos
jours relève de la pseudoculture.
Peut-être Monsieur le Ministre
et ses services n'ont-ils pas eu le temps de se documenter. Si c'est
le cas, il est encore temps de le faire. Il est patent, en effet,
qu'ils n'ont pas consulté la documentation disponible sur
la valeur pédagogique de l'espéranto et sur la culture
espérantophone ; qu'ils n'ont pas comparé les apports
culturels réels que permettent l'étude de l'espéranto
d'une part, celle des autres langues d'autre part ; qu'ils n'ont
pas cherché à savoir si, à niveau d'instruction
égal, les espérantophones étaient, dans l'ensemble,
mieux familiarisés avec les cultures étrangères
que leurs concitoyens ; qu'ils n'ont pas demandé un avis
motivé aux professeurs d'espéranto des trois universités
françaises où cette langue est enseignée (Aix-Marseille,
Clermont-Ferrand, Rennes) ; bref, qu'ils ont agi avec beaucoup de
légèreté, pour ne pas dire avec un étonnant
manque de respect envers les signataires des propositions de loi
déposées au sujet de l'espéranto (2).
Il serait intéressant de connaitre les publications qui ont aidé Monsieur le
Ministre à orienter sa décision. Il est en effet hors de doute qu'elles sont
loin d'être complètes et à jour, c'est-à-dire de correspondre au niveau actuel
de l'interlinguistique et de l'espérantologie. En d'autres termes, c'est une
réponse non fondée qu'a donnée Monsieur le Ministre. Il ferait preuve de sagesse
s'il acceptait de la reconsidérer.
4. La culture espérantophone : réponses à
quelques objections a priori
Notons, tout d'abord que l'argument de Monsieur le Ministre, selon lequel
l'espéranto serait une «langue créée pour les besoins de la seule communication» n'est pas recevable, et ce, pour trois raisons.
Premièrement,
il est manifeste que L. L. Zamenhof (l'initiateur de l'espéranto,
ndlr) visait autre chose que la simple communication. La
meilleure preuve en est que la petite brochure qui marque la première
apparition publique de son projet contenait déjà un
poème original (3) ; la poésie a
d'ailleurs occupé une place de choix tout au long de l'élaboration
qui a abouti à la «Langue Internationale» de
1887 (4).
Deuxièmement, toute création tombant dans le domaine public subit une
évolution qui l'éloigne parfois beaucoup de sa destination initiale. Edison ne
se doutait pas, quand il a conçu l'enregistrement sonore, que son invention
servirait un jour essentiellement au plaisir des mélomanes. Et lorsque Panini a
créé la grammaire sanskrite, pour des besoins exclusivement liturgiques et
théologiques, il ne s'attendait pas à voir son œuvre servir par la suite de
langue littéraire à une vaste partie de l'Inde. Un argument qui ignore l'action
de l'histoire est dépourvu de fondement.
Troisièmement, L. L. Zamenhof n'a pas «créé» une langue. Il s'est borné à
jeter les bases rationnelles d'un moyen d'expression linguistique qui ne s'est
transformé en langue vivante que par l'usage. Ce serait une grave erreur de
ramener l'espéranto tel qu'il se parle et s'écrit aujourd'hui au contenu de la
petite brochure de 1887.
Quoi qu'il en soit, si
Monsieur le Ministre voulait bien lire le chapitre 5 — «La
littérature » — du "Que Sais-je ?" consacré
à la langue de Zamnehof (5), il découvrirait
que l'espéranto donne bel et bien accès à une
culture. Que cette culture soit souvent méconnue ne l'empêche
pas d'exister. On ne supprime pas une réalité en l'ignorant.
Cette culture a sa spécificité
dans les trois domaines mentionnés ci-dessus : éléments
cognitifs (6), sensibilité (7),
mentalité (8), mais cette spécificité
s'intègre harmonieusement aux autres appartenances ethniques
et culturelles. De même qu'on peut être à la
fois de culture alsacienne et de culture française, de culture
britannique et de culture hindoue, de même on peut avoir une
double identité culturelle, l'une nationale ou ethnique,
l'autre dérivant de l'appartenance au monde de l'espéranto.
Parfois causes de tensions psychologiques — et souvent à
la suite de ces tensions —, ces doubles appartenances représentent
en fait dans la plupart des cas un enrichissement pour la personnalité.
La spécificité
culturelle de l'espéranto représente-t-elle un handicap
par rapport à sa vocation universelle ? L'exemple du latin
médiéval et de la koïné grecque
en Méditerranée orientale au début de notre
ère montre qu'il n'en est rien. Une langue peut être,
au départ, marquée par les caractéristiques
d'une collectivité limitée et pourtant se prêter
admirablement à la communication entre personnes de mentalités
complètement différentes. L'espéranto présente
moins de risques que les autres langues à cet égard,
précisément parce que c'est une langue inter-peuples
dès l'origine, au substrat totalement interculturel.
Ceux qui estiment que la culture espérantophone n'est pas une vraie culture
parce qu'elle n'est pas attachée à un pays oublient qu'il existe d'autres
exemples de cultures de diaspora : la culture romanie (tzigane) et la culture
yiddish, pour n'en citer que deux.
Reprocher à l'espéranto sa jeunesse revient à démontrer que l'on connait mal
l'histoire culturelle de l'humanité. L'espéranto existe depuis à peu près un
siècle. Il existait déjà une culture chrétienne, avec sa mentalité, son type de
sensibilité, son art propre — culture de diaspora, elle aussi — un siècle à
peine après la naissance du christianisme ; cette culture était spécifique, bien
différente de l'univers mental gréco-romain au milieu duquel elle vivait. Autre
exemple : dès que Dante eut écrit la Divine Comédie dans la langue qu'il avait
forgée, empruntant son lexique aux divers dialectes italiens, puisant largement
dans les langues anciennes, choisissant arbitrairement telle ou telle autre
forme grammaticale, il existait une œuvre culturelle digne d'être étudiée. Point
n'était besoin d'attendre un siècle pour qu'on puisse parler de culture.
Certains n'arrivent pas à croire à l'existence d'une culture propre à
l'espéranto parce que, disent-ils, c'est une langue sans peuple. De nouveau, il
s'agit d'une méconnaissance de l'histoire culturelle de notre planète. Il ne
peut y avoir de culture, ou d'ailleurs de langue vivante, sans une collectivité
attachée à cette culture ou à cette langue et animée du désir, conscient ou non,
de la faire vivre. Mais «collectivité» ne signifie pas «peuple». La culture
chrétienne des premiers siècles n'était pas liée à un peuple unique, très loin
de là, elle était l'œuvre collective d'éléments très disparates de la partie la
plus cosmopolite de l'Empire romain. La culture latine du Moyen-Âge et de la
Renaissance était elle aussi polyethnique, comme l'était la culture sanskrite,
comme l'est la culture swahilie. On l'a vu dans l'introduction : les notions de
culture, de langue et de peuple ne se recoupent pas terme à terme.
Quant à ceux qui dénient à l'espéranto toute valeur culturelle sous prétexte
que ce serait «l'œuvre d'un seul homme», ils démontrent par là leur ignorance
des faits historiques. La petite brochure de Zamenhof n'était qu'un point de
départ et l'espéranto d'aujourd'hui est la résultante d'un foisonnement de
communications qui couvrent la majeure partie du globe depuis quatre
générations.
Au demeurant, il n'y aurait rien
d'anormal à ce qu'une langue littéraire naisse du
talent linguistique d'un homme ou de l'impulsion d'un mouvement.
Les langues littéraires italienne et russe n'existeraient
pas s'il n'y avait pas eu Dante et Lomonosov. Et le chinois littéraire
d'aujourd'hui — plus jeune que l'espéranto (9)
— est né d'un mouvement comparable à celui de la Pléiade.
(Le chinois écrit jusqu'en 1919 était aussi différent
du chinois écrit actuel que le latin l'était du français
lors la constitution de notre langue écrite.)
En fait, toute langue littéraire vivante implique un réseau complexe
d'interactions entre créateurs-chercheurs (écrivains), créateurs spontanés
(usagers, et notamment la partie de la population qui a le plus de verve) et
codificateurs (grammairiens, enseignants), ces termes désignant des fonctions et
non des personnes (une même personne peut passer de l'un de ces rôles à
l'autre). Si l'on étudie l'histoire de l'espéranto, on s'aperçoit qu'il ne
diffère pas des autres langues à cet égard : ce même jeu d'interactions y est à
l'œuvre depuis le début.
Il est piquant de constater
que les défenseurs de l'espéranto doivent faire face
aujourd'hui aux objections que réfutait déjà
la Défense et Illustration de la langue française.
Mais qui, de nos jours, se souvient de Du Bellay : «Les langues
ne sont nées d'elles-mêmes en façon d'herbes,
racines et arbres (...) mais toute leur vertu est née au
monde du vouloir et arbitre des mortels» (10)
? Ou encore de Rabelais, parfaitement conscient lui aussi du caractère
conventionnel et arbitraire du langage : «C'est erreur de
dire que nous ayons langage naturel : les langues sont par institution
arbitraire et convention des peuples» (11)
?
5. Une culture se juge sur pièces
Les considérations qui précèdent
n'ont été formulées ici que parce que Monsieur
le Ministre s'exprime comme si l'inexistence d'une culture espérantophone
allait de soi. En fait, il aurait sans doute été indiqué
de refuser purement et simplement de s'attarder sur des objections
a priori. Une culture se juge sur pièces. Dès lors
qu'elle vit et que les documents sont là, disponibles à
tout chercheur de bonne foi, elle ne devrait pas avoir à
faire la preuve de son existence (12).
Mais, dira-t-on, il ne suffit pas qu'une culture existe, encore faut-il
qu'elle présente un intérêt justifiant l'inclusion de la langue correspondante
parmi les matières à option.
Il serait facile de démontrer que la littérature originale en espéranto est
plus riche que la littérature bretonne et plus variée que la littérature
néerlandaise, ou encore qu'il parait en espéranto plus de revues littéraires
qu'en occitan, toutes langues dont nul ne conteste plus la valeur
culturelle.
Mais il vaut mieux laisser
au lecteur le soin de juger par lui-même. S'il parcourt les
135 pages consacrées à la littérature de l'espéranto
dans l'ouvrage de Lapenna, Lins et Carlevaro cité en annexe
(avant-dernier titre de la note 12), il n'aura
plus aucun doute à ce sujet. Peut-être voudra-t-il
en outre méditer ces quelques lignes écrites par un
professeur de littérature américaine au terme d'une
étude de la littérature originale de la langue de
Zamenhof : «Après une expérience de trois quarts de
siècle étendue peu à peu à tous les
pays, la preuve est faite qu'une langue artificielle peut exprimer
toutes les richesses de l'âme lorsque, comme l'espéranto,
elle a su créer et développer la sienne.» (13)
C'est un fait : à l'instar d'autres cultures de diaspora — culture yiddish,
culture chrétienne des premiers siècles —, la culture espérantophone est
spécifique, elle a un esprit, un génie, une âme qui lui sont propres.
Proportionnellement au nombre de locuteurs, elle est extrêmement productive et
sa vitalité est remarquable, de même que sa qualité. Toutes sortes d'indices en
témoignent.
Citons par exemple cet éditeur
d'œuvres littéraires qui remarquait naguère que le
tirage d'un recueil de poèmes originaux en espéranto
était actuellement supérieur à celui d'une
publication comparable en français (14).
Ou encore le fait suivant.
Un auteur généralement considéré comme
l'un des meilleurs romanciers chinois contemporains, Bajin (Bakin,
Pa Kin), qui n'a pas honte de proclamer son appartenance au monde
espérantophone et toute l'estime qu'il porte à sa
culture, a lui-même expliqué dans la préface
à son roman Automne au printemps qu'il avait tiré
son inspiration d'une œuvre originale en espéranto, "Printemps
en automne", du Hongrois J. Baghy (15). Entre
tant de détracteurs de la langue internationale et l'un des
chefs de file de la culture chinoise, n'est-il pas raisonnable de
préférer l'avis le plus autorisé, c'est-à-dire
l'opinion de celui qui a fait la preuve de son génie littéraire
et qui, de surcroit, juge une culture qu'il connait, lui, personnellement
?
Notons enfin que la vitalité
et la spécificité de la culture espérantophone
se traduisent également par l'originalité au niveau
de la forme. Comment une langue pourrait-elle engendrer une forme
poétique tout à fait originale (16)
si elle se ramenait à une «simple transcription linguistique » ?
6. Avantages culturels, pour les élèves,
de l'étude de l'espéranto ?
(17)
A. Originaux
Il est bon qu'un pays offre aux jeunes qui vont entreprendre l'étude d'une
langue étrangère la possibilité de choisir parmi une large gamme d'idiomes et
l'on peut regretter de voir les lycéens tirer si peu parti de l'occasion qui
leur est faite de se familiariser, par ce biais, avec quelques-unes des cultures
les plus intéressantes du monde. Chacune des langues proposées aux élèves ne
peut qu'inspirer un profond respect et il serait souhaitable que les choix des
parents se répartissent de façon moins déséquilibrée. Il n'est pas question,
ici, de demander une place privilégiée pour l'espéranto.
Mais il faut être objectif. Si l'on étudie les avantages culturels qu'un
élève retire de l'étude de l'espéranto d'une part, des autres langues d'autre
part, force est de constater que la balance penche en faveur de la langue de
Zamenhof, et ce, pour plusieurs raisons.
Tout d'abord, un élève
acquiert en une année scolaire une maitrise suffisante de
la langue pour que les années suivantes soient exclusivement
consacrées à la littérature et aux autres expressions
de la culture (18/19/20/21/22).
Cette remarque n'est applicable à aucune des langues que
peuvent apprendre les élèves de l'enseignement secondaire.
L'accès à la culture dont parle Monsieur le Ministre
n'est actuellement, si l'on regarde la réalité en
face, qu'une timide introduction. Ce n'est qu'au niveau de la Faculté
de Lettres qu'un tout petit pourcentage de jeunes pénètrent
réellement les cultures anglaise, allemande, espagnole ou
autres.
Dans le cas de l'espéranto, la situation est tout à fait différente. Un an à
peine après en avoir amorcé l'étude, les élèves se trouvent déjà en mesure
d'aborder la culture dont il est porteur. À ce stade, ils sont pratiquement au
même niveau, par rapport à la littérature espérantophone, que le jeune Français
par rapport à la littérature française.
Mais ce n'est pas tout. L'univers auquel le jeune a immédiatement accès
plonge ses racines dans des traditions culturelles d'une très grande variété.
L'enrichissement de l'esprit qui résulte de sa découverte est d'une qualité
difficilement imaginable pour qui n'en a pas fait l'expérience.
En étudiant la littérature d'expression française, on peut pressentir l'âme
flamande à travers Verhaeren et la sensibilité africaine à travers Senghor, mais
ces exemples sont l'exception. En espéranto, ils sont la règle. Lire, par
exemple, les poèmes de Kálmán Kalocsay et les romans de Sandor Szathmári, c'est
découvrir la culture espérantophone, certes, mais aussi l'âme hongroise. À
partir de sa deuxième année d'espéranto, l'enfant va entrer en contact avec
toutes sortes de sensibilités : islandaise avec Baldur Ragnarsson, catalane avec
Jaume Grau Casas, écossaise avec William Auld, brésilienne avec Geraldo Mattos,
lettone avec Nikolai Kurzens, japonaise avec Miyamoto Masao... La palette est
riche, et si l'on tient compte de son accessibilité presque immédiate, on voit
que l'espéranto est mieux placé que toutes les autres langues offertes aux
jeunes Français pour assurer un véritable accès à une culture.
Certains lecteurs se demanderont peut-être comment on peut arriver à
assimiler en une année seulement une langue dotée d'un réel pouvoir d'expression
et d'évocation. Faute de connaitre l'espéranto — ou d'autres langues qui
permettent une performance comparable, tel l'indonésien —, ils croient que «richesse» est synonyme de «complication». Mais un alphabet de 26 lettres
permet des chefs-d'œuvre aussi remarquables qu'une écriture complexe comptant
des dizaines de milliers d'idéogrammes, et les sept notes de la gamme suffisent
à écrire des symphonies d'une puissance artistique indiscutée.
L'explication du miracle réside essentiellement dans la richesse d'une
combinatoire dépourvue de lacune. Une démonstration approfondie ne serait pas à
sa place ici, mais un exemple suffira sans doute à permettre au lecteur
d'entrevoir ce dont il s'agit.
«Chant» et
«musique» sont des notions très proches, puisqu'il
s'agit dans les deux cas d'exprimer des sentiments ou de produire
de la beauté au moyen de sons. Pourtant, en français,
un seul des deux concepts a le droit à un verbe, un seul
à un adjectif. On dit chanter, mais il n'existe pas
de verbe signifiant «jouer de la musique», et l'adjectif
musical n'a pas son pendant dans le domaine du chant (choral
existe bien, mais n'est pas applicable au chant individuel ; vocal
se rapporte aux qualités de la voix, non, par exemple, à
la justesse du chant).
En espéranto,
l'élève qui a appris les racines muzik- et kant- pourra,
sans avoir à consulter un dictionnaire, les employer sous
forme verbale en ajoutant un –i (muziki, «faire
de la musique» ; kanti, «chanter») et sous
forme adjective en ajoutant un –a (muzika, «musical»
; kanta, «qui appartient au domaine du chant»,
«considéré du point de vue du chant»,
«qui a les propriétés du chant»). Le même
principe étant généralisé à la
totalité de la langue, par ailleurs exempte d'irrégularités,
on obtient une grande richesse — et une remarquable expressivité
— sans devoir charger la mémoire. Lorsque la poétesse
espérantophone tchécoslovaque Eli Urbanová
parle de la dolce lula belo betula («la beauté
doucement berceuse des bouleaux»), n'obtient-elle pas un effet
esthétiquement très satisfaisant malgré la
simplicité des moyens linguistiques utilisés ?
B. Traductions
Si la culture espérantophone originale est digne d'être étudiée, il n'en
reste pas moins qu'une bonne partie de l'intérêt culturel de l'espéranto réside
dans les traductions littéraires.
«On n'entre pas
réellement en contact avec une culture par le biais de la
traduction», objectera-t-on peut-être. Cette remarque
est démentie par les faits. Dans le cadre d'une seule et
même culture, une traduction peut déjà être
nécessaire pour certaines œuvres : la "Chanson de Roland"
fait partie du patrimoine culturel français, mais elle n'est
plus accessible à personne dans le texte original. En outre,
à notre époque, on ne peut se dire cultivé
si l'on n'a pas quelque idée de l'œuvre d'un Shakespeare,
d'un Dante, d'un Gœthe ou d'un Dostoïevski. Est-ce à
dire que le Français cultivé doit posséder
l'anglais, l'italien, l'allemand et le russe ?
Par ailleurs, dans certains
cas, on n'accède à une culture donnée qu'en
se familiarisant avec certaines traductions qui ont joué
un rôle capital dans la constitution du patrimoine littéraire.
On ne pénètre réellement la mentalité
anglo-saxonne que si l'on connait la fameuse Authorized Version
('King James') de la Bible, qui fait partie — à côté,
notamment, d'Alice aux pays des merveilles — du référentiel
classique des peuples de langue anglaise.
Du moment que l'on utilise des traductions, on a intérêt à recourir à celles
qui se révèlent les plus fidèles, les plus précises, les mieux faites pour
rendre l'esprit des textes originaux. Pour des raisons tenant à l'origine des
traducteurs d'une part, aux structures linguistiques d'autre part, les versions
en espéranto des œuvres littéraires sont bien supérieures aux traductions
établies dans la plupart des autres langues.
Origine des traducteurs.
— On traduit en espéranto,
en règle générale, à partir de sa langue
maternelle, contrairement à la pratique habituelle de la
traduction littéraire des autres langues. La différence
de qualité que ce simple fait implique saute aux yeux de
quiconque prend la peine de comparer les textes. Le traducteur espérantophone
«sent» l'original dans la moindre de ses nuances et
est généralement très motivé pour faire
partager au monde l'admiration qu'il éprouve pour l'œuvre
à traduire. Un roman de Tagore traduit directement du bengali
en espéranto par un Bengali (23) n'est-il
pas nécessairement plus proche de l'original que le même
roman traduit par un Français d'après une traduction
anglaise ? Ou encore, pour citer à nouveau le professeur
de littérature déjà évoqué tout
à l'heure, «seul un Finlandais pouvait donner du Kalevala
cette traduction fidèle jusqu'à la syllabe qu'a léguée
Leppäkoski » (24). Cette remarque est
valable pour de très nombreuses œuvres des diverses littératures
du monde publiées en espéranto.
Structures linguistiques.
— La souplesse de l'espéranto,
sa précision, son aptitude à rendre les nuances à
l'aide de moyens étonnamment simples en font un instrument
rêvé pour le traducteur. Une fois de plus, cette affirmation
paraitra difficile à croire aux personnes qui n'ont pas une
expérience vécue de l'espéranto ; un exemple
tout simple les aidera à mieux en comprendre le bien-fondé.
En français, les
feux rougeoient et les prairies verdoient, mais aucun verbe du même
type n'existe pour les autres couleurs. L'espéranto, fondé
sur le principe de la généralisation absolue de toute
structure linguistique, ignore ce genre d'inhibition. Le traducteur
qui doit rendre le mot russe černeet dit tout simplement
nigras en espéranto, là où, traduisant
en français, il serait bien embarassé : aucune des
périphrases qu'il pourrait trouver — est noir, parait noir,
donne une impression de noir, se détache en noir — n'est
pleinement satisfaisante, aucune n'a le même pouvoir d'évocation
que le verbe russe ou espéranto.
On le voit, un traducteur motivé, percevant mieux que n'importe quel étranger
les nuances, les connotations et les subtilités sémantiques de l'œuvre à
traduire et disposant à cet effet d'un instrument particulièrement souple dont
il a une véritable maitrise a toutes les chances d'aboutir à un résultat très
réussi.
Lorsque la traduction
d'Eugène Onéguine en espéranto, par
N. Nekrasov, est sortie de presse, un homme de lettres polonais,
L. Belmont, a publié un article où il déclarait
qu'elle était la plus belle et la plus fidèle (notamment
par le respect du rythme) de toutes les versions étrangères
qu'il avait étudiées (25). L. Belmont
était bien placé pour juger, puisqu'il possédait
parfaitement l'espéranto et qu'il était lui-même
l'auteur d'une traduction polonaise de la célèbre
œuvre de Pouchkine, traduction dont tous les critiques s'accordent
à reconnaitre la très haute qualité. (Entre
parenthèses, c'est à partir de cette version en espéranto,
et non de l'original, qu'a été établie la version
chinoise d'Eugène Onéguine ; le rôle
de «langue-pont» joué par l'espéranto
pour la traduction littéraire, surtout entre langues de faible
diffusion, est l'un des traits particulièrement intéressants
de son histoire.)
Mais il serait fastidieux
de s'étendre davantage sur ces questions. La démonstration
a été faite ailleurs, et bien faite. Le lecteur intéressé
pourra juger par lui-même en se reportant à ces travaux
(26/27/28/29/30).
7. L'apport de la créativité
Tous ceux qui ont enseigné l'espéranto aux enfants ont constaté qu'il
stimulait la créativité. Or, le développement de l'imagination créatrice est
essentiel à la vie de toute culture, tout comme il est indispensable à la santé
mentale et à la prospérité d'une société, puisque l'art de résoudre les
problèmes est dans une large mesure affaire d'imagination.
L'utilisation de l'espéranto représente souvent un exercice des facultés
créatrices parce que les structures de la langue portent l'usager à forger
lui-même les expressions dont il a besoin. Pourvu qu'il respecte les exigences
de la rigueur, elle aussi inhérente à l'espéranto, celui qui «invente» un
vocable nouveau à partir des ressources de la langue sera immédiatement compris
de tous ceux qui l'ont apprise. Outre ses incontestables avantages
psychologiques, ce double exercice de la rigueur et de la fantaisie créatrice
fait de l'accès à la culture espérantophone une aventure active, et non la
découverte purement passive qu'est généralement l'approche d'une culture
étrangère.
Ces questions ont été
traitées ailleurs (31) et une présentation
détaillée sortirait du cadre du présent exposé.
Rappelons simplement que tout enfant d'âge préscolaire
manifeste une remarquable créativité linguistique
: il ne cesse d'inventer des mots et des expressions. Il dira orangir
pour dire «devenir orange», se démarier
pour «divorcer», la jouetterie pour «le
magasin de jouets». Chaque parent a pu relever de tels mots,
généralement d'une parfaite cohérence, engendrés
par le jeu spontané des facultés linguistiques de
l'enfant.
Cette fantaisie s'inhibe lorsque l'enfant acquiert la notion de langage
correct, et on ne mesure peut-être pas assez le prix culturel et psychologique
que paie une société lorsqu'elle impose ainsi ses normes linguistiques en
associant à la notion de faute de langue des sentiments de ridicule ou de
culpabilité. Au niveau de la langue maternelle, on n'a pas le choix : le
maniement correct du langage est important pour l'avenir de l'enfant et il faut
bien lui apprendre à réprimer sa créativité langagière et son gout pour la
logique grammaticale.
Un des intérêts psychologiques de l'espéranto est de les lui faire
redécouvrir. En effet, le génie de la langue de Zamenhof tient en grande partie
à l'intégration de deux principes fondamentaux : possibilité de combiner
librement, à l'infini, des monèmes totalement invariables (trait que l'espéranto
partage avec les langues dites «isolantes», comme le chinois), nécessité
absolue de marquer la fonction du mot dans la phrase (trait qu'on retrouve dans
la plupart des langues dites «agglutinantes», comme le turc). Le premier
principe correspond au pôle «liberté», le second au pôle «rigueur» de toute
création réussie.
L'élève
d'espéranto ne tarde pas à découvrir toutes
les possibilités poétiques, humoristiques et autres
d'une langue où, dès qu'on l'aborde en créateur,
on se sent la liberté d'un Homère ou d'un Rabelais.
Le petit Africain qui forme le mot kaprejo pour désigner
l'enclos réservé aux chèvres, que l'on trouve
dans chaque village de son pays, forge un mot correct, inclus dans
le potentiel de la langue même s'il n'a d'équivalent
exact que dans les langues africaines et si aucun auteur ne l'a
utilisé avant lui. D'un bout à l'autre de la diaspora,
tout espérantophone en comprendra immédiatement le
sens. Et ne sont-ils pas créateurs, ces élèves
qui «inventent» des expressions comme fotinda,
«qui mériterait d'être photographié»,
ou Kial vi onklas al mi ?, «Pourquoi vous comportez-vous
envers moi comme un oncle envers un neveu ?» (le verbe onkli
— ici au présent onklas — est, par rapport au concept
«oncle», ce que le terme psychanalytique materner est,
en français, par rapport au concept «mère»)
?
La maitrise d'anglais implique une étude spécialisée et appronfondie de la
langue de Shakespeare, réservée à un très petit pourcentage de la population.
Elle représente un investissement considérable en temps, en argent, en énergie
nerveuse. Pourtant, combien sont ceux qui, au terme de cet effort, osent publier
un article en anglais sans se faire relire par un Anglo-Saxon ? Quels sont ceux
qui oseraient rédiger en anglais un poème, une chanson, une nouvelle ? L'accès à
la culture est purement passif dans le cas de l'anglais, comme il l'est pour les
autres langues admises au baccalauréat, à l'exception, peut-être, des langues
régionales (et ceci est un argument très fort en faveur du maintien de ces
dernières dans l'enseignement).
Dans le cas de l'espéranto, à cause des structures de la langue, l'élève
accède dès la première année d'étude au stade de la créativité. Il redécouvre
ainsi une fantaisie, souvent poétique, qu'il avait perdue vers l'âge de huit
ans, mais il l'associe, heureusement, à la rigueur que supposent toute
communication digne de ce nom, tout dégagement à l'égard de l'égocentrisme
enfantin.
En s'exerçant à la
création littéraire en espéranto, l'élève
affine deux autres qualités indispensables à tout
accès authentique à une culture : le sens esthétique
et le sens des nuances. Il est malheureusement impossible d'étayer
ici cette affirmation. Le lecteur intéressé voudra
bien se reporter à l'article précité (31).
8. Conclusions
L'argumentation de Monsieur le Ministre ne résiste pas à l'étude des
faits.
Si le but de l'enseignement des langues est l'accès à une culture, comment
expliquer la très grande prédominance de l'anglais par rapport aux langues
enseignées (80 % des élèves «choisissent» l'anglais, 16 % l'allemand, 3 %
l'espagnol et moins de 1 % une des autres langues) ? La culture anglo-saxonne
présente-t-elle un intérêt supérieur aux autres langues dans une telle
proportion ? Soyons honnêtes. Il n'y a pas parallélisme entre la place
respective des cultures dans la civilisation humaine et leur place, en France,
dans l'enseignement des langues.
Mais, dira-t-on, il s'agit moins de donner à l'élève un bagage culturel que
de le familiariser avec les mentalités étrangères ou le mode de vie de nos
voisins. L'anomalie de la situation actuelle est tout aussi flagrante si l'on
retient ce critère. Pourquoi l'anglais distance-t-il dans une telle mesure les
langues des autres pays avec lesquels la France est en relations ?
La vérité est que si l'anglais est si souvent enseigné, c'est parce que les
parents le demandent. Et les parents ne le demandent pas par attachement à la
culture anglo-saxonne. Ils le demandent parce qu'ils veulent doter leurs enfants
d'un moyen de réussir dans la vie et que l'anglais leur parait augmenter les
chances d'atteindre ce but. La situation de cette langue dans l'enseignement
reflète une situation de pouvoir dans le monde, pouvoir des multinationales
peut-être bien plus que des États. La culture n'a rien à voir là-dedans.
Mais si l'intérêt pour la culture n'a rien à voir avec la situation actuelle
de l'enseignement des langues, l'argument opposé à l'introduction de l'espéranto
tombe automatiquement : la majeure du syllogisme est infirmée et la conclusion
perd donc toute validité ; c'est par erreur, faute d'avoir perçu la situation
dans sa réalité profonde, que Monsieur le Ministre a répondu négativement à la
question qui lui était posée.
Cela dit, il est intéressant de constater que même s'il était réaliste
d'assigner comme objectif à l'enseignement des langues l'accès à une culture, la
candidature de l'espéranto ne serait pas pour autant à rejeter d'office. La
mineure du syllogisme est, elle aussi, infirmée par les faits. Les publications
mentionnées dans les références bibliographiques le démontrent abondamment.
Si Monsieur le Ministre n'est pas convaincu, il faut espérer qu'il aura à
cœur de défendre sa position en faisant les recherches nécessaires pour réfuter
point par point l'argumentation développée dans le présent document. Il
s'apercevra qu'il n'existe pas un seul auteur qui, ayant étudié la question,
conclue à l'inexistence ou à la superficialité de la culture espérantophone.
L'attitude de Monsieur le Ministre est d'autant plus étonnante qu'elle se
manifeste au sein d'un gouvernement socialiste. Faute de voir en face les causes
profondes de la préférence des parents pour l'anglais et ce qu'implique
réellement, pour l'élève moyen, l'accès à une culture, Monsieur le Ministre
risque de favoriser une grave injustice sociale, et ce, à deux niveaux.
Au niveau mondial tout d'abord, puisque sa position implique une
reconnaissance de facto de la suprématie de l'anglais dans le monde. Ne
manque-t-elle pas singulièrement de dignité, cette soumission à une culture qui
n'a pas plus de titre qu'une autre à l'hégémonie, quels que soient sa réelle
grandeur et son intérêt incontestable en tant que culture particulière ? (Qu'on
comprenne bien le sens de cette remarque : il ne s'agit nullement de dénigrer la
culture anglo-saxonne en tant que telle, elle a le droit au même respect que les
cultures française, allemande, arabe ou japonaise, pour n'en citer que
quelques-unes parmi l'étonnant foisonnement qu'ont produit les talents créateurs
du genre humain. Mais il ne faut pas perdre de vue qu'elle n'est qu'une culture
parmi d'autres et qu'il serait sain pour tout le monde, notamment pour les
peuples anglo-saxons et pour le maintien de la qualité de leur idiome,
d'envisager l'adoption de mesures propres à la remettre à sa juste place.)
Injustice au niveau de la population ensuite. Les langues actuellement
enseignées dans les lycées sont trop difficiles pour être réellement maitrisées
au terme des études secondaires. Cela signifie que ceux qui les possèderont à
l'âge adulte auront bénéficié de deux conditions : être suffisamment doués et
avoir fait au moins un séjour prolongé dans un pays étranger.
En pratique, cette dernière condition revient à donner un avantage
considérable aux familles suffisamment aisées pour pouvoir financer les séjours
de leurs enfants dans les pays anglo-saxons. Est-ce socialement admissible ?
Quant aux jeunes peu doués pour les langues ou trop peu motivés pour les
apprendre — ils sont nombreux parmi les élèves attirés par les sciences et les
mathématiques —, on les oblige à consacrer un pourcentage important de leurs
activités scolaires à tenter d'assimiler des lexiques rébarbatifs et toutes
sortes de règles compliquées sans le moindre profit pratique ou culturel.
L'expérience a prouvé que ceux-là, en particulier, tirent de l'étude de
l'espéranto de sérieux bénéfices, tant sur le plan de la culture que sur celui
de l'épanouissement psychologique.
Enfin, on peut regretter
de voir un ministre traitant des langues minimiser à ce point
l'importance de la communication. Ignore-t-il que la communication
linguistique est dans un corps social l'équivalent de la
conduction nerveuse dans un corps physique ? Que d'erreurs, que
de délais, que d'absurdes gaspillages dus aux défauts
et discriminations qui caractérisent la communication internationale
telle qu'elle est actuellement organisée (32/33/34/35/36/37).
De tels problèmes doivent être abordés de front,
avec courage et lucidité, et déboucher sur un résultat
concret.
L'espéranto fait partie des
options possibles et il n'y a aucune raison de refuser a priori
d'étudier la solution qu'il offre aux problèmes de
la communication linguistique (38). Son introduction
dans l'enseignement aurait pour effet de faire prendre conscience
aux élèves, de manière concrète, des
problèmes sémantiques et autres que soulève
la communication inter-peuples à l'échelle mondiale.
Une conscience réelle de ces problèmes n'est-elle
pas un élément important de la culture humaine à
une époque où les moyens techniques facilitent les
contacts avec les pays les plus lointains ? Il aurait été
particulièrement opportun de la favoriser en 1983, Année
mondiale des Communications.
____________
Notes et références bibliographiques :
1. Henri
Roger, «Dire la vérité», Le Monde, 31
mai 1979, p. 2.
2. Proposition
de loi n° 1550 (19 décembre 1979), Parti socialiste (Assemblée
nationale) ; proposition de loi n° 67 (4 novembre 1980), sénateur
Francis Palméro (Sénat). La même remarque peut
s'appliquer à la proposition de résolution déposée
au Parlement européen par M. Glinne, membre du Groupe socialiste,
le 22 novembre 1982.
3. Dr
Esperanto, "Język Międzynarodowy" (Varsovie : Kelter,
1887).
4. Gaston
Waringhien, "Lingvo kaj Vivo" (La Laguna de Tenerife :
J. Régulo, 1959).
5. Pierre
Janton, "L'espéranto" (Paris : Presses universitaires
de France, 2e éd., 1977 ; Que Sais-Je ? n° 1511), pp.
93–111.
6. Un
bagage intellectuel, fait notamment de connaissances historiques,
linguistiques et littéraires, est partagé par l'élite
de la diaspora espérantophone. C'est lui, notamment, qui
fait l'objet de l'examen supérieur organisé par l'Association
universelle d'espéranto (cf. Internacia ekzameno : specimenaj
demandoj, Rotterdam : UEA, 1973). Cet ensemble de connaissances
ne se retrouve pas chez les non-espérantophones.
7. Sur
le plan artistique, la culture espérantophone se caractérise
notamment par des formes poétiques particulières,
telles que l'unuverso, créé par le poète G.
Maura (voir p. ex. G. Maura, «Novaj unuversoj», La
Nica Literatura Revuo, 1960, p. 161) ou la «rime valanesque»,
décrite par Giorgio Silfer dans une note ajoutée au
recueil de Johán Valano Malmalice (Kuopio et Pise : La Nuova
Frontiera, LF, 1977), p. 57. La spécificité affective
de la diaspora espérantophone a été étudiée
par plusieurs auteurs. Voir notamment :
— Peter G. Forster, "The Esperanto Movement" (La Haye,
Paris, New York : Mouton, 1982) ;
— Tazio Carlevaro, "Sociopsikologio kaj Grupodinamiko de la
Esperanto-Movado" (La Chaux-de-Fonds : Centre culturel espérantiste,
1977) ;
— Tazio Carlevaro, «Sociopsicologia del movimento esperantista»,
Parallèles (Genève : Université, École
de traduction et d'interprétation, 1982, 5, 23–27) ;
— J. C. Flügel, «Some unconscious factors in the international
language movement, with especial reference to Esperanto»,
International Journal of Psycho-Analysis (Londres : 1925, 6, 171–208)
;
ainsi que la section «L'espéranto a-t-il une âme
?» in Claude Piron, «Pour une communication humaine
de qualité», Techniques d'Instruction (Lausanne : GRETI,
1977, 1, 18–20).
8. La
mentalité spécifique du monde de l'espéranto,
extrêmement divers par ailleurs, se caractérise par
une certaine indépendance d'esprit (apprendre l'espéranto
et le pratiquer, à l'heure actuelle, c'est prendre ses distances
par rapport aux idées reçues, aux modes intellectuelles
et aux courants créés par la publicité), une
nette tendance à l'espérance — cf. B. D. Emmert, «Attitudes
towards the world language problem as shown by Q-methodology»,
La Monda Lingvo-Problemo (La Haye : Mouton, 1972, 4, 11, 106–116)
—, une vision du monde plus interethnique, plus internationale,
plus interconfessionnelle que dans l'ensemble de la population,
ainsi que par divers autres traits (voir p. ex. Pierre Janton, op.
cit., pp. 6, 42–48, 119–126).
9. Les
premiers textes littéraires en espéranto ont été
publiés en 1887 ; les premiers textes en chinois contemporain
en 1919.
10. Joachim
Du Bellay, "La défense et illustration de la langue
française" (Paris : Éd. Nelson, 1936), pp. 33–34.
— De nos jours, on reproche facilement à l'espéranto
d'être «barbare», «pauvre», «incapable
d'exprimer autre chose que les réalités les plus terre-à-terre
de la vie quotidienne», etc. Toutes ces objections étaient
faites au français, comme en témoignent les titres
de chapitre de l'ouvrage de Du Bellay : «Que la langue française
ne doit être nommée barbare», «Que la langue
française n'est si pauvre que beaucoup l'estiment»,
«Que la langue française n'est incapable de la philosophie».
À l'époque, on reprochait au français de n'être
qu'une langue de terroir, la «vraie langue» devait être
le latin, langue universelle par vocation. Aujourd'hui, c'est de
sa vocation universelle que l'on fait grief à l'espéranto
: ce n'est pas une vraie langue, dit-on, car elle n'a pas de terroir.
La boucle est ainsi bouclée.
11. Rabelais,
"Oeuvres complètes", III, 19 (Paris : Seuil, 1973),
p. 438.
12. Au
sujet de l'existence, de la vitalité et des caractéristiques
de la culture espérantophone, on pourra consulter :
— D. B. Gregor, "The cultural value of Esperanto" (Rotterdam
: UEA, 1979 ; Esperanto Documents n° 19A) ;
— Humphrey Tonkin, "Code or Culture : the Case of Esperanto"
(Philadelphie : University of Pennsylvania, 1968) ;
— Humphrey Tonkin, "An Introduction to Esperanto Studies"
(Rotterdam : UEA, 1976 ; Esperanto Documents n° 6A), pp. 5–6.
(Diplômé de Cambridge et de Harvard, professeur à
l'Université de Pennsylvanie, professeur invité à
Columbia, New York, H. Tonkin est connu comme spécialiste
de Shakespeare. On aimerait voir ceux qui méprisent l'espéranto
produire autant de titres justifiant de leur compétence en
matière culturelle.) ;
— Richard E. Wood, «A voluntary non-ethnic, non-territorial
speech community» in W. F. Mackey et J. Ornstein, réd.,
Sociolinguistic Studies in Language Contact (La Haye, Paris et New
York : Mouton, 1979), pp. 433–450 ;
— Margaret Hagler, "The Esperanto Language as a Literatury
Medium" (thèse de doctorat de l'Université de
l'Indiana, 1971) ;
— William Auld, "The development of poetic language in Esperanto"
(Rotterdam : UEA, 1976 ; Esperanto Documents n° 4A) ;
— John Francis, «Integrity and Potential in Zamenhof's Achievement»,
reproduit in R. Eichholz, réd., Esperanto : the solution
to our language problems (Bailieboro, Ontario : Esperanto Press,
1981), pp. 92–109 ;
— Giorgio Silfer, «La letteratura esperanto : un fenomeno
unico», Parallèles (Genève : Université,
École de traduction et d'interprétation, 1982, 5,
19–21) ;
— Ivo Lapenna, Ulrich Lins, Tazio Carlevaro, "Esperanto en
Perspektivo" (Rotterdam : UEA, 1974), pp. 113–343.
Le lecteur s'étonnera
peut-être de trouver ici une majorité de références
en anglais. Est-ce à cause des traditions de fair-play
de la culture anglo-saxonne ? Le fait est qu'à l'heure actuelle,
la recherche sérieuse sur l'espéranto est surtout
le fait de linguistes ou de professeurs de littérature britanniques
ou américains. Sur 102 références bibliographiques
que comporte la publication de R. Wood, Current Work in the Linguistics
of Esperanto (Rotterdam : UEA, 1982 ; Esperanto Documents n°
28A), trois seulement sont en français.
Par ailleurs, il ne faut
pas oublier que l'intérêt de l'espéranto pour
la culture a été reconnu par la Conférence
générale de l'Unesco dans sa résolution IV.1.4.422.
13. Pierre
Janton, op. cit., p. 110.
14. Juan
Régulo Pérez, éd. Stafeto, La Laguna, communication
personnelle à M. Henri Vatré.
15. Ba
Jin, "Aŭtuno en la printempo" (Beijing : El Popola Ĉinio,
1980 ; trad. Laulum). L'avant-propos contient un texte de l'auteur
intitulé «J'aime l'espéranto» (pp. xii–xiii).
16. Pierre
Ullman, «Schizoschematic Rhyme in Esperanto», Papers
on Language and Literature (Southern Illinois University, 1980)
; 16, 430–438.
17. On
trouvera une argumentation quelque peu différente — adaptée
au contexte américain — dans Bruce Sherwood, «The educational
value of Esperanto study» in R. et V. S. Eichholz, réd.,
Esperanto in the Modern World (Bailieboro, Ontario : Esperanto Press,
1982), pp. 408–413.
18. Géza
Barczi, cité par Edo Bernasconi, "Esperanto aŭ Interlingua"
(La Chaux-de-Fonds : Centre culturel espérantiste, 1977),
p. 132.
19. Pierre
Bovet, "L'espéranto à l'école" (Paris
: Hatier, 1922), pp. 5–6.
20. Istvan
Szerdahélyi, «La didaktita loko de la internacio lingvo
en la lernejaj studobjektoj», Internacia Pedagogia Revuo,
1970, 1, 5.
21. Bruce
Sherwood, «The educational value of Esperanto study»,
op. cit., p. 408.
22. Claude
Gacond, "Enseignement expérimental de l'espéranto
en 4e et en 5e années primaires", Collège de
la Promenade, La Chaux-de-Fonds, mars 1977-mai 1978 (La Chaux-de-Fonds
: Commission «L'espéranto à l'école»,
1979).
23. Rabindranath
Tagore, "Malsata Ŝtono", trad. par Lakshmiswar Sinha (Malmö
: Eldona Societo Esperanto, 1961).
24. Pierre
Janton, op. cit., p. 97.
25. L.
Belmont, «Eugeno Onegin, esperantigita de N. Nekrasov»,
Literatura Mondo (Budapest : Literatura Mondo, 1932), 6, 109.
26. William
Auld, «The international language as a medium for literary
translation», reproduit in R. Eichholz, réd., Esperanto
: the solution to our language problems (Bailieboro, Ontario : Esperanto
Press, 1981), pp. 111–158.
27. Gaston
Waringhien, "Eseoj" (La Laguna : J. Régulo, 1956),
voir en particulier pp. 64–67, ainsi que la partie III, entièrement
consacrée à la littérature comparée
(pp. 119–214).
28. Humphrey
Tonkin et Thomas Hoeksema, "Esperanto and Literary Translation"
(Rotterdam : UEA, 1982 ; Esperanto Documents n° 29A).
29. Claude
Piron, "Lettre à Étiemble" (La Chaux-de-Fonds
: Centre culturel espérantiste, 1976). Dans sa réponse
(publiée avec la «Lettre»), le célèbre
pourfendeur du «franglais» précise que désormais
il ne voit plus d'inconvénient à l'emploi de l'espéranto
comme langue de la littérature comparée.
30. Claude
Piron, «Chanson et traduction : un exemple de la souplesse
de l'espéranto», Le Rotarien (Lyon : Rotary, 1979,
mai, n° 316), 34–39.
31. Claude
Piron, «Créativité et expression linguistique»
in Duc Goninaz, Michel, réd., Études sur la langue
internationale (Gand : AIMAV, Université de Gand, 1987),
pp. 145–152.
32. Claude
Piron, «Problèmes de communication linguistique aux
Nations Unies et dans les organisations apparentées»,
Language Problems and Language Planning (Austin : University of
Texas Press, 1980), 4, 3, 224-238.
33. Claude
Piron, «Le défi
des langues – Du gâchis au bon sens» (Paris : L'Harmattan,
1994), chapitre II.
34. Claude
Piron, «Communication linguistique
– Étude comparative faite sur le terrain», Language
Problems and Language Planning (Austin : University of Texas Press,
2002), 26, 1, pp. 23–50.
35. Ivo
Lapenna, Ulrich Lins, Tazio Carlevaro, op. cit., pp. 9–24 (bibliographie
p. 27).
36. Corps
commun d'inspection, Incidences de l'emploi de nouvelles langues
dans les organismes des Nations Unies (Genève : JIU, Palais
des Nations, 1977 ; doc. A/32/23).
37. Joint
Inspection Unit, "Evaluation of the Translation Process in
the United Nations System" (Genève : JIU, Palais des
Nations, 1980 ; doc. JIU/REP/80/7).
38. Sur
la solution que présente l'espéranto aux problèmes
de communication internationale, voir notamment :
— Ivo Lapenna, «The language problem in international relations»,
reproduit in R. et V. S. Eichholz, réd., Esperanto in the
Modern World (Bailieboro, Ontario : Esperanto Press, 1982), pp.
171–192 ;
— К. Х. Ханазаров, "Решение национально-языковой проблемы в
СССР" (Moscou : Издательство политической литературы, 1982),
pp. 204–210. |